Quitter la gare

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Jour 3 - Maison.


Pfiou... La journée est passée à la vitesse de la lumière.
C'est étrange et désolant de voir que le temps libre passe autrement plus vite que celui stupidement perdu au boulot.
Donc, pas une seconde à consacrer au projet Nano. Normal.
Ce projet est terriblement exigeant, chronophage. C'est comme un énorme chien qui viendrait se tailler une place sur le canapé familial : il s'installe et les autres sont priés de se faire la malle.
Je me sens déjà pris par le temps. Une seule envie en tête : ajouter des mots. C'est un peu stupide. Le choix d'une histoire, même banale, même un peu idiote ou grandiloquente aurait été plus facile. Et puis, quelle stupide idée que de prétendre m'obliger à sortir un texte de 50.000 mots en si peu de temps ! Bordel, à quoi ça sert, hein ?

Voilà une bonne question, pourtant.
Je ne sais plus quel superstar de la littérature disait "Ecrire, un peu si pas possible d'en faire plus, mais écrire ! Tous les jours !" Arthur C. Machin ? Peut-être, je ne sais plus. Que les moins oublieux que moi prennent le temps de me rafraîchir l'ignorance.
J'ai, enfoui quelque part dans mes archives poussiéreuses, un document signé de Jules Roy, une sorte de poésie faussement écrite à la va-vite. Elle  prône avec véhémence le même conseil : écrire ! Il conclue même son texte par cet ordre souriant et incitateur.
Longtemps j'ai gardé ce petit texte autographe accroché sur mes murs. Punaisé, le document unique ! Il a bien voulu accepter la nicotine de mes cigarettes qui, clouées au bec ou en train de se consumer solitaires sur le rebord d'un cendrier, empuantissent mes jours depuis trop longtemps. Une patine un peu spéciale, reflet d'un monde destructeur, vendeur de merdes qui tuent ses consommateurs.

Allons, puisque c'est bien l'objet de Nano, je veux appliquer à la lettre, non, mot à mot ! ce conseil qui sera maxime pour moi pour les quelques semaines à venir. Peut-être finirai-je par vraiment prendre cette habitude d'écrire au quotidien. Qui sait ? Peu importe.

Que dire, ce soir ? Je sais que je ne vais pas prendre le temps de consulter mes notes, pas plus que je n'envisage d'aller fouiner du côté des Candidats.

La notion d'espionnage me gène un peu. Certes, rien d'un voyeur malsain, d'un pervers quelconque. Non, mais quand même. Il y a quelque chose d'incompatible avec la joie de créer. S'inspirer ? Oui, je pourrais dire ça. Mais je sais que je n'aime pas trop. S'inspirer d'un autre revient à dire qu'on manque d'imagination pour le lancement même d'un texte. Pas flatteur pour mon ego surdimensionné.

Prétentieux ? Oui, je dois bien le reconnaître, quoique je ne me sente pas ainsi. Pourtant, aux yeux de tous ces inconnus, la volonté de créer à partir de soi, et rien qu'à partir de soi, doit facilement passer pour de l'arrogance.
Je tempère en me disant que la fierté relève du même baromètre que celui de la morale. Ce n'est qu'une histoire de degrés. Comme un thermomètre indique la température, il suffit de placer le curseur à un endroit précis pour dire que l'arrogance commence à tel point, pour l'un, pendant que ce curseur sera placé plus haut, ou plus bas, pour un autre. C'est bien la même échelle de valeurs mais elle est lue et qualifiée autant de fois qu'il peut y avoir de personne pour la consulter. Ce qui fait qu'un jugement extérieur ne pourra quasi-jamais être satisfaisant pour personne. On a bien inventé la notion d'unanimité pour trouver un juste milieu, une moyenne qui serait l'étalon retenu pour juger des excès ou des insuffisances de ceux qu'on passe à la moulinette de nos jugements respectifs. C'est de là, probablement, qu'est née la Justice, avant que de trop nombreux dépravés, puissants et plus orgueilleux que la totalité du monde ne la dévoie et ne la corrompe pour en faire un outil à géométrie variable.

Toutes ces digressions ne mènent à rien. Pour l'instant, j'en suis toujours à me dire que je ne sais pas quoi écrire ! Malgré tout, j'aime, que dis-je...j'adore ces instants de divagations inutiles. C'est quand l'esprit erre tranquillement sur des terres silencieuses qu'il commence à parler pour ne rien dire. Et c'est tout simplement génial. Les mondes se créent puis s'effondrent pour laisser la place à un autre ou au néant. Les couleurs sont là, petites ampoules discrètes qui éclairent à peine le sable neuf d'un désert que j'aime fouler avant tout le monde. Petit éclaireur sans prétention qui se balade, espérant tracer une ligne que quelques uns suivront avec la même étourderie, la même insouciance. La même désinvolture. 

