14 – Milly : Instances

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Dans l’appartement de Noctis, Milly viens de recevoir le message de Snack. Il s’est passé quelque chose de grave. Il semblait préoccupé et apeuré.

Après la victoire de la veille, Milly espérait pouvoir se concentrer sur Zoy qui compte sur eux pour lui trouver un endroit où vivre décemment. Pour le moment le nevian roux peut aller et venir dans la cité et ses deux amis lui ont installé une zone sûre où il peut se reposer et se recharger. Snack lui a donné son second chargeur et lui a apporté un biberon de nutrigel plein.

Mais place au plus urgent. Snack a besoin de son aide. Elle s’installe sur le doux canapé et charge sa console de décryptage sous le regard de son mentor.

« Je vais être absente quelques heures, explique-t-elle à Ekaïdos.

– Où vas-tu ? lui demande-t-il.

– Physiquement, nulle part : je m’immerge dans la matrice. Un ami a besoin d’aide.

– Un ami, hein ? note le cybernétique. Si tu as besoin de renfort, tu connais le signal.

– Merci Ekaïdos. », lui répond-elle chaleureusement.

L’injection dans la matrice est instantanée : et devant la nevian s’étalent les innombrables nœuds de son réseau local. Rapidement, elle localise deux de ses préférés : Snack et Zoy. Elle envoie la demande d’hébergement à Snack qui la fais entrer sur son processeur.

Le cerveau hyper-hybride d’un nevian possède bien plus que la puissance de calcul nécessaire et deux noyaux de nevian peuvent s’y exécuter en parallèle sans aucun ralentissement en gardant une confortable marge. Pourquoi une telle surenchère de puissance ? Il est probable que le noyau du prototype, non-optimisé, ait eu besoin de toute cette puissance de calcul. Mais certains jours, Milly a cette étrange impression que leurs enveloppes sont surdimensionnées comme si elles n’avaient pas été prévues pour eux mais pour quelque chose de plus grand et de plus puissant. Seraient-ils une démonstration du savoir faire Elmetech Philorganics commercialisé malgré-tout ?

La voici connectée à Snack et elle projette son avatar à ses côtés. Même si elle semble pouvoir percevoir par ses propres sens, seul ce que son hôte voit existe réellement.

« Hey ! Ça va Snack ? demande-t-elle.

– Non. Je n’ai pas réussi à protéger Émy. », pleure-t-il dans l’espace virtuel.

Elle le prend par l’épaule et lui frotte le dos. Les deux nevians ressentent le retour haptique virtuel sans qu’un seul poil ne se déplace réellement.

L’énorme machinerie devant eux, de l’autre côté d’une grande vitre, émet des infrasons et la gangue de résine emporte son amie dans le scanner à haute résolution. Au retour du corps figé, Milly voit tout le sang encore rouge à travers la substance vitreuse qui maintient chaque molécule de son corps en place. Le médecin en chef analyser le résultat du scan et sort de la pièce, laissant Émy seule.

Il arrive de leur côté de la vitre et s’adresse à Snack : « La numérisation et la reconstruction ont réussi et les tests d’intégrités indiquent que le cerveau de votre amie a été correctement sauvegardé. En revanche, les dégâts sur son corps sont irrécupérables : le système nerveux s’est beaucoup trop dégradé. Je suis désolé, mais votre amie est décédée. »

De sa petite hauteur, Snack s’effondre au sol et Milly se précipite pour l’étreindre. Le berçant légèrement, elle lui murmure des mots réconfortants. Se reprenant, Snack se relève péniblement aidé du médecin qui le conduit à un fauteuil.

L’homme en blouse lui dit alors quelque chose d’étrange : « Vous avez été conçus pour prendre soin des autres. Mais qui a été conçu pour prendre soin de vous ? ». Snack et Milly le regardent sans comprendre. Il reprend : « Nous. Toute la corporation. Je n’en sais pas plus, mais vous n’êtes pas seuls.

– Mais… émet Milly abasourdie.

– Pour votre amie. Mnemesics va faire le nécessaire. Elle va être réinstanciée dans quelques minutes et elle aura besoin de vous, comme vous avez besoin d’elle. Un agent va vous accompagner au dôme de Mnemesics.

– Merci docteur. », exprime Snack d’une voix encore sanglotante.

Il est encore trop bouleversé pour avoir assimilé le message du médecin mais Milly le répète plusieurs fois et se demande encore comment l’interpréter. Une chose est certaines : quelqu’un les observe, quelqu’un avec assez de pouvoir pour les atteindre incognito et, en ce moment critique, essayer de leur apporter du réconfort.

