Un Perroquet.

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Jour 17



Un perroquet...
Je me réveille après un sommeil qui m'a paru une éternité. Il fait chaud, délicieusement chaud. L'oiseau m'a réveillé. Il babille sur la branche d'un palmier qui ondule doucement au vent de l'océan.

Où suis-je ?
Je me redresse doucement, une main en visière pour me protéger de l'éclat insolent du soleil. Un peu hagard, je constate que j'ai tout de la tenue d'un marin des temps passés... Culottes courtes qui se terminent à mi-mollet, chemise grossière et ample, bouffante aux poignets, un bandeau de tissu sale autour du front. Machinalement, je me passe la main sur la joue pour ajouter une barbe drue et rêche à la liste. Ne manque plus qu'un sabre et me voilà corsaire ou flibustier !

Je ferme les yeux un petit instant pour réfléchir. Voyons, vêtu de la sorte, réveillé par un oiseau multicolore et bavard, à l'ombre d'arbres tropicaux et sur une plage à l'eau turquoise... Pas dur : je suis tombé en plein dans une production hollywoodienne. Avec un peu de chance, c'est Jack Sparrow, petit moineau en anglais, qui viendra en personne me donner la réplique.
Ce doit être la pause, celle où les vedettes s'accordent un peu de répit, une ligne de coke et se tapent une malheureuse groupie entre deux décors en carton-pâte... Pourtant, je ne vois personne dans les environs, sauf le volatile qui continue de raconter je ne sais quoi.
Autant en profiter pour me réveiller paisiblement. J'ai les paupières lourdes, je me ferais bien une petite sieste supplémentaire. J'ai tant d'heures de sommeil en retard... Pourtant, je sais bien que c'est fichu. Maintenant que j'ai ouvert les mirettes, je ne dormirai pas avant que la journée soit passée et la soirée bien entamée... Je dois commencer à me faire vieux : à ce train-là, je vais virer insomniaque pour de bon. Autant garder les yeux ouverts et admirer le paysage.

J'aime bien le décor. Ça me rappelle quelques séjours passés en famille sur les côtes corses. Pour un peu, je ne serais pas surpris de retrouver aussi les parfums artificiels des ambres solaires ou encore de ces savons aux senteurs un peu inhabituelles qu'on n'achète que pour les vacances. Lavande, orange, groseille... Et puis aussi les crèmes bon marché, les savons de Marseille, les petits parfums pas chers que s'achètent les adolescentes pour attirer les séducteurs de leur âge... J'aurais bien aimé entendre un crincrin jouer une musique à la mode d'hier. Je ne comprends rien aux musiques d'aujourd'hui. Les choses m'échappent un peu, je crois.
Oui...je dois commencer à me faire vieux !

Les minutes passent sans que rien ne change. Il n'y a que le bruit discret mais lancinant des vagues qui viennent brasser le sable sur la plage. Le vent lui-même reste silencieux. J'ai soif.

Je me lève et fais quelques pas, histoire de me dégourdir les jambes. En fait, je ne suis pas très à l'aise. Je ne sais pas encore si je suis ici en touriste ou si j'ai échoué sans le savoir sur une île déserte. C'est peut-être pour ne pas redouter plus longtemps la deuxième option que j'espérais entendre un peu de musique.
A peine réveillé, la civilisation me manque déjà.

Je parcours la plage sur plusieurs centaines de mètres. Finalement, quand j'arrive à une ancienne coulée de lave qui a fini sa course dans l'océan, je suis contraint de faire demi-tour. Pas envie d'escalader ces roches coupantes alors que je suis pieds nus. Si j'avais eu des poches, j'aurais fait le chemin retour avec les mains plantées dedans, en sifflotant un air joyeux pour me rassurer un peu et combler ce silence imposant...
Je dépasse rapidement mes premières traces de pas pour en graver de nouvelles, de l'autre côté de la plage.  Pour me retrouver coincé exactement de la même façon. Mon territoire semble bien délimité pour l'Est et l'Ouest.
Que me réserve le Nord, puisque l'océan est au Sud ?
Alors, je reviens à mon point de départ puis, les mains sur les hanches, les pieds dans l'eau tiède, je fais face aux palmiers qui dressent un mur devant moi.
Il va falloir que je pénètre là-dedans...

