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Un sale vent du nord sournois s'engouffre sous ma parka, s'immisce jusque dans mes veines. De mes doigts tremblants, j'essaie d'entortiller mon foulard comme une capuche, conscient du ridicule de mon apparence. Je souffle dans mes mains, les ramène à la vie. Pauvres mains... je pleurerais de pitié pour moi. Les passants me frôlent sans me voir. Je titube jusqu'au café, j'y trouverai chaleur et répit. À travers la vitrine, elles sont là, trois corneilles, immobiles, les yeux tournés vers moi. Je recule si violemment que je heurte un corps en mouvement. La silhouette s'éloigne sans entendre mes excuses murmurées. Je reste là à grelotter sous un ciel où les nuages, en une large et lente invasion, abrillent de percale immaculée la ville qui ne veut pas de moi. Les premiers flocons volètent, légers, à peine brillants, emplissent peu à peu l'espace, forment autour des objets et des passants un rideau dense comme un banc de brouillard. Dans la rue, la neige dessine un ballet mouvant d'ombres fantomatiques. Des phares brisent l'harmonie des âmes, des pneus miaulent en freinant sur la chaussée lisse et scintillante de leur passage.

Un croassement aigu déchire la toile blanche du ciel, un déferlement de cris rageurs le suit, à peine feutré par la densité des flocons. Je les devine tournoyant sur nos têtes, noires vigiles de notre destruction prochaine. Elles s'approchent, leurs voix se font stridentes, j'en entrevois sur la corniche du café, d'autres s'alignent à leurs côtés, combien sont-elles à s'abattre sur nous ? Un poids soudain sur mon épaule, elle est là, telle la main d'un aveugle épuisé, lourde et insistante. J'essaie de la chasser, en vain. Ses serres agrippent le tissu de ma parka, s'enfoncent jusqu'à ma chair. Son bec vient heurter le pavillon de mon oreille : « On t'aura, Oscar, on t'aura. »

Je cours, la bête aux ailes déployées arrimée à mon épaule, mes pleurs et ses cris vainqueurs, ma faiblesse et sa force en une étreinte mortifère.

Je m'arrête devant chez moi, soumis, résigné. Derrière le mur de flocons, s'esquissent, dans leur immobilité obstinée, des centaines de corneilles perchées sur la clôture, les rambardes des balcons et la corniche de la maison. De temps à autre, l'une pousse dans ma direction un croassement moqueur, auquel ma geôlière répond d'une plainte d'une insensibilité marmoréenne.

Je me retourne. Une femme se tient face à moi, sur le trottoir d'en face. Noire comme un fétiche d'ébène, elle me regarde. Son bec, exagérément large et long, me pointe. Une autre sort du parc et se joint à elle. Trois corneilles tombent du ciel, s'enlignent à leur suite. Un mur noir s'érige dans la rue, perce le voile dansant de la neige.

Des dizaines de femmes aux becs ensanglantés convergent vers moi, au rythme lent de mortes-vivantes de cinéma. Elles forment un demi-cercle, se serrent les unes contre les autres, se rapprochent. Leurs ailes se touchent, se soulèvent, caressent une épaule amie, se brandissent et me menacent.

Voici la jeune fille du parc, dont la jolie lune ronde est cachée par un assemblage de cuirs cousus avec maladresse. Le masque de Clara, par contre, a dû faire l'objet de recherches intensives. Simone porte le sien de travers. Les deux femmes de la ruelle pointent du doigt la bête perchée sur mon épaule et rient. Je réponds à leur rire, la nausée au bord des lèvres, la sensation du sang poisseux sur ma peau, la douleur des serres dans la chair de mon épaule.

Un crissement de pneus dans la neige, l'éclair intermittent de gyrophares. L'auto de police comme un rempart entre les femmes et moi. Un officier en sort. Je m'approche, lui tends les poignets. L'agent m'invite à monter. Le véhicule démarre en patinant, sous un ciel de plumes noires et de duvet blanc.

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