23.3

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Le choc fut tel que mon souffle se coupa. Auroq.

Grenat était amoureuse d'Auroq. Bien sûr. J'aurais dû le deviner. Comment aurait-elle pu lui résister ? Il était si... si séduisant. Si entier, si franc. Grenat se tortillait devant moi, terriblement mal à l'aise. Ma pauvre sœur. Une fille au cœur brisé, c'était déjà trop dans cette famille ; il y en aurait deux à présent.

– Est-ce que... parvins-je à dire. Est-ce qu'il le sait ?

– Oh non, dit-elle d'un air épouvanté. Je ne pense pas. J'espère que non... Mais je crois que... Parfois, j'ai l'impression qu'il me rend mes regards. Il me sourit souvent quand elle n'est pas là. Mais il sourit à tout le monde, alors est-ce que cela veut vraiment dire quelque chose ?

Je fronçai les sourcils. Auroq n'était pas un habitué du sourire. Quelque chose clochait.

– Elle ? répétai-je. Quand qui n'est pas là ?

– Eh bien... Pali, répondit-elle avec circonspection. Qui d'autre ?

Je m'étranglai à moitié.

– C'est d'Asteior que tu es amoureuse ?

Ma sœur écarquilla les yeux.

– Bien sûr ! À qui pensais-tu ? (Elle lut la réponse dans mon air stupide et soulagé.) Auroq ?! Picta, enfin ! Jamais je ne t'en aurais parlé si cela avait été le cas !

Voilà qui faisait plaisir.

– Auroq ! se récria Grenat qui n'en revenait pas. Voyons, il a presque dix ans de plus que moi ! Et il n'est même pas beau.

Je me froissai aussitôt.

– Tu plaisantes ? C'est le plus beau de nos Ours !

– N'importe quoi, grimaça-t-elle. C'est Asteior, le plus beau ! Il est si séduisant, si fort...

Je me rappelai la présence de Felenk quand une pièce de puzzle se brisa net entre ses doigts.

Un bon Ours ne quittait jamais sa Dame et pouvait tout entendre, sans jamais laisser voir ses pensées. Lorsque la situation n'exigeait rien de lui, il devait être semblable à un meuble : placide, silencieux, invisible. Sans même y penser, nous oubliions souvent leur présence. Nous parlions d'eux sans y prendre garde. C'était ainsi que nous étions élevées. Mais à ce moment-là, Felenk n'avait plus rien d'un meuble. Il regardait toujours le sol ; son expression me fit mal. Grenat n'y fit pas attention, trop prise par ses pensées.

– Et il est drôle ! Pas comme Auroq.

– Auroq est drôle, rétorquai-je. À sa façon. Et souvent sans le vouloir.

– Te souviens-tu quand nous étions petites, quand nous jouions tous ensemble à la marelle sur le balcon ? souffla-t-elle rêveusement. Asteior prenait la gagnante dans ses bras et la faisait voler au-dessus de sa tête. Je ne voulais gagner que pour cela.

Je n'avais jamais gagné à la marelle. Ma cheville m'handicapait bien trop. Mais chaque fois que je trébuchais, que je tombais, que je perdais à ce jeu, les bras d'Auroq étaient là pour me consoler. Perdre m'importait peu, puisque Auroq, lui, restait à mes côtés.

– Il ne le fait plus à présent, soupira-t-elle. Il n'étreint plus que Pali. Mais l'année dernière... tu te souviens, lorsque nous avions échangé nos kimonos pour plaisanter. Ce jour-là où tout le monde nous confondait. Même Maman ! Ce jour-là, Asteior m'a prise dans ses bras. J'étais vêtue de bleu, et il est venu dans mon dos... Il a cru que j'étais elle.

Une Dame ne pouvait pas aimer un autre domestique que le sien. Si par malheur cela advenait, elle devait enterrer ses sentiments très profondément et ne jamais les laisser voir, même lorsqu'ils lui labouraient le cœur pour sortir. Grenat sourit. Un étrange sourire, puisqu'elle semblait au bord des larmes.

– Je n'ai aucun espoir avec lui, n'est-ce pas ? Il appartient à Pali. Et elle ne me le prêtera pas. Elle n'est pas comme ces odieuses filles qui échangent leur Ours avec leurs amies, qui le prêtent à leur mère... celles qui font parler d'elles au tribunal.

Elle ajouta précipitamment :

– Je le sais bien. Ce n'est pas grave. Cela ne me dérange pas de m'accoupler avec Felenk... Je l'aime beaucoup.

Une larme brilla sur la joue noire de Felenk. Il l'essuya d'un geste discret qui me brisa le cœur. Je détournai le regard, par pudeur, en espérant que ce nouvel aveu avait échappé à Grenat. Hélas, elle avait vu. En un éclair, elle prit conscience de tout ce que nous venions de dire – tout ce qu'elle venait de lui infliger.

– Non ! chuchota-t-elle en se jetant à son cou. Ne pleure pas. Pardonne-moi, je ne voulais pas... Je ne savais pas comment te le dire. Je suis une idiote, je... Je ne voulais pas te blesser.

Elle le serra fort contre elle.

– Je t'aime aussi, Felenk. Je t'aime vraiment.

– Mais pas comme lui, dit-il à voix basse.

Ma sœur se mit à pleurer. Elle lui caressa la joue.

– Je suis désolée, ne cessait-elle de répéter. Je suis désolée.

Il enfouit son visage dans son cou, et elle fit de même. Alors je ne vis plus d'eux qu'un enchevêtrement de noir et de blanc. Je détournai les yeux. J'étais venue les voir en espérant apaiser mes émotions, et j'avais trouvé pire encore. Un instant, j'hésitai à les quitter, mais je ne voulais pas m'en aller ainsi, sans un mot.

Je fermai les yeux, essayant désespérément de visualiser ce que j’allais sculpter, mais le visage d’Auroq s’incrustait dans toutes mes projections. Lui, ses yeux pourpres et son expression furieuse.

Bientôt, j'allais devoir vivre sans la chaleur de ses bras, sans ses colères, sans son odeur réconfortante. Je n’étais pas assez naïve pour croire que tout allait s’arranger. Pas en trois mois. Quoi qu’il pût se passer, nous allions être séparés. C'était notre destin ; celui de tous les Ours et toutes les Dames.

Je serrai les paupières. Il fallait que je me concentre sur ce bloc de bois. Il fallait que je me vide l’esprit.

Puis je m'emparai du maillet.

Je pouvais au moins laisser un souvenir de moi à Auroq – autre qu'une chaîne autour du cou.

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