47.2

7 minutes de lecture

Un deuxième épisode de 7 minutes histoire de rattraper un peu mon retard xD

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– Alors oui, j’ai fini par lui ouvrir ma porte, marmonna Maya. Outre le fait que nos souvenirs, notre enfance nous rassemblaient… Je crois que je partage un fragment minuscule, un tout petit éclat de ce qu’il porte à l’intérieur de lui. En lui donnant de la compassion, je me donne aussi de la compassion à moi-même… Je ne sais pas si tu comprends… C’est comme ça que je le ressens.

Elle me lança de nouveau ce regard pénétrant, presque effrayant tant il semblait lire en moi.

– Et toi, Picta ? Tu n’as pas fait d’erreur ? Jamais ?

Je baissai le regard, puis le relevai. Je cherchai quoi répondre, comment incriminer Auroq et innocenter Maya… C’était facile, l’ampleur de leur crime n’avait rien à voir. Mais d’un coup, sa question souleva quelque chose en moi. Quelque chose qui me revint aussi brutalement qu’une gifle. Le nom de Nasti… et tous les souvenirs qui lui étaient associés.

Ce fut si soudain, si incroyablement violent que je dus fermer les yeux très fort et inspirer à fond. Je ne voulais plus voir ce visage… Ce visage qui flottait encore devant moi, qui me revenait certaines nuits, qui ne m’avait jamais vraiment quittée. Les sons, les odeurs, les sensations de ce jour fatidique me revinrent en pleine face. Ils se déversèrent en moi comme un fleuve trop puissant pour être retenu.

L’herbe humide et froide du jardin. Le bruit sinistre de mon attelle qui grinçait dans le silence, la souffrance qui me paralysait toute la jambe, qui me faisait gémir à chaque pas, mais je marchais pourtant… Je marchais… vers elle, penchée sur la rambarde en bois ciré, qui donnait à manger aux oiseaux. Elle caressait une mésange. Elle était maigre, plus maigre qu’avant ; elle avait perdu du poids depuis le départ de son Ours, depuis leur union inféconde…

Elle se tenait tout au bord du vide.

– Picta ? souffla la voix de Maya, qui me parut lointaine et fragile. Picta !

L’herbe disparut, les nuages gris et ternes laissèrent la place à une voûte de bois, la hauteur démesurée de mes getas s’évanouirent et me laissèrent pieds nus sur le bois chaud. Je ne sais pas ce que Maya devina de mon silence, mais elle qui n’avait jamais été très tactile, elle m’attrapa gauchement, presque brutalement et me serra contre elle.

– Picta, tout va bien.

– J’ai fait des erreurs moi aussi, parvins-je à dire entre deux hoquets.

Sauf que la mort de Nasti n’était pas une erreur. Je l’avais tuée de sang-froid. Je l’avais heurtée pour la déséquilibrer, et quand elle était tombée par terre, choquée et ébahie, je l’avais poussée une deuxième fois. Je l’avais poussée de toutes mes forces entre les deux balustres qui bordaient le vide… Ses mains m’avaient griffé les avant-bras jusqu’au sang en cherchant désespérément une prise. Elle n’avait pas crié. Un hoquet de peur, simplement, avant de disparaître à jamais.

Je n’avais même pas ressenti d’émotions en la précipitant dans le vide. Je n’étais pas aveuglée par la rage ; je n’étais pas aveuglée tout court. J’avais l’esprit très clair à cet instant. Je voulais la voir morte.

Maya n’avait rien d’une meurtrière. Auroq lui-même, pour ce que je savais de lui, n’avait jamais tué de ses mains. Il était comme un geai : agressif et revanchard, mais il ne tuait pas de sang-froid. Ce n’était pas lui. Ce n’était ni sa morale, ni son caractère.

Moi, j’étais une meurtrière. De nous trois, c'était certainement moi la plus monstrueuse.

Maya me relâcha enfin. Elle faillit m’éborgner en voulant m’essuyer les paupières, et je songeais stupidement qu’Auroq avait toujours été le seul à faire ce geste pour moi – ce geste qui paraissait si facile avec ses grandes mains noires. Je m’appuyai sur ma canne pour reprendre contenance, je la serrai à m’en faire mal aux doigts. Son poids familier m’apaisa. Elle était la seule chose solide et fiable de mon entourage, elle n’avait tué personne, elle n’avait jamais fait d’erreurs ; ce n’était qu’une stupide canne, un objet, une chose. Maya mit les mains sur ses hanches, dans une attitude un peu surjouée qui lui seyait mal.

– Picta, quoi que tu aies fait, sache que je m’en moque, affirma-t-elle d’une voix pleine de défi. Je ne veux même pas le savoir, ça ne me regarde pas ! Moi, je ne juge pas les gens à leurs erreurs. D’abord parce que je ne veux pas être jugée sur les miennes. Et ensuite parce que ça n’a pas de sens. Si on commence ainsi, autant condamner tout le monde !

Elle s’affaira autour du brasero presque éteint, y remit du petit bois, puis fit tinter la théière, sans se douter que ses mots venaient de laisser une empreinte indélébile en moi.

– Je juge les gens à ce qu’ils ont dans leur tête, ajouta-t-elle avec une véhémence presque colérique. Et tu devrais faire pareil ! Je sais ce que toi, tu as dans la tête. Et je sais ce que cette andouille d’Auroq a dans la tête. On le connaît bien, toi et moi, pas vrai ? On sait que c’est un gamin à côté du vieux Paz et ses yeux de serpent…

Je détournai la tête.

