46.2

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– Je n’ai rien vu, je n’étais pas encore redescendue. À ce qu’on raconte, ils sont revenus à la Maison quelques jours plus tard. Sauf que les rebelles avaient prévu le coup, tu penses bien ! Ils ont relevé leurs échelles et ils ont bloqué les entrées du bas. Et quand les intendants ont essayé de forcer le passage, ils ont reçu des seaux d’eau bouillante sur le crâne. On dit que beaucoup d’intendants sont morts en tentant d’entrer, et que les autres se sont enfuis. Peut-être qu’ils sont revenus plus tard, je ne sais pas. Mais tout était déjà fini. Les rebelles avaient fait venir presque tous les leurs dans la Maison – tous ceux qui le voulaient. Ils étaient en surnombre …

Elle prit une gorgée de thé.

– Et vous, repris-je pour la remettre sur le fil de son histoire. Dans l’entresol…

– Ah oui ! Nous sommes restées cachées dans l’entresol du quinzième pendant des jours. On sortait parfois en pleine nuit, par petits groupes, pour aller chercher de la nourriture et de l’eau… La plupart des rebelles sont vite repartis aux étages inférieurs, mais je crois qu’ils faisaient des rondes régulièrement. Nous avions si peur qu’ils reviennent ! C’était terrible, Picta. Il y avait encore des cadavres dans tous les couloirs… Heureusement qu’il nous restait assez de pétrole et de charbon pour faire un peu de feu. Il faisait noir en permanence, on perdait la notion du temps…

Elle désigna Dagnor.

– Et au bout de quelques semaines… ou peut-être un mois… Des domestiques nous ont trouvées. Ils avaient l’oreille coupée, les yeux cernés, ils cherchaient désespérément des Dames. Et parmi eux… Il y avait Dagnor.

Elle se tut et le contempla un moment. Je l’imitai. Auroq fit de même et bientôt, nous fûmes tous silencieux, observant ce grand Ours au poil argenté qui caressait le front fragile de la petite fille, dans ses bras.

– Quatorze ans que je ne l’avais pas vu, reprit Maya d’une voix faible. Et mes filles… Nos filles… elles ne le connaissaient pas, bien sûr. Si tu nous avais vus, Picta ! C’était si triste. Elles ne savaient pas… Elles ne comprenaient pas. Pour elles, le mot « père » n’avait pas de sens.

Dagnor ne disait rien, ne réagissait pas, mais il ne perdait pas un mot de la conversation.

– Mes pauvres chéries, souffla Maya. Elles n’avaient même plus leurs Ours. Lors de l’attaque, dès que l’alerte a été donnée, ils sont partis défendre le rez-de-chaussée. Ils avaient dix-sept ans, ils étaient jeunes et forts… On ne les a plus revus. Plus jamais.

– Mais lorsque Dagnor vous a fait sortir de l’entresol… dis-je doucement. Les autres Ours, les rebelles… ne vous ont-ils pas fait de mal ?

La fin sordide de notre éclaireuse ne quittait pas mon esprit. Mais il était vrai qu’elle était descendue à peine deux semaines après le jour du massacre…

– Penses-tu, maugréa Maya avec dédain. Après des semaines de folie, ils ont fini par se rappeler qu’ils avaient besoin de nous. Et nos Ours nous ont protégées : ils avaient réussi à mettre en place des accords simplistes à notre sujet… Auroq a dû t’en parler. Alors nous nous sommes installés ici. Mais j'avais très peur pour mes filles. Dagnor a fait en sorte que deux domestiques les revendiquent, pour qu'aucun rebelle n'ose poser ses sales pattes sur elles. Puis je leur ai interdit de sortir sans deux ou serviteurs adultes pour les encadrer... La situation était si instable ! Picta, c’était un lit de braises sur le point de s’enflammer. Il y avait des Dames, des domestiques et énormément de rebelles qui vivaient tous ensemble dans ces étages, mais qui ne cohabitaient pas. C’était le chaos.

Elle termina son thé, appela Auroq d’un geste directif et lui tendit sa tasse. Mon Ours fit grise mine, mais accepta de la débarrasser.

– Les Dames devaient faire les basses besognes et travailler aux jardins, les rebelles contrôlaient l’eau et les matières premières, poursuivit-elle. Ils abusaient de leur position de force et mangeaient presque toutes les réserves à eux seuls. Ils ne comprenaient pas pourquoi nos domestiques n’étaient pas satisfaits du nouvel ordre des choses, pourquoi ils n’en profitaient pas ! Nos Ours essayaient de nous protéger, ils travaillaient à nos côtés… Et ils rêvaient de vengeance. Mais les autres étaient bien trop nombreux. Ils grouillaient partout.

– Il y a eu beaucoup de sang versé, dit gravement Auroq. Même après la fin du massacre.

– Il y avait des émeutes presque chaque jour. Des altercations dans les couloirs, des meurtres... Parfois, un rebelle était retrouvé mort dans un jardin, lapidé à coups de pierres. Le lendemain, des domestiques étaient égorgés en représailles… Œil pour œil, dent pour dent. C’était effroyable. Personne ne se sentait en sécurité. Le pire, ça a été le jour des Douze Têtes…

Maya inspira profondément.