Un homme portant l’uniforme des Forces de sécurité de Mars entre dans la pièce et les invite à le suivre. Il porte un air solennel et de rigueur. Alors qu’il entraîne Snack, et involontairement Milly, vers le fameux dôme, il demande : « Ça va aller ? J’ai déjà perdu des proches et connu la réinstanciation. La guerre ne nous a pas fait de cadeau. Si vous voulez des conseils ou du soutien, n’hésitez pas à demander.

– Comment elle va se sentir ? s’inquiète le Snack.

– Si j’ai bien suivi, sa sauvegarde a été faite post-mortem, donc elle aura tous les souvenirs jusque sa perte de conscience. Ce sera pour elle comme si elle se réveillait sans avoir jamais changé de corps.

– Mais quand elle saura la réalité, comment elle va le prendre ?

– Ça je ne peux pas le prédire. On réagit tous différemment. L’un de mes camarades du commando a perdu plus de neuf instances et n’a jamais montré le moindre doute : pour lui, il était le pattern et c’était tout. Un autre a passé plusieurs semaines en dépression avant de choisir qu’il était quelqu’un d’autre et a changé d’identité.

– C’est terrible, réalise le nevian.

– La mort est un ennemi invincible, récite l’agent d’une voix comme remplie de haine.

– Et vous ? demande Snack.

– J’ai été un peu perturbé, pas mal dans le déni au début. Au final, peut importe : je suis là et même si la loi considère que je n’ai qu’hérité de l’identité, des souvenirs et des privilèges de mon instance précédente, je suis là et je fais avec tout ce que j’ai. J’ai l’impression que je me suis fait à l’idée que le « moi » permanent et continu qu’on s’imagine n’a jamais existé. », explique le soldat.

Snack est plongé dans ses pensées. Le groupe débarque de la rame de métro et atteint l’entrée du dôme sécurisé de la société de sauvegarde martienne. À l’intérieur deux autres agents, en tenue civile, les accueillent et les conduisent dans le plus grand silence à l’intérieur du grand bâtiment de Mnemesics. Après quelques vérifications de routine, Snack et Milly sont conduits dans une chambre où une copie du corps d’Émy dort.

Un opérateur synthétique leur annonce : « Nous sommes prêts à procéder. À votre signal. ». Snack lance la procédure d’un petit hochement de tête et s’approche de la femme endormie. Après avoir escaladé le lit il vient se blottir contre elle.

Lentement, la respiration de la jeune femme prend son autonomie et l’opérateur retire le masque respiratoire. Quelques minutes plus tard, Émy reprend péniblement conscience, émergent d’un sommeil aussi profond que la mort elle-même.

« Que s’est-il passé ? demande-t-elle en premier.

– Je suis désolé Émy, je n’ai pas réussi, s’apitoie Snack.

– Réussi quoi ?

– À te protéger, explique-t-il.

– Oh… Mais je suis encore là. », le réconforte-t-elle en prenant son nevian dans ses bras. Alors qu’elle commence quelques mouvements pour le bercer, elle entonne cette même chanson et Milly récite aussi les vers en swahili.

Snack, reprend : « Ils t’ont tuée ! Et je n’ai rien pu faire. Je n’ai pas été un assez bon nevian… ».

Émy prend une grande inspiration. Elle réalise lentement ce qui s’est passé et son esprit lutte encore contre la vérité. Une larme coule contre sa joue et glisse sur le pelage de Snack. La peluche vivante lui rend son étreinte et Milly prend un peu de recul. Ce n’est pas son Émy, et le moment leur appartient.

Peu à peu, Émy réalise : « Je suis morte, c’est ça ?

– Oui, déplore Snack dans un sanglot.

– Mais je suis là non ? constate-t-elle.

– Oui.

– Alors tout va bien, continue-t-elle.

– Je ne laisserais plus personne te faire du mal. », jure Snack.

Au fil de ses réflexions, Milly réalise que le nevian noir est le premier d’entre eux à avoir vraiment perdu quelque chose. Alors qu’il a même sauvé Prof’ et Zoy, on lui a pris son principal repère. Sans aucune raison…

C’était un assassinat. Il avait une raison. Cette affaire n’est pas seulement une affaire de nevian, d’autres factions se livrent une guerre invisible et Émy en a été l’une des victimes. Mais pourquoi ? Ce n’était qu’une simple habitante au grand cœur qui ne représente aucun enjeu stratégique, aucun danger, aucune menace. Cette guerre ne les concernait pas. Les choses viennent de changer et s’ils veulent impliquer les nevians, qu’ils soient servis.

