37.2

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Le gamin que je tenais s’écroula par terre, mais je le relevai d’un geste sec.

– Debout, toi. Tu viens avec moi.

Son frère nous dévisagea, la bouche tordue d’angoisse et les yeux emplis de larmes.

– Mais t’avais dit…

– Ferme-la. Je l’emmène. Si jamais quelqu’un me tombe dessus avant que je sorte de la mine, je te le laisserai quelque part dans un tunnel. Mort. Je me fais bien comprendre ?

J’avais besoin d’un otage. Paz n’avait sûrement pas laissé deux uniques veilleurs dans le coin. L’adolescent hocha la tête, muet.

– Paz est déjà parti avec nos gars ?

Il acquiesça de nouveau.

– Je sors, lâchai-je. Une fois arrivé à la surface, je relâche ton frère. Ça te va ?

Sans attendre sa réponse, je m’enfonçai dans le tunnel en traînant le gosse ensanglanté à ma suite.

À la surface, l’air était chaud et lourd, empreint d’une étrange odeur de sang et de viscères. Le ciel sans lune n’était qu’un couvercle de plomb qui pesait sur la plaine ; tout était obscur. Un orage grondait au loin. Il ne tarderait pas à venir cracher sa fureur sur la Maison, attiré par sa hauteur démentielle.

Je relâchai le gosse terrifié, qui déguerpit aussitôt. Pas de veilleurs, nulle part ; ou en tout cas, indétectables. Tous les gars dangereux étaient partis avec Paz. Je me sentis presque insulté qu’il n’ait laissé personne d’autre que deux mioches pour me garder. Personne ne m’avait barré la route dans les tunnels ; à cette heure, la mine était déserte. Seules des voix et des exclamations résonnaient encore dans les terriers.

Quand je butai contre quelque chose de lourd et mou, je compris d’où provenait l’odeur de cadavre. Un corps épais se trouvait là, étendu dans l’obscurité. L’un des intendants qui avait monté la garde près du puits. J’en dénombrai d’autres, d’énormes formes sombres qui jonchaient le sol.

Je m'orientai sans mal dans les ténèbres de la nuit. La base de la Maison étaient toujours obscure, mais en plein été, les étages supérieurs scintillaient de toutes leurs fenêtres et la forme parfaite de leurs arches se découpait en faisceaux de lumière. L'édifice s'élevait vers les cieux, silencieux et menaçant dans sa froide verticalité. Les hauteurs se fondaient dans les nuages en une nuée de lucioles immobiles.

Je me mis en marche d’un pas vif, le ventre creusé par l’angoisse et la faim, sachant que je n’aurais pas assez de forces pour me précipiter jusque là-bas.

Mais quand une explosion se produisit sous mes yeux, je me mis à courir.

Minuscule et délicate dans la nuit, elle disparut très vite, comme une fleur de lumière aussitôt éteinte. La distance était telle que seul un son très faible, risible, parvint jusqu’à moi. L’espace d’un instant, sa lumière rougeâtre et dansante avait fait apparaître une masse de silhouettes noires, agglutinées sous les arches, qui attendaient devant les portes.

Puis tout était redevenu obscur.

Je fonçai vers cette obscurité-là, le souffle déjà haché, mes côtes fêlées déchirant mon torse à chacun de mes pas. Je ne tardai pas à ralentir. Une heure de marche me séparait de la Maison. C’était bien trop long pour maintenir ce rythme. J’étais si loin, si loin ! L’impuissance me rongeait les entrailles.

Au bout d’un long moment me parvinrent les cris. Des voix d’Ours exclusivement, emplies de hargne, de brutalité et d’une allégresse euphorique qui me donna la chair de poule. Paz avait réussi son œuvre, je le savais déjà. Devant moi, d’autres fleurs de lumière se déployèrent. Trop faibles pour prendre racine dans le bois massif, les flammes rampèrent sur les arches, nimbant les silhouettes des Ours qui s’engouffraient en masse à l’intérieur du rez-de-chaussée.

Lorsque j’atteignis la Maison, ils avaient disparu.

Il ne restait que les portes monumentales grandes ouvertes, à moitié dégondées, ainsi que les débris de trois de nos explosifs – je reconnus les morceaux de métal issus de lampes à pétrole. Des flammèches paresseuses léchaient le bois fendillé du mur, sans s’y attacher vraiment.

Fiévreux, à bout de souffle, je pénétrai dans cette gueule obscure.

À l’intérieur régnait un vacarme d’une violence inouïe. Cris de douleur et de rage, explosions, craquement des flammes, et surtout le son inimitable des lanières de fouet qui claquaient dans l’air. Je perdis pied un instant.

Il y avait des Ours partout. Dans un théâtre d’ombres et de lumière rouge, des intendants et des domestiques s’opposaient aux envahisseurs, à coups de fouet, de bûches, de marteaux et de bêches – désarmée, la Maison leur avait confié tout ce qui pouvait frapper fort. Face à eux grouillaient les insurgés qui déferlaient comme une armée noire, reconnaissables à leur pelage sale, leurs corps trapus et courts sur pattes. Et leurs yeux. Leurs yeux où brûlaient la rage et la vengeance.

Des Ours défendaient la Maison contre d’autres Ours. Cela avait dû surprendre Paz et les nôtres dans un premier temps, mais ils s’étaient ressaisis. Des corps jonchaient le sol dans un chaos insensé. Des yeux ternes, ouverts sur le vide, reflétaient l’éclat des lampes par dizaines. Les rebelles soulevaient les cadavres en grognant et les jetaient sur les intendants pour les faire tomber, pour dévier leurs fouets. Mal entraînés, dépourvus de la force hargneuse des foreurs et des autres ouvriers, les esclaves de la Maison tentaient de maintenir leur barrage… de leur barrer l’entrée aux escaliers. Ils tombaient comme des mouches sous les burins, les scies, les bâtons taillés en pointe.

– Pétez-leur la gueule ! ne cessaient de tonner les miens.

– Dégagez ou vous finirez par terre, comme vos morts ! On veut passer ! C’est les blanches qu’on veut voir ! Pas vous !

Quelqu’un lança un explosif dans le rang des intendants. L’espace d’un instant, le temps parut suspendu, puis il explosa d’un coup dans un souffle ardent qui embrasa deux des leurs. Leurs hurlements montèrent vers le plafond, suraigus.

« Ne lancez jamais nos bombes sur quelqu’un », avais-je répété lors de nos assemblées. « Elles sont faites pour détruire les parois, pas pour tuer les nôtres. »

Chaque fois, tous avaient hoché la tête, sages et compréhensifs. Bien sûr.

Je me détournai pour ne pas voir les Ours brûler vif. J’avais toujours trouvé la Maison stupide parce qu’elle se reposait sur ses fouets, qu'elle n'avait jamais songé à créer d'armes pendant ses siècles de règne. Elle aurait pu mettre à contribution l’intelligence de ses ingénieures pour cela, mais non. Les Dames nous pensaient si bêtes, si parfaitement conçus pour les servir qu'elles n'imaginaient pas une seconde devoir lutter contre nous. Et je les méprisais pour cette espèce de naïveté cruelle.

Quel imbécile. Je comprenais, à présent. Ce n'était pas de la stupidité. C'était de la sagesse...

Je m’étais cru malin, j’avais cru surpasser les Dames. J’avais aidé les Ours à créer des armes et le résultat était si laid que j’étais incapable de le regarder en face.

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