Avis de Tempête

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Jour 12+1 (...!)



Le brouillard se disperse petit à petit...
L'entretien avec la loupiote doit être terminé. Les détails reviennent, se dessinent avec la netteté habituelle et rassurante d'un jour clair. Les hautes branches des chênes se parent de leurs fardeaux de feuilles, vigoureuses et noueuses. L'opacité recule et ma vision du monde renaît.

C'est un retour au monde que je m'offre pour amortir le choc de l'aveu...

Bast ! Je ne serai jamais, je n'ai jamais été écrivain et, pour l'instant présent, je ne le suis pas non plus. Après tout, ce n'est pas si grave que ça. Il y a plus important que ça, n'est-ce pas ? Je ne sais pas, moi...la guerre aux confins du Moyen-Orient, les millions de chômeurs de mon pays, mes frères de déveine ? Ou encore ma vie de merde qui mériterait un sacré coup de pouce pour seulement arriver à quelque chose de moins minable ?

Ceci n'est qu'un mauvais coup de plus, un nouveau coup de canif dans le médiocre canevas de mes jours. J'ai vu pire et je suppose que ce n'est pas encore fini : môssieur Destin a sûrement prévu du croquignolet pour moi dans les années à venir. Je sais que je peux lui faire confiance : pour les tours de pute, il est surdoué. Je me console en me disant que je ne suis pas le seul dans ce cas. Nous sommes des milliards à penser la même chose. Pire : à vivre les mêmes tourments.

Alors, pas la peine de m'apitoyer sur mon sort. De toute manière, ça n'intéresse personne. Encore que, à la toute dernière minute de mon existence, si elle devait se conclure dans des circonstances extraordinaires, peut-être que je pourrais faire le premier "buzz post-mortem" de la planète...

Parce qu'il faut bien admettre, ô Lecteur morbide, que le sang, la viande, la violence, l'horreur, la démence, bref, tout ce qu'il peut y avoir de monstrueux chez l'Homme te passionne outre-mesure...Qu'il suffise d'allumer sa télé et de visionner le journal du soir, le film qui le suit généralement, entrecoupé de pubs de merde, pour s'en convaincre. S'il ne devait être présenté que des articles de presse gentils et un peu ridicules à souhait, plus personne ne perdrait de temps sur son canapé ! Non, pour retenir l'attention du lecteur, il faut verser dans l'atrocité, dans l'immonde, dans le maléfique. Dans la fange, quoi. On pourra toujours prétendre après coup qu'il s'agit d'explorer les méandres d'esprits dérangés pour mieux se rassurer auprès des gens normaux.
Le Mensonge, vous vous souvenez ? Encore un petit signe amical de sa part.

Reste l'Amour et sa tasse d'eau de rose, me direz-vous. Peut-être. Mais ça dure si peu de temps. Remarquez bien et n'oubliez jamais que les plus belles histoires s'arrêtent toujours à "ils se marièrent et eurent beaucoup d'enfants"... A croire que tout ce qui suit est moins joyeux ! Et puis l'éclatante beauté d'un regard, celui qui subjugue aux premiers jours d'une passion naissante finit par ternir, elle aussi, rendue distante, froide, indifférente par le nombre des années accumulées... La passion existe toujours, peut-être, mais elle est ensevelie sous des montagnes de choses inutiles et poussiéreuses qui la tuent un peu plus, tous les jours. Tous les plus grands incendies finissent par mourir, étouffés par les cendres des splendeurs qu'ils ont eux-mêmes carbonisés...
Pendant que je rebrousse chemin sans plus de problème que si je revenais de faire mes courses du samedi matin, je cogite, un peu méchant dans l'âme. Hé quoi ? Je viens d'abandonner la toute dernière illusion importante de ma vie et je n'aurais pas encore le droit de m'en plaindre à ma façon ? Il faudrait encore que je garde le sourire et que je fasse comme si de rien n'était ? Peut-être bien, après tout. De toute manière...

De toute manière, je sors déjà du bois. Voilà, retour à la vie, la vraie, celle qui fait chier et qui impose de se lever le matin pour des conneries. Pff...
Mais ça ne servirait à rien de protester plus longtemps. Allez, dites si on vous le demande que c'était ma minute coup-de-gueule du jour. Qu'on me laisse au moins ça ! J'abandonne le reste sans regret. Et puis, je ne possède rien, que ma peau. Alors ça ne me manquera pas beaucoup si on me pique ce que je ne possède pas. Les autres auront le sentiment de pendre encore un peu plus, juste pour posséder un peu plus.