Et puis, il faut que je trouve à bouffer. J'adore les vacances au soleil mais je les préfère garnies de cocktails frais et de plats gargantuesques. J'ai  l'impression qu'ici, je vais me faire chier assez vite si je ne trouve pas quelque chose à faire... Par réflexe, je porte la main à ma poitrine pour attraper mon calepin et mes horribles bouts de crayons papier que je mâchonne jusqu'à me noircir les dents  mais... pas de poche.
Pas de poche ? Pas de calepin !
Bon, je pourrais toujours me rabattre sur une branche et écrire sur le sable...

L'obligation de pénétrer derrière la ligne de palmiers ne m'enchante pas des masses. Si ça se trouve, c'est truffé de cannibales, de serpents venimeux, d'araignées grosses comme des tortues géantes, voire de Basilics monstrueux !
Moi, je suis né à l'ombre des tours de ma cité de béton. Élevé à la sardine à l'huile et au cassoulet en boîte. Les seuls animaux que j'ai jamais croisés, c'étaient les molosses des durs à cuire de mon quartier. Et ça me suffisait déjà pour piquer des cent mètres magistraux. Alors, les férocités qui m'attendent sûrement de l'autre côté de cette barrière verte... Pas pressé d'en faire connaissance. 

Seulement, j'ai faim. Et surtout, j'ai soif. L'air marin, probablement.
Je ne vais pas pouvoir rester indéfiniment comme une noix de coco sur le sable. Tiens, en parlant de noix de coco... Rien à l'horizon ?
Un peu fébrile, je cherche avec ardeur, toujours dans le but de m'éviter un visite de la sylve voisine. Malheureusement, si je déniche bien quelques coquilles, elles sont toutes vides, picorées de l'intérieur par je ne sais quel bestiole plus avisée que moi.
Décidément, après un réveil plutôt sympa, je trouve que les choses virent au vinaigre pour ma pomme.  Je reste seul sur cette plage. Je ne suis même pas sûr de pouvoir parler d'île déserte. Coincé entre deux coulées de lave, je ne sais pas où je suis.

Ouais...tout seul. il n'y a que moi et ce perroquet qui continue ses discours sans se préoccuper de ma présence. Il se trouve que je m'approche doucement de lui. Aurais-je, planquée en moi, l'intention de me le farcir pour étancher ma soif de son sang et calmer ma faim si je le faisais rôtir vite fait entre quelques pierres et sur un feu de bois ? Je ne crois pas... D'abord, je ne serais pas fichu d'allumer un feu en frottant je ne sais quelles pierres magiques et, surtout, la vue du sang m'épouvante. Sans compter qu'il me faudrait le choper, le zoziau...
Je ne suis pas chasseur, moi. Consommateur plus ou moins fidèle aux grandes surfaces de ma ville de Province. Et encore... Les stations-service sur les bords de route ont souvent été mes points de ralliement préférés. Plus cher, certes, mais ouvertes 24 heures sur 24 avec bouffe froide à volonté et alcools variés, tous plus forts les uns que les autres.
Idéal pour tout célibataire endurci qui refuse par principe de se plier aux exigences sociétales d'un monde calibré au millimètre près. Ça, c'était pour le ravitaillement. Pour le reste, machines à laver automatiques, vaisselle savamment empilée dans l'évier, attendant avec patience que j'intervienne le jour où quelques cafards montrent le bout de leurs antennes. Journaux semés partout sur les parquets, livres entassés un peu partout, notes scotchées sur tous les murs, fenêtres opaques à force de nicotine accumulée, poussière un peu partout, surtout sur les meubles.

Bref, la vie solitaire, sans femme pour me faire suer.
Bon, c'est vrai que, parfois, je dis bien parfois, une bonne suée me ferait plaisir... mais quand même, je reste hostile par pure vanité intellectuelle à tous les principes de la vie en couple.
Je ne suis jamais qu'un petit parisien prétentieux, maintenant habitué aux cancans du Quartier Saint-Germain, là où j'ai fini par poser mon sac en plastique parce que je n'ai jamais acheté de valise. Écrivain sans gloire, toujours à la poursuite d'un petit cacheton pour assurer ma bouffe et mes clopes, j'ai longtemps vécu dans l'urgence d'une correction à remettre pour la veille. J'ai cultivé la négligence au-delà du supportable pour les rares éditeurs qui, par gentillesse ou par mépris feutré, me confiaient encore quelques travaux alimentaires. Tout ça était mal rémunéré mais suffisant pour assurer ma subsistance. Je crèche sur le Saint-Germain mais je ne suis pas chez moi, bien sûr. Un de mes potes, aux finances plus que confortables, toujours en voyage à l'autre bout du Paradis avec une gonzesse différente à l'aller comme au retour... Un dézingueur de belettes, roulées comme des havanes réservés aux Présidences du monde. Ne vit que pour tirer les gonzesses, celui-là. Finira mal pour lui un de ces jours, j'espère.