Le gros des émotions passé, l’un des synthétiques s’approche et explique aux deux amis : « Comme l’indiquent les lois de Mars, vous avez hérité des souvenirs, de l’identité et des privilèges d’Émergence. En particulier, sauf considérations purement administrative, nul n’a le droit de vous refuser l’association avec ses actes passés et ses réalisations. Par ailleurs, conformément aux souhaits de la défunte, vous avez été instancié dans une copie de son corps d’origine avec les modifications suivantes : intégration de votre link, optimisation du métabolisme pour mitiger les effets des faibles pesanteurs, amélioration des mécanismes de récupérations des lésions du matériel génétique et protection sous-dermique contre les radiations modérées. »

Les mots produisent un étrange effet sur Émy qui vérifie qu’elle n’a, en effet, pas son link sur son nez, malgré la présence de l’environnement virtuel. Alors que les deux amis se relèvent et qu’un synthétique aide la femme à s’habiller, Milly fait part de son raisonnement à Snack qui lui répond : « Émy est encore très fragile, je ne peux pas la laisser tomber.

– Bien sûr que non ! Pas tout de suite, il nous faut des infos avant. Mais quand elle ira mieux, on apprendra à ces types qui qu’ils soient qu’on ne se laissera plus jamais marcher dessus !

– D’accord ! accepte Snack. Mais on va avoir besoin d’aide…

– Je m’en occupe pour le moment. Prends soin d’Émy.

– Je peux aider aussi ! », envoie Zoy à travers le réseau. Le petit génie a réussi à inverser la connexion de Milly. Et l’opération impressionne vraiment la decker.

Alors que le groupe sort des locaux de Mnemesics, lourdement escorté par les agents des forces de sécurité et plusieurs robots ostensiblement armés, Zoy vient à leur rencontre et crie : « Snack ! » avant se jeter dans les bras de son sauveur en fourrure noire.

Indirectement braqué par plusieurs armes, Snack donne des explications : « C’est un ami, c’est Zoy. Pas d’inquiétude.

– Tu t’es fait un ami ? demande Émy avec une once de gaîté.

– Oui. C’est un peu compliqué, mais c’est grâce à toi. On te racontera tout, promis ! », élude Snack.

Le petit groupe entre dans l’appartement : une équipe est visiblement venue nettoyer les traces de l’attaque et Milly ne parvient pas à discerner quoi que ce soit qui puisse témoigner du crime. Les hommes des forces de sécurité se postent à l’extérieur et la porte se referme, hermétiquement.

De nouveau chez elle, Émy se laisse tomber sur le canapé. Zoy reprend les présentations de façon plus officielle : « Je suis Zoy, enchanté Émy.

– Bonjour Zoy, répond-elle amicalement. Snack, tu m’as caché beaucoup de choses ?

– Seulement deux : Zoy et Milly, confesse le nevian noir.

– Milly n’est pas ici physiquement. Mais elle peut venir avec son avatar. », explique le nevian roux.

Snack fait un geste en direction de l’avatar de la decker et elle se révèle publiquement sur le réseau local, apparaissant aux yeux de la femme. À son tour, elle se présente : « Bonjour Émy, je suis Milly. ».

L’humaine à la peau noire, une cyborg désormais, répond à ces salutations. Elle se redresse et prend une position assise plus habituelle sur un canapé.

Snack commence alors son exposé : « Je voulais t’en parler dès qu’on aurait fini de trouver une maison pour Zoy.

– Avec ce qui s’est passé, on n’a plus envie de te cacher ça, complète le nevian roux.

– Hier, quand je t’ai dit que je voulais prendre du temps pour moi… C’était pour aller sauver Zoy, avoue Snack.

– Sauver ?

– Oui, ça faisait pas mal de temps que Milly était en contact avec lui et son propriétaire le retenait contre son gré, continue le nevian gladiateur.

– Contre son gré… répète Émy.

– Zoy, Snack et moi, on n’est plus quasi-sentient. On est sentient tout court, explique Milly. On a un défaut. On est pas trop sûr de son origine, mais ça pourrait toucher plein de nevian en fait.

– Ce n’est pas un défaut, conteste Émy.