– Peu importe ce que les gens ont dans la tête, Maya, les actes comptent, surtout les actes graves. Et il y a des actes impardonnables. Des gens impardonnables.

Elle souffla d’exaspération, comme si j’étais la personne la plus incompréhensible qu’elle ait vu de sa vie.

– Picta, si les erreurs d’Auroq font de lui un monstre, alors nous sommes tous des monstres. Pourquoi tu ne le juges pas plutôt sur tout ce qu’il a fait de bien ?

– A-t-il fait quoi que ce soit de bien ? rétorquai-je.

Elle désigna ma jambe.

– Je me souviens d’un Ours prêt à tout pour sa Dame.

– C’était il y a plus de trente ans, dis-je d’un ton froid. Il n’avait rien à voir avec celui qu’il est aujourd’hui.

– Aujourd’hui ? Il donne des leçons d’herboristerie et de jardinage aux enfants Ours, il essaie de convaincre les rebelles de lui confier leurs fils. (Maya sourit.) C’est l’instructeur Ours, c’est comme ça qu’on l’appelle. Il leur apprend le respect des Dames et les fait travailler avec des fillettes… Et régulièrement, il se fait battre par un père ou deux qui n’aiment pas ce que leurs fils apprennent avec lui… Mais il s’en moque. Il continue.

Son explication me surprit, mais je n’en laissai rien paraître et dit d'une voix froide :

– Et il livre des jeunes filles aux chefs rebelles quand il revient de ses explorations.

Maya détourna les yeux.

– Je vois. Alors tu n’as plus qu’à blâmer tous les Ours. Dagnor, Asteior et tous les autres. Et bon nombre de Dames aussi : comme les autres, je ne me suis jamais interposée. Je me contente de prier la Maison pour que jamais mes filles ne vivent une chose pareille... Auroq fait ce que tout le monde fait pour survivre. Tu vas le blâmer pour cela ? Pour avoir survécu ? Tu aurais préféré qu’il meure stupidement, avec bravoure, pour défendre une jeune fille déjà condamnée ?

– Oui, dis-je à voix basse. Il serait mort avec éclat et honneur, au lieu de vivre dans la honte. Cela aurait été digne de lui. Qu’est-ce que tu veux, Maya, à la fin ? Pourquoi essaies-tu à ce point de me convaincre ?

– Parce que j’en ai assez de vous voir malheureux, tous les deux ! rétorqua-t-elle.

Je fronçai les sourcils, surprise par cette réponse insensée. Elle me pointa du doigt dans un geste très impoli.

– Bon sang ! Depuis que je vous connais, j’ai l’impression de ne jamais, jamais vous avoir vus heureux ! Même quand nous étions tous jeunes et insouciants, vous deux étiez tristes comme des pierres. Une boiteuse victimisée et une espèce d’idiot juste bon à recevoir le fouet !

– Merci pour ta délicatesse, grommelai-je.

– Demande à Dagnor ce qu’il en pense !

Elle mit une tape sur la tête de son Ours, qui se contenta de lever les yeux au ciel et de hocher la tête avec un enthousiasme très limité.

– Il est d’accord ! affirma Maya. Bien sûr qu’il est d’accord. Tu veux la vérité ? J’en ai assez de voir Auroq traîner sa vieille carcasse triste dans tous les coins. Bon sang, ça fait des années qu’il erre comme un spectre en essayant de remettre la main sur toi ! Quand il n’est pas en train d’explorer les hauteurs de la Maison, il est ici, et quand il n’est pas ici, il travaille aux jardins. Je le vois partout, c’est insupportable. S’il était agréable à regarder, encore, je m’en accomoderai ! Mais non. Il me fait peur quand je le vois surgir d’un coin sombre !

Elle me chassa d’un geste de la main délibéré.

– Alors si vous voulez sortir de la Maison, très bien. Partez bien loin et pondez-nous une brochette de petits garnements. Il serait temps, bientôt tu seras vraiment trop vieille.

– Je suis déjà trop vieille, Maya, marmonnai-je, prise d’une émotion que je ne comprenais pas très bien.

– Et surtout, empêche Auroq de faire exploser ou brûler tout ce qui l’entoure, de lancer une rébellion d’arbustes contre une forêt de hêtres ou je ne sais quelle autre stupide idée !

– Maya, cesse donc !

Elle me faisait miroiter des rêves que je savais impossibles, que je savais inconcevables dans notre situation, et cela me faisait mal. Elle me semblait si vive, si convaincue d’avoir raison, à l’opposé de moi qui n’étais plus qu’un champ de ruines à l’intérieur...

– Je cesse, je cesse. Maintenant, va le chercher et ramène-le ici.

Elle me fit un clin d’œil qui me parut absolument décalé sur son visage vieillissant.

– Je vous donnerai des kimonos pour Grenat et celles qui ont dû descendre avec vous. C’est à Auroq de les transporter. J’insiste ! C’est à l’Ours de porter les affaires pour sa Dame.

Je me retrouvai hors de la tanière avant d’avoir compris ce qu’il était en train de m’arriver. M’avait-elle poussée ?

– Et soyez heureux, rouspéta-t-elle derrière moi. Picta, j’ai l’impression d’enfoncer des portes ouvertes, mais tu sais, vous n’êtes pas toujours obligés de souffrir. Peu importe qu’Auroq soit un monstre. C’est ton monstre. Et même les monstres méritent le bonheur.

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