J'espère, parce que ce fils de pute à détruit ma vie, un jour. Il s'appelle Patrick. Elle s'appelait Irène. C'était mon pote d'école et elle était la femme de ma vie.
Un jour, je suis revenu plus tôt que d'habitude... Les habitudes ont cela de bien qu'elles offrent une routine pas chère et facile à entretenir. Mais le plus infime changement amène invariablement de ces mauvaises surprises qu'on croit toujours réservées aux autres...
Bref, elle s'accrochait comme une diablesse à la machine à laver pendant qu'il lui visitait l'intimité en lui racontant des saloperies qu'elle adorait entendre...
Mes plus intimes amis furent donc un enfoiré et une salope.

J'en ai chié pendant des années pour m'en remettre. Finis, les espoirs d'une vie heureuse auprès d'une femme adorée et adorable ! Terminées, les soirées arrosées d'après-match avec mon pote !
Tentatives de suicides répétées, deux presque réussies. Quelques années sous les verrous parce que dans mon pays, si on a le droit de se suicider, on n'a pas celui de se rater... Encore quelques années de plus sous les yeux impitoyables de psy, un peu plus dérangés que moi mais couverts par le prestige de la blouse blanche, et puis, finalement, une bonne implosion personnelle qui m'a poussé un jour à tout bazarder.

A commencer par la droiture. C'est ainsi que j'ai fini par retrouver le Patrick. Je lui ai cassé la gueule au point de lui briser au moins une demi-douzaine de côtes, son gros nez que je n'avais jamais pu encadrer et quelques autres gentillesses qui me valurent quelques désagréments supplémentaires avec la Justice qui, décidément, ne protège que les enfoirés.
Ensuite, j'ai pisté mon ex, toujours salope tout plein, pris quelques clichés compromettants à la sortie des hôtels où elle se faisait tirer. Grand luxe ou miteux, elle émergeait de ces lieux au bras d'hommes nouveaux à chaque fois. Et puis des gros-plans sans ambiguïté, des positions si suggestives qu'elles auraient foutu une gaule d'enfer au Pape en personne.
Je l'ai coincée un soir entre deux virées arrosées de sperme...
Elle ouvrait de grands yeux terrorisés, balbutiait des trucs incompréhensibles. Quand elle a tenté de se faire la paire, encore une..., je l'ai chopée par le bras pour lui dire la suite des évènements. Elle est presque tombée dans les vapes. Elle a toujours su jouer la comédie, alors je l'ai ranimée à coups de pompes dans les abattis. Efficace...
La suite ?

Son mari n'a pas apprécié, faut croire. Il est exact de dire que j'avais un peu forcé la dose... Plus d'une centaine de clichés, nets comme de l'eau de roche. J'avais ajouté les noms, les adresses, les numéros de téléphones, les copies des factures de chambres d'hôtel. J'avais même pris soin de préciser les taxis, les dates, les heures passées à se faire baiser par le premier venu. Maintenant,  je crois qu'elle fait le trottoir. De toute manière, une gonzesse qui écrit sur son Facebook que son vœu le plus cher avait toujours été de tourner dans un film porno ne mérite aucune compassion à mes yeux. Ce n'était qu'une fleur de bitume, une noctambule des avenues sombres et sordides. Elle était faite pour ça mais n'avait jamais trouvé le courage de le faire. Alors, je m'en suis occupé pour elle.
Quand on aime...on ne compte pas.
Maintenant, c'est une femme honnête ; chaque coup de rapière qu'elle se prend dans les orifices lui rapporte le fric qu'elle mérite. Et les coups de savates qui vont avec, parfois.
Pour ce qui la concerne, je m'estime vengé.  Je n'ai plus qu'à laisser filer le temps et laisser faire les maladies vénériennes.
Mais je n'en avais pas encore fini avec Patrick. Lui briser quelques os ne me suffisait pas. Alors, brigand contre salaud, je l'ai rançonné régulièrement. Sa place dans une boîte entretenant de très proches relations avec le monde de la grande distribution ne pouvait supporter le moindre soupçon de la plus petite tâche sur une réputation longue à bâtir mais terriblement rapide à anéantir...
Oui, je l'ai fait chanter pendant des années. Je me suis même vu un jour l'obliger à payer celle qu'il avait baisée gratos alors qu'elle était celle que j'aimais plus que mon sang...
Ce fut divertissant. Jouissif.
Pas sympa, j'admets.
Ce que j'avais enduré à cause de ces deux-là valait bien qu'ils paient à leur tour...