Je foule les pelouses bien entretenues qui mènent aux rives du lac. Isabelle est là, assise sagement sur le banc. Endormie ?
Je m'approche en rectifiant mon humeur ; inutile de l'ennuyer avec mes petites déconvenues. Je vais lui proposer de retourner à la station.
Et puis, on se séparera probablement là.

Mes pas ont dû faire trop de bruit. Je ne suis pas encore arrivé près d'elle qu'elle sort de sa rêverie et m'accueille avec son chaleureux sourire.

  • Alors ? fait-elle simplement.

C'est comme si on se parlait sans avoir besoin de tout préciser. Elle sait ce qui se passe dans ce bois, c'est une évidence. Et je sais qu'elle est passée avant moi devant le même tribunal. Inutile de nous le dire. C'est inscrit dans nos yeux. Le temps n'a pas été le même pour nous mais les circonstances prouvent qu'elles restent parfois cycliques. Tout n'est qu'éternel recommencement.

  • Yeux grands ouverts...
  • Ah...
  • Bon, on rentre ?

Encore une fois, j'aperçois une lueur fugace dans son regard. Encore un brin de déception...

  • Mais...et mon histoire ? fait-elle en baissant les yeux.

Rhââ...elle me court sur le haricot ! Je viens de prendre ma retraite, merde ! Je ne fais plus partie des candidats au Nobel, au Goncourt ou je ne sais quel autre mirifique récompense ! Je décide maintenant de me figer à jamais dans l'anonymat dont je ne suis jamais sorti et j'enferme à jamais mes stupides prétentions d'écrivaillon de merde. Personne ne m'entendra plus jamais parler de littérature. Quand on entrera dans ce qui un jour sera mon domicile, oncques ne croisera le moindre livre. Rien, que dalle. Même pas un programme télé ! Puisqu'il me faut accepter l'inanité de mon existence, autant aller au bout du massacre. Quand mon chemin quittera le sien pour arpenter d'autres méridiens, j'oublierai jusqu'au souvenir de l'existence de l'écriture.

Merde !

Pas beau à dire mais, faut bien l'avouer, ça fait du bien de le dire. Petite soupape qui permet de lâcher un peu de lest quand les jours se font trop pesants. De toute manière, je ne lui dois rien, à cette affreuse vieille toupie. Bien au contraire, c'est à cause d'elle que j'ai mis les pieds dans ce bois ridicule. Nano ? Connais pas ! Allez, circulez, y a rien à voir ! Pardon ; rien à lire !

En fait, ce bois est un cimetière. En cherchant un peu, je suis sûr qu'on pourrait y déterrer des milliers d'âmes d'écrivains, toutes sacrifiées sur l'autel cruel de Nano. Plein de morts pour rien, comme d'habitude. L'exercice pousse tellement aux limites que la plupart cèdent avant de terminer l'effort. C'est dégueulasse ! Me vient une envie de gerber tout ça sans retenue. Et je trouve d'autant plus écœurant que je fais maintenant partie des victimes de ce concours vachard au possible. Me viens l'envie de m'en prendre aux concepteurs de cette merde ! Que voulaient-ils prouver ? Qu'eux seuls étaient en mesure de le faire ? Protégés, blindés des assauts des concurrents parce qu'ils avaient dépassé l'obstacle ? On est toujours dans cette putain de cour d'école où les plus sûrs s'en prennent aux plus inquiets ? Je doute soudain de la santé mentale des autres. Concernant la mienne, je ne suis plus inquiet depuis longtemps : phase finale entamée dès le départ, sans aucun espoir de rémission.

Mais, eux, les balaises, quel plaisir prennent-ils à dominer les incapables de mon genre ? Qu'ont-ils à y gagner si ce n'est qu'un peu d'arrogance supplémentaire ? Je leur pisse au cul, à tous ces enfoirés !
Je n'ai plus qu'envie de prendre la poudre d'escampette et de fuir, persuadé que le monde entier me regarde et me méprise parce que je manque à l'arrivée. Ce n'est pas eux qui m'abandonnent, c'est moi qui dépose les armes ! C'est moi qui quitte le groupe, qui tourne le dos, un doigt levé bien droit sans me soucier des blessures que je pourrais infliger à ceux qui viennent de détruire mes envies d'écrire...

  • Phase de deuil difficile à passer, n'est-ce pas ? me demande Isabelle d'une voix qui se voudrait apaisante.
  • Deuil ? De quel deuil parlez-vous ? lui dis-je, un peu brusquement.
  • Papier qui restera définitivement vierge ? insiste-t-elle.
  • Ah, ça... fais-je, de retour sur Terre.