Il n'est pas ici question d'écriture automatique. Non. Il est juste offert aux pensées de se diriger où bon leur semble, sans les retenir. Peut-être guidées par les notes de musique que j'écoute en sourdine, juste pour couvrir le bruit de mes doigts sur le clavier. Ces sonorités mécaniques, un peu brutales et rapides, sont sans harmonie avec le calme dont j'ai besoin pour écrire. Même si le résultat à  la lecture est stupéfiant de nullité, l'infinie joie de cumuler les lettres, les mots, les lignes est sans pareil.

Regarder la télé ? Et puis quoi, encore ?
Me faire matraquer sans relâche par des médias qui veulent, par tous les moyens, me convaincre que ce candidat de Gauche est l'unique possible, que celui de Droite est forcément celui-ci, que la blondasse nationaliste n'est qu'une bouse infâme ? Ou encore que telle publicité, après repas, me conseille de changer de PQ pour me torcher le fion avec un truc plein de trous, moelleux comme un marshmallow tout juste sorti des braises d'un feu de joie entre copains louveteaux ? Et puis avoir envie d'une voiture française, fabriquée de toute pièce par des esclaves orientaux, au prix ridicule d'une logique productiviste et anti-écologique ? Tous ces messages ne font que perturber l'élan créatif. Au moins le mien.

Tout cela me met en colère. Me faire brinquebaler dans tous les sens, me faire tirer la manche par tel ou tel vendeur de saloperies, au prix d'arguments dérisoires et minables me fout en rogne. Un vieux connard coincé dans sa routine ? Peut-être. Je n'ai pourtant pas le sentiment d'être totalement dépassé. Il est vrai que je vois bien aujourd'hui que je ne fascine plus les foules de vendeurs de biens de consommation, comme on dit. Sorti de la tranche des 30/50 ans, on a vite le sentiment de sombrer dans une sorte de négligence sociale qui n'augure rien de bon. Le bateau, sans être ivre, sombre doucement. Il prend l'eau par quelque infiltration invisible, alourdissant les cales à l'insu d'un capitaine qui continue de regarder vers l'horizon alors qu'il ferait mieux de s'inspecter les abattis...


***


Hihihi...je viens de relire toute cette stupide logorrhée... J'en souris à pleines dents. Voici où mène l'écriture sans plan, sans projet sauf celui de tracer une autoroute de vains mots. Dans quel moment d'égarement suis-je donc tombé pour déblatérer toutes ces conneries ? Allons, ce n'est pas trop déplaisant à lire. Pas passionnant non plus.
A vrai dire, c'est terne comme une limouille grise qui serait trop passée à la machine. Elle n'a pas la couleur flamboyante d'un texte qu'un Auteur aurait écrit et ré-écrit mille et une fois.
Pour un peu, je dirais que c'est juste de la merde.

Serait-ce là un des effets Nano ? Se trouver pris de court et seulement écrire pour tenir une distance particulière ? Eh bien oui, peut-être. C'est probablement juste ça. Au moins pour ce soir. Preuve qu'on ne peut prétendre écrire sans, au préalable, réfléchir à un sujet particulier...

Alors, Arthur C. Machin et Jules Roy ont dû consommer des montagnes de papier qu'ils auront ensuite brûlé avant de retenir quelques feuillets où ils trouvèrent peut-être un peu d'inspiration réelle.

***

Je viens encore de relire tout ce fatras d'inepties... J'en sortirais bien une idée fil rouge. Arrogance, prétention, fierté, ambition... Et si tout cela ne relevait que du profil moyen de tout écrivain qui se respecte, célèbre ou non ?