Mais toute vengeance est comme une médaille. Elle a un revers, elle aussi.
Casier judiciaire en plein crise de croissance, mauvais coups divers et réputation qui avait fini par courir loin devant moi, je ne trouvais bientôt plus le moindre emploi honorable. Le grand banditisme me tendait bien les bras grands ouverts mais je ne me sentais plus l'âme d'un Robin des Bois pour aller piller les riches pour ensuite vendre le produit de mes larcins à d'autres riches, seuls capables de s'offrir les raretés que j'aurais pu dénicher dans les baraques des beaux quartiers.

De petits boulots mal payés en courts séjours régulièrement offerts par la Nation derrière des barreaux toujours trop épais pour les scier de mes dents, j'ai fini sous les ponts.
C'est là que le Destin s'est encore joué de moi.

C'est Patrick qui est venu à ma rencontre. Il m'a fait casser la gueule, bien sûr. Une politesse en appelle toujours une autre, voyez-vous. Trop chétif pour le faire lui-même, il s'était offert les services de deux malabars qui, en échange de quelques billets neufs, s'étaient fait un devoir de me défoncer le corps en mille morceaux. J'en ai pris pour plusieurs mois d'hôpital. Normal, quand on n'a plus d'autre choix que de tremper un être entier dans le plâtre, il faut savoir vers qui se tourner et les maçons ne sont pas les meilleurs en la matière, quoi qu'on en pense. Les toubibs ont fait un travail merveilleux.

Et Patrick venait me voir tous les jours à l'hosto. Et puis, il était là aussi pendant mes interminables séances de ré-éducation. Il m'a fallu ré-apprendre à marcher, à tenir un gobelet sans le faire tomber, à parler. A pisser et chier tout seul aussi. C'est dire comme ils m'avaient arrangé la façade et l'arrière boutique, ces deux-là.

Quand ils ont tous eu fini de me rafistoler, je me suis retrouvé dehors.
Mais pas longtemps. Le temps de descendre de ma chaise roulante, en fait.
Il m'attendait à la sortie, dans sa longue limousine noire aux verres teintés.

J'avoue que je n'en menais pas large. L'idée de me faire encore atomiser ne me tentait pas plus que la première fois. Mais les jours réservent toujours des surprises, disais-je.
La preuve : il m'offrait de vivre dans son appartement à Paris, le temps pour moi de me remettre et de retrouver un sens à ma vie. Il n'était presque jamais là, toujours entre deux avions et les deux cuisses d'une salope. Facile à vivre, donc.
Je n'ai jamais compris. Il ne m'a jamais expliqué non plus...

Et puis un jour, sans prévenir, j'ai trouvé une enveloppe sur la table basse de son salon grand luxe. Je ne risque pas d'oublier ce jour : c'était le premier janvier dernier. Je me remettais comme je pouvais d'une incroyable cuite avec une équipe d'ivrognes écossais ou irlandais, je ne sais plus trop et j'avais encore en tête le bruit de mes cheveux qui me poussaient à l'intérieur du crâne...
Dans l'enveloppe, un acte notarié. Il me cédait son appartement en échange d'une promesse... J'avais fait de brillantes études dans le passé. J'avais même décroché de beaux diplômes que j'avais oubliés sitôt obtenus pour foncer tête baissée dans la merde.
Lui n'avait pas oublié. Il savait même que j'étais fait pour autre chose que la vie d'un bandit de troisième zone.