– Certaines des nôtres ont empoisonné une trentaine de rebelles. C’était facile, puisqu’ils nous obligeaient à les servir ! Elles auraient peut-être réussi à nous débarrasser d’eux, mais hélas, ils ne mangent pas tous en même temps. Dès que les premières convulsions sont arrivées, tous les autres ont compris. Alors ils ont commencé à se méfier de nous, à nous craindre. Pendant longtemps, ils ont fait goûter leurs plats à certaines d'entre nous avant de les manger... Et pour nous faire passer l’envie de recommencer, ce jour-là, ils ont tué douze Dames et ont exposé leurs têtes sur des piques, le long des jardins. (Elle cacha son visage dans ses mains.) Oh ! Bon sang, c’était atroce.

Je buvais ses paroles, les yeux écarquillés d’horreur, en tentant d’imaginer autant de chaos, autant de haine.

– Quant à mes filles et moi… Dagnor et ses collègues veillaient sur nous jour et nuit. Nous ne dormions pas. Personne ne dormait. C’était un nid de serpents qui nous entourait ! (Sa voix s'enroua subitement.) Peu après notre arrivée, des serviteurs ont lancé une offensive contre les rebelles. C’était sans espoir : ils étaient bien trop nombreux, ils avaient déjà pris leurs marques dans la Maison... Moins de deux cents domestiques se sont soulevés. Les autres voulaient simplement survivre et faire survivre leur Dame. Et ça, ça voulait dire ne surtout pas faire de vagues…

– Ils sont tous morts, intervint la voix de basse de Dagnor. L’attaque a été matée en deux heures à peine. C’était grotesque.

– Mais alors, comment… hésitai-je. Comment la situation s’est-elle stabilisée ? Comment pouvez-vous vivre ainsi, parmi eux, après tout ce qu’ils ont fait ?

– Il y a eu une trêve, soupira Maya. Assez vite, d’ailleurs. Au bout de deux ou trois mois, je dirais. Ils ont bien vu que la situation était intenable. Pour eux comme pour nous. Ils n’arrivaient pas à faire régner l’ordre !

Je fronçais les sourcils. Une trêve. Comment pouvait-on conclure une trêve avec de tels barbares ? Maya hocha la tête vers Auroq, qui léchait le fond de sa tasse comme un enfant.

– Ton Ours a réussi à organiser une réunion entre les chefs des deux camps. Dans le calme… enfin, plus ou moins. Il y a eu un mort, je crois. Et un amputé.

– Tout le miel est resté au fond, grogna-t-il. Qu’est-ce que c’est que cette sorcellerie ?

– On parle sérieusement, là, Auroq ! le rabroua-t-elle.

Il haussa les épaules :

– Je n’aurais pas pu organiser la trêve sans les foreurs. Notamment mon frère. (Il détourna les yeux.) Il n’a jamais été un guerrier… Il n’était pas là le jour du massacre : il pleurait la mort d’un de ses fils. Quand il est venu ensuite, quand il a vu ce qu’avait donné notre révolte… Il a été horrifié. C’est lui qui m’a aidé. Lui et tous ses amis de la mine. Maintenant qu’ils avaient obtenu la Maison, ils voulaient pouvoir y vivre. Ils voulaient la paix. Et Paz et Roc les ont écoutés. Ce sont des salopards, mais ils savent écouter leur peuple.

Sa voix baissa.

– Après ça, mon frère n’est plus jamais revenu dans la Maison… Ce qu'il a vu l'a dégoûté.

– Au début, la trêve ne devait durer que quelques jours, le temps de mettre en place de vraies lois, de se mettre d’accord, reprit Maya. D’arrêter de faire régner la loi du plus fort. Nous, les Dames, nous n’avions pas voix au chapitre, tu penses bien ! (Les coins de sa bouche se crispèrent.) Nous travaillions aux jardins, au ménage…

– Mais les deux camps n’ont jamais réussi à s’entendre, soupira Auroq. Les domestiques voulaient seulement jeter les insurgés hors de la Maison, et inversement. Rien n’a vraiment été mis en place, aucune loi, aucune nouvelle caste. Alors, pour qu'on cesse de s'entretuer, la trêve a duré. Depuis quinze ans, elle dure. C’est juste… resté comme ça. Il y a encore parfois des altercations, des bagarres qui dégénèrent, mais petit à petit, chacun a cessé d'attaquer le voisin...

– C’est grâce à nous, fit savoir Maya d’un air méprisant. Nos domestiques n’ont jamais cessé de vouloir en découdre. Il y aurait encore des révoltes et des émeutes si nous ne leur avions pas ordonné de se tenir tranquille ! Nous en avions assez d’avoir peur. Dans quel monde auraient grandi nos enfants si nous n’avions pas maintenu la trêve ? Parfois, il faut savoir ravaler sa rancœur pour survivre.

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