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Nina m'a quitté en août. Comme un imbécile, je l'attends, comme un idiot, j'attrape vingt fois mon portable pour l'appeler et la supplier de rentrer, comme un maniaque, je lui texte ma douleur cinquante fois par jour, comme un désespéré, je pleure. Septembre passe sans que je profite des derniers instants de l'été, qui brille sans moi et garde sa chaleur pour les autres, les bienheureux de la médiocrité tranquille. La belle saison s’étire, les collègues au bureau s’animent, font des projets de sorties en famille, le mien se résume à mon lit. Octobre pleut glacé pour ramener tout le monde à l'ordre : on ne parle plus que de pneus d'hiver, d'abrasifs écologiques et des Canadiens qui patinent sur la bottine. Je n'ai pas d'auto, je ne regarde pas le hockey, je m'en fous. Halloween s’annonce avec son cortège de fées, de princesses, de licornes, de pirates et de vampires, je n’ouvre pas la porte, à quoi bon, les enfants n'entrent pas dans les immeubles comme le mien, froid et surpeuplé de célibataires égocentriques. J'ai tout de même acheté des friandises, je les mange au lit en visionnant en rafale la saison 2 de Stranger Things et en pensant à Nina l'intello qui a trouvé la saison 1 parfaite pour les adulescents comme moi. Elle doit se taper Santa Clarita Diet en cachette.

La corneille est revenue ce matin, je lui jette au bec un morceau de Three Musketeers, la barre au nougat préférée du dermadog de Dustin. Elle l’attrape au vol, la crache, puis s’envole. Je cherche la fille des yeux. Il fait si gris que même les chats ne rôdent pas. Seule la photo d'un gros tigré tapisse un poteau de téléphone. On a dû la coller très tôt, elle n'y était pas la veille. Encore un de perdu. Les chats font les malins, mais se dissipent dans le brouillard dès qu’une chasse à l’amour ou à la souris les mène trois coins de rue trop loin. On ne les revoit plus, sauf sur les poteaux. On apprend que le noir à la queue rasée s'appelait Paul, et que la grosse espagnole ne répondait jamais au nom d'Ingrid. À quoi bon les nommer, les chats ? Ils ne réapparaissent jamais, leurs photos se délavent à la pluie et se déchirent au vent.

J'appelle Nina, je tombe sur sa boîte vocale. Je m'en veux sur-le-champ. Même si je ne laisse pas de message, elle saura que c'est moi. Je gémis : « Nina, Nina, reviens. » La dernière fois, le truc a fonctionné, allez savoir pourquoi. Trois semaines plus tard, elle me traitait de fou et claquait la porte.

On est samedi, et je suis une loque. Personne ne pense à moi. Je finis par m'habiller, sans me doucher, à quoi bon sentir bon, et je sors me chercher un café et un scone aux bleuets, du carburant pour tenir jusqu'au midi. En route vers la boulangerie, distrait, je marche sur les talons d’une longue femme toute de noir vêtue. Elle se retourne vers moi. Je m’apprête à me confondre en plates excuses, me fige devant son visage de craie. La femme plisse des yeux, on dirait qu'elle sourit en secret. Ses paupières disparaissent totalement sous le khôl. Soudain elles s'ouvrent sur deux disques noirs, des pupilles où luit une goutte de mercure. De nouveau, ses paupières s'abaissent, le fard dessine deux gouffres.

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