Il m'a imposé de faire ce que j'étais seulement capable de faire.
Écrire.
Mais, petit enfoiré finaud, il m'ordonnait de rédiger un roman qui marquerait l'histoire contemporaine. Sale con ! Qui pourra jamais se targuer de savoir à l'avance que le fruit d'une mini éternité de cogitations se soldera par des ventes magistrales au drugstore du coin ?
Il avait assorti son exigence débile d'un délai d'un an. J'avais douze mois devant moi pour bouleverser les comités de lecture parisiens. En cas d'échec, non seulement je me retrouverais dehors mais un petit article écrit en tout petit, au point d'obliger ce con de notaire à prendre une loupe, me prévenait que deux de mes amis démolisseurs viendraient me rendre une petite visite. Il avait la rancune tenace, lui aussi.
Le notaire n'en menait pas large : il avait remarqué la fureur incendiaire de mes yeux, les rides profondes qui barraient mon front, mes mains qui tremblaient de rage... Il en fut quitte pour changer de slip, je pense.
En attendant, j'avais les clés de l'appartement et les mains libres. Il avait même eu la délicate attention de me laisser pas mal de blé sur un compte.
Ce salaud m'avait ouvert les portes de l'Enfer en me promettant le Paradis.

Et maintenant, nous sommes presque à la fin du mois de Décembre. Ces douze salopards de mois sont presque tous morts. Je carbure aux emphets, aux acides et à un tas d'autres trucs pour me donner du cœur à l'ouvrage ; je ne dors quasiment plus ; je travaille comme un forçat dans sa carrière de pierres ; je picole comme un trou mais le temps file et l'échéance fatale arrive à grands pas.

Jamais de ma vie je n'ai autant écrit. Balzac peut aller se rhabiller, Dumas aussi. Je me torche le fion avec les conneries de Zola. Jules Verne n'était qu'un âne, pas foutu d'aligner trois mots... Ils ont passé leur vie à écrire ?
Eh bien, moi, j'en suis à plusieurs vies d'avance.
L'appartement ne ressemble plus à rien. Mes mots sont partout, fichés dans les murs, glissés sous les peintures, coincés sous les tapis, pendus aux lustres.
Même les chiottes affichent complet.
Je suis obligé d'enjamber les monceaux de papiers ratés, raturés, froissés, déchirés.
Brûlés, même.
La concierge gueule comme une truie parce que les livreurs passent tous les trois jours pour me livrer de nouveaux paquets de ramettes de 80 grammes. Ils pourrissent les tapis pourpres des escaliers, les salopards ! Les éboueurs ont même mis une poubelle spécialement dédiée à tous les papelards qui s'accumulent et qui finissent pas envahir le local trop étroit. Encore un peu et ils pourront organiser une ramasse quotidienne juste pour moi.

Tout ça pour rien.
Les pétards que je fume au rythme d'un toutes les huit minutes ne me sont d'aucune aide. J'ai l'imagination en rade.

Et je crois que ce soir, j'ai un peu forcé la dose.
Presque pure. Je me sens tout chose.
Dans les veines, direct au cœur.
Mais rien. Que mon malheur.

Alors, je n'ai eu qu'une seule idée. En finir ce soir. Dernière tentative que je n'ai plus le droit de rater. Ouais, je vais en finir. Ce soir, j'ai eu une brillante idée. C'est une corde accrochée au lustre du salon. Les plafonds sont hauts. M'a fallu prendre un escabeau. Quatre marches.

Je me suis enfilé une dernière dose d'ecta, bien carabinée.
J'ai grimpé les marches, une par une, pour ne pas tomber.
Et puis, d'une petite secousse, j'ai fait basculer l'escabeau.
Et maintenant, rouge pivoine, je joue les oiseaux...

Je vais rejoindre mes prédécesseurs, les maudits de l'écriture.
Attends-moi, François Villon ! Je veux rejoindre la cohorte de tes chauffards qui brûlaient la plante des pieds des pégreleux que vos rançonniez sans vergogne. Si j'ai raté l'avion pour rejoindre Rimbaud chez les Maures, je suis assez blessé aux tempes pour entonner avec Baudelaire la Chanson du Mal Aimé. Je réciterai avec Verlaine quelques poèmes sur Saturne, on picolera comme des polacks ! Enfin, je supplierai Aragon de m'apprendre ses mots. La Ruée des Poètes !
Une ultime cavalcade vers le Sublime.
Et, comme eux, j'endurerai à jamais la tare d'être doué d'une sensibilité qui, simple écorchure pour le commun des mortels, me fait mourir tous les jours dans d'affreuses souffrances, insolubles et inutiles.