Faire le deuil de tout ça ? Il en est peut-être effectivement un peu question. Si je me réfère aux maigres connaissances que j'ai à ce sujet, les phases d'un deuil sont au nombre de 7. Là, si j'ai bien compris j'en serais déjà à la troisième, celle de la colère. Possible. Et pourquoi pas, de toute façon ? Je ne suis pas persuadé qu'il faille forcément les passer dans l'ordre, ces foutues phases. C'est tellement le bordel en moi qu'il est tout à fait possible que je fasse tout à l'image du chaos qui me bouleverse malgré moi. Où donc est passée cette morgue un peu désinvolte qui me protégeait jusqu'à maintenant, qui me permettait de tout encaisser sans jamais broncher ?

  • Restez encore un instant. S'il vous plaît, me demande encore Isabelle.
  • Pourquoi faire ? fais-je, après un long silence. Je sais que vous êtes passée par là, vous aussi. Pourquoi épiloguer encore là-dessus ?

Elle soupire, soupesant quelque argument avant de les prononcer. Je sens que le chaos résonne aussi en elle, au moins les échos lointains et un peu assourdis d'un cataclysme dont elle a eu toutes les peines du monde à se remettre.

  • Oui, j'ai vécu hier ce que vous venez de vivre aujourd'hui... lâche-t-elle précipitamment. Laissez-moi le temps de vous raconter comment ça s'est passé pour moi, vous voulez-bien ?

Alors quoi ? Il va falloir que je passe de prétentieux écrivain de merde à auditeur compatissant pour lui amoindrir les douleurs, à la mémé ? Et mes petites déceptions personnelles, j'en fais quoi, moi ? Je m'assois dessus et je rougis de confusion ? De la merde, je refuse la proposition, ma chère ! Tu peux aller débiter ton laïus au premier con venu mais, pour ce qui me concerne, je passe la main !
Me voilà tremblant de colère, ivre comme un marin de retour après une tempête qui l'aurait fait virer du bleu au vert au rythme des déferlantes qui manquèrent l'engloutir mille fois. J'en veux au monde entier, j'ai envie de hurler ma rage et de tout brûler ! Qu'ils aillent tous au diable, et cette vieille pétasse en tête de cortège ! Que le Styx les noie, que Charon, fils d'Erèbe, les emmène et les jette au fond du chaudron de Satan ! Et qu'on me foute la paix, qu'on oublie ma présence, jusqu'à mon existence ! Je veux me foutre la tête dans la terre et m'habituer au goût de la terre !

Je regarde Isabelle d'un air glacial, prêt à lui dire toutes les vacheries qui me viennent en tête. Parce qu'elle est là, parce que personne d'autre n'est là. Qu'elle soit le clou que j'enfoncerai avec toute la violence que je pourrais, la faire disparaître dans les profondeurs des planches du cercueil qui enfermera à jamais mes rêves d'écrivain...
Pourtant, me fais-je peu après avec un méchant sourire au bec, je suis bien le premier con venu... Alors, j'attrape une cigarette, l'allume d'un geste sec, tire une longue bouffée que je lui balance volontairement dans le visage, comme pour la provoquer. Putain...ce que je suis en colère ! Je ne me reconnais pas, moi, d'habitude toujours placide, un peu bonhomme. Me voilà rendu à l'état de voyou possible, de délinquant en devenir, de révolté stupide et agressif.
C'est vrai que le choc est terrible. Je sens que ça craque de partout au plus profond de moi. Tout se désagrège, se délite comme une pierre qui cesserait de lutter contre le soleil brûlant du jour et la froideur implacable de la nuit. Du sable. "Car tu es poussière, et tu retourneras à la poussière"
dit la Bible. Voilà, c'est fait !

Alors, pourquoi ne pas prendre le temps de l'écouter, maintenant que tout est perdu ? Nouveau décompte de 100 à 1... Cette fois-ci, ça me prend de très longues minutes. Ma haine du monde est devenue si puissante que je m'y reprends à plusieurs fois. Les nombres se mélangent dans mon esprit en feu. Je suis à peine capable de passer la première dizaine. Pourtant, à force de volonté, je parviens, peu à peu, à faire taire cette colère qui me submerge, ce déni involontaire d'un état que je connaissais depuis longtemps mais que j'avais toujours refusé d'admettre. La leçon est terrible, la pilule est dure à avaler. Il est temps d'enfiler un costume qui m'a toujours fait horreur...

  • Pardonnez-moi...fais-je enfin, penaud. Je vous écoute...


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