Tiens, je vois que certains Candidats sont bien plus avancés que moi. Quelles belles foulées ! Et plein d'autres me dépassent en me faisant un petit signe amical ou compatissant. Ils filent à la vitesse d'un TGV. Certains ont des grolles de luxe, avec semelles ceci-cela. Des pompes classes qui amortissent les chocs des talons qui heurtent à cadence rapide et régulière le dur bitume d'une avenue sans public pour les encourager. Casque à ziks sur les oreilles, ils courent à grandes enjambées, regard presque clos, au moins perdu dans des infinis dont ils interdisent l'accès à tout le monde. Je sens leur concentration qui les pousse vers la ligne. Effet puissant qui les emmène tout là-bas.
Moi ? Ben...
Si je devais conserver l'image d'un TGV, je me ferais plutôt l'effet d'une vieille motrice à vapeur. Noire, fumante, grinçante. Has-been. Ceux qui me précèdent en sont déjà à leur cinquième ou sixième station, peut-être, pendant que moi j'en suis toujours à vouloir prendre mon élan pour quitter le quai de la gare de départ. Ils sont les lièvres qui savent par cœur la fable de La Fontaine, conscients du danger qui les guette, pendant que moi, pauvre tortue engluée sur une herbe humide qui fait glisser en vain mes griffes, je tente maladroitement de me soulever de terre. C'est bien le moment de se souvenir qu'il n'y a rien à gagner à ce concours stupide et...prétentieux. Non, rien qu'une satisfaction personnelle. Peut-être une glorieuse parution sur le site national Nano ? Certainement... A quoi bon, sinon ? Ces lièvres ne sont pas des proies. Au contraire, ce sont eux les chasseurs...

Je ne me sens pas la force de lire leurs récits, pour ceux qui les font paraître au fil des jours qui passent. Je sais par avance qu'ils brilleront, comme d'habitude, à façonner des scènes, des mondes, des univers sublimes. De tous les dossards numérotés qui me précèdent, j'aperçois la belle assurance et la volonté sereine de grimper la montagne des mots. Ils la gravissent sans effort, entraînés par des années d'apprentissage studieux, d'exercices méticuleux, d'expériences un peu plus savantes à chaque fois. Comme je les envie...
Par exemple, cette histoire tendre, teintée de passion mal contenue, probable émanation de circonstances réelles que son Auteur tente de dissimuler sous des faits improbables... Les mots sont choisis avec tendresse, les phrases sont bâties avec soin, distillant doucement les quelques sentiments passionnés qu'un autre ou qu'une autre ne veut plus partager... Les douleurs sont belles quand elles sont écrites avec amour.
Le sang d'un cœur blessé coule toujours avec plus de langueur, laissant passer quelques murmures douloureux et inconsolables. Belle histoire qui se crée selon un schéma qui veut rester bien droit sur sa route.

Et cet autre roman en construction, tout en fiction futuriste et truffé de bonnes idées ? Le ton est léger, rapide. Ailé, même. Il se joue des pièges habituels pour les contourner en rigolant bien fort, prolongeant sa course à la vitesse de ces vaisseaux qui frôlent sans cesse celle de la lumière alors qu'ils ne sont qu'à quelques pas de la boulangerie d'où ils doivent revenir chargés de quelques croissants pour une belle encore endormie dans un lit de soie. Là, on dissimule les sentiments pour ne montrer que les actes, toujours rapides, endiablés même. Pas de place pour une quelconque sensiblerie qui ternirait la force d'un texte musclé et puissant.

Et puis, mes préférés : les textes bourrés d'humour. Ceux-là sont ceux qui me parlent le plus. Sous couvert de quelques gags un peu potaches, planqués derrières des expressions parfois un peu faciles parce qu'employées trop souvent, je distingue la sensibilité extrême d'esprits vulnérables qui se protègent comme ils peuvent pendant qu'ils laissent filer des fragments d'idées qu'ils hésitent encore et toujours à lancer aux yeux des lecteurs. Ces clowns tristes qui s'acharnent à vouloir paraître joyeux sont vraiment mes préférés. Ils possèdent cette petite étincelle qui illumine leur texte de l'intérieur. C'est avec un art consommé de la dissimulation qu'ils travestissent leurs propos, sachant que la plupart de leurs pensées profondes, les éventuels règlements de compte qu'ils disséminent en toute fausse innocence passeront inaperçus. Sauf, peut-être, à celui ou celle à qui sont dédiées ces lignes ? Un texte n'est jamais innocent chez les auteurs comiques, dit-on. J'aime à le croire. Et souvent, je peux en attester, découvrant au détour d'une blague anodine la trace encore un peu douloureuse d'une blessure ancienne qui refuse encore de se faire oublier totalement.

Alors, je vais tenter de suivre mes préférés, bien assuré que, de toute manière, je ne saurais jamais les dépasser, ou seulement les rejoindre.
Je resterai donc quelques pas en arrière, discret mais envieux de leur don, et heureux d'apprendre encore à leur proximité. J'espère qu'ils n'iront pas trop vite, m'obligeant à laisser grandir l'écart qui me sépare d'eux...

Mais voici que mon texte de merde, ci présent et contre toute attente, me permet d'arriver au terminal d'une étape qu'il me semblait impossible d'atteindre ce soir...

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