J'ai bien senti le nœud se resserrer sur mon cou d'ivrogne. J'avais espéré voir défiler toute ma vie pour en extraire une dernière idée. J'espérais avoir encore le temps de l'inscrire avant de quitter ce monde mais rien n'est venu.

Et je suis mort, pendu à quelques ampoules EDF. Grotesque, la langue bien pendue, pour une fois, et bandant comme un taureau en rut.


***


Tout ça pour dire que je ne suis pas trop sûr de l'endroit où je me retrouve.
Cette plage paradisiaque ne me dit rien de bon. Si ça se trouve, ce n'est que l'anti-purgatoire qui m'attend derrière quelques jolies fleurs...

Le perroquet est toujours là.
Il parle encore.
D'ailleurs, c'est à moi qu'il s'adresse, maintenant.

-    Bonjour, Simon...

Nouvel univers. Premier choc.
Je reconnais cette voix que je n'ai pourtant jamais entendue.
C'est mon Idée. Celle que j'ai laissée au creux de mes mains. Celle qui me demandait un peu de temps avant de se mettre au travail...

-    Bonjour, Idée...

L'oiseau me regarde avec insistance. J'ai soudain peur qu'il se jette sur moi pour me crever les yeux. Les derniers effets des emphets... Je baisse un peu la tête, pensant lui donner assez d'angle pour échapper à son bec énorme mais, au bout de quelques minutes d'immobilité mutuelle, je commence à me dire qu'il ne me veut pas de mal. Enfin, pas ce genre de mal.

-    Où sommes-nous ? fais-je d'une voix mal assurée.
-    Je ne sais pas exactement. Tu ne reconnais rien ?
-    Que pourrais-je reconnaître ? Je ne suis jamais sorti de Paris !
-    Alors, disons que c'est Paris-plage, sourit la voix de l'oiseau.
-    C'est ton idée, tout ce bordel ?
-    C'est le nôtre, corrige-t-il. Tout ce qui vient d'être décrit n'est que le fruit de tes cauchemars. Je n'ai trouvé que chaos en toi... Où donc est passée la Paix dans ton esprit ?

-    On me l'a volée au départ, peut-être ? fais-je d'une voix acerbe.
-    Il est temps de regarder les choses autrement, tu veux bien ?

-    Et comment on fait ça ?

-    Viens avec moi derrière ces palmiers, par exemple ?

-    Merci bien ! La dernière fois que j'ai mis les pieds dans une forêt, j'ai perdu tout ce en quoi je croyais !

-    Donc, si tu ne crois plus en rien, tu ne risques rien à me suivre... roucoule le perroquet.

Il n'a pas complètement tort, ce con... Alors, quoi, je vais encore faire un tour dans la verdure ? Qu'y perdrai-je encore ? Après mes illusions et ma vie, il ne me reste plus rien !  Et si c'était pour y gagner enfin quelque chose ?

-    Tu sais quoi, Coco ?

-    Coco ? C'est donc ainsi que tu m'appelleras ?

-    Tu as bien choisi tout seul de te transformer en perroquet !

-    C'est vrai...concède-t-il.

-    Je reprends : tu sais quoi, Coco ? Si tu te fous de moi, je te choperai et te ferai bouffer toutes tes plumes avant de te bouffer moi-même !

Il ne répond rien.
D'un simple coup  d'aile, il entre-ouvre la forêt de palmiers et m'invite à le suivre. A mon avis, mais ceci n'engage que moi, j'ai raté quelque chose dans l'autre forêt...
Et cet étrange oiseau se propose de me mettre en chasse. Moi qui ne suis pas chasseur pour deux ronds, ça promet d'être épique !

Allez, pieds nus ou pas, je n'ai plus le choix.
Fonçons, tête dans le guidon, dans cet Inconnu qui s'ouvre devant moi.
On verra bien.
Et puis, je suis déjà mort une fois, de toute façon...




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