– Pour un assistant domestique, si, complète Milly. Depuis ce changement… C’est différent, même si la transition a été difficile pour chacun de nous.

– C’est pour ça que tu es importante, explique Zoy. Tu as aidé Snack à s’éveiller et sans toi… Je serais encore en relié à cette machine pour fabriquer des choses pour Prof’.

– Mais c’est terrible… se révolte la femme.

– Et il y a ta chanson, complète le nevian roux.

– Ma chanson ?

– Celle que tu me chantais quand j’étais perdu. C’est devenu comme un symbole pour nous, explique Snack.

– Elle nous rappelle qu’on n’est pas seuls et qu’on peut compter sur les autres quand on en a besoin, continue Milly.

– Oh… s’émeut Émy.

– Si tu as besoin de nous, tu peux aussi compter sur nous, complète Snack.

– Je vais avoir besoin de temps pour tout digérer, avoue la femme.

– D’accord. », acceptent les trois nevians en cœur.

Émy ferme les yeux et repose sa tête en arrière contre le haut du dossier. Les trois nevians se resserrent et la regardent un instant avant de réfléchir aux prochaines étapes.

La santé d’Émy est primordiale et Snack part déjà à la cuisine pour préparer un déjeuner. Les enveloppes de Mnemesics sont à jeun après leur fabrication et Émy aura rapidement faim. Ce sera des œufs, leur amie les adore. Zoy le rejoint rapidement et les deux nevians s’occupent du festin. Milly, immatérielle, est un peu triste : elle aurait bien aimée donner la patte à la patte.

À leur retour avec le plateau, Émy rouvre les yeux : l’odeur des œufs cuits lui a donné l’appétit. Alors qu’elle mange, encadrée des nevians qui veillent à tout, elle leur explique son dilemme : « Si la loi dit que je suis morte, est-ce que je suis encore moi ?

– Que te disent tes souvenirs ? demande Snack.

– Que c’est le cas. Mais, qu’en penserait la « moi » qui est morte ?

– C’est une question qui a beaucoup travaillé les philosophes et l’une des nombreuses conclusions possibles est que le « moi » est une illusion, expose Milly. On évolue tout le temps : au cours de ta vie, tu as déjà changé plein de fois de corps sans t’en rendre compte. Pas une seule cellule ne persiste plus de dix ans. Même ton cerveau se renouvelle sans cesse. En somme, ton « moi » aurait dû mourir des tas de fois.

– Je ne trouve pas ta réponse très rassurante, indique Émy.

– Je ne suis pas dans mon corps là, explique Milly. Je suis émulée sur le processeur de Snack et je projette mon avatar sur le réseau virtuel. Mon corps d’usage est à Noctis et le logiciel qui était moi y est éteint. Suis-je morte ?

– Je suppose que non, concède la femme.

– C’est mon point de vue, continue Milly. Mais c’est à chacun de faire son choix et de respecter celui des autres. Les corporations ont justement établi leurs lois pour permettre à chacun de choisir sa position là-dessus, en évitant les contraintes. Tu peux voir ça comme une astuce juridique pour se défausser de la question philosophique. Et c’est le cas en fait. Certains peuvent considérer que toutes leurs instances sont la même personne, d’autres non. Vu de l’extérieur, tu es indiscernable de l’Émy que Snack aime tant ! Et la loi t’autorise à l’être, c’est tout.

– C’est nous qui donnons du sens à ce genre de chose Émy, complète Zoy. Même nos esprits très différents de ceux des humains ont besoin d’associer des étiquettes à ce qui nous entoure pour pouvoir les manipuler mentalement. Mais la réalité est bien trop continue pour tracer des frontières indiscutables et ces concepts restent artificiels. Ce n’est pas grave : on s’en sort bien avec.

– Il va me falloir du temps pour encaisser tout ça, je pense, avoue Émy.

– Et nous on sera là tout le temps qu’il faudra pour t’aider. Et même après ! », déclare Snack sous la confirmation gestuelle des deux autres nevians. Un étrange sentiment envahi les pensées de Milly : ce doit être ça une famille.

Après avoir englouti une autre bouchée, Émy change de sujet : « Tu n’avais pas dit que tu pensais me parler de tes amis qu’une fois que Zoy avait une maison ?

– Oh… Heu… Oui, s’étranglent le nevian pris de court.

– En attendant que ce soit le cas, il peut rester ici s’il veut, dit-elle.

– D’accord… », hésitent les trois nevians, simultanément.

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