4.4

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Comme dans un cauchemar, je vis sa mauvaise jambe se dérober sous son poids. Elle tenta de se rattraper à la rampe, mais sa main glissa sur le bois poli dans un mouvement qui me parut d’une lenteur infinie.

Je me jetai en avant, un cri bloqué au fond des poumons, quand elle chuta dans l’escalier. J’étais trop loin pour la rattraper. En revanche, il ne me fallut qu’une seconde pour doubler les Ours et rattraper le groupe de filles. Aveuglé par la rage, je les éparpillai brutalement et en attrapai une par le bras, brûlant d’envie de la jeter en contrebas. Elles se mirent à hurler. À cet instant, je ne voulais surtout pas regarder en bas de l’escalier. Je ne pensais qu’à une chose : leur faire mal.

– Lâche-moi ! brailla l’enfant d’une voix suraigüe. Ragor ! Ragor !

Elle appelait son Ours, l’un de ces incapables qui était resté coi pendant la scène. Crocs découverts, je la traînai derrière moi en descendant les marches puis la jetai par terre à côté de sa victime. Elle se mit à pleurer comme une idiote.

– La prochaine fois que tu la touches, la prochaine fois que tu la regardes, je te sors les tripes du bide et je te les fais bouffer crues, putain ! rugis-je.

Avec un soulagement immense, je vis la petite Picta se relever. J’avais craint que la chute ne l’ait tuée, même si elle n’avait dégringolé qu’une volée de marches. Elle saignait au front ; cette coulée rouge sur son pelage blanc m’enraga davantage. Les larmes formaient un sillage brillant sur ses joues. Alors que j’ouvrais la bouche pour lui adresser un mot, je fus projeté contre les marches. Mon crâne heurta le bois et un éclair de douleur me traversa l’esprit.

– Comment oses-tu ? siffla une voix grave au-dessus de moi.

Avant même de rouvrir les yeux, je compris qu’il s’agissait du larbin de la petite garce. Et ses collègues se trouvaient probablement avec lui.

– Tu as porté la main sur une Dame ! éructa-t-il avec une furie égale à la mienne. Tu aurais pu la tuer !

Je bondis sur mes pieds et mon poing vint s’écraser contre sa mâchoire. Il valdingua contre la rampe. Je me jetai sur lui ; il hurla de douleur quand je lui broyai l’épaule entre mes mâchoires.

– C'est sans doute ce que j'aurai dû faire, grondai-je, le goût de son sang sur ma langue. La prochaine fois que ta pute de Renarde s’en prend à une autre gosse, pense à la gifler avant que quelqu’un d’autre prenne les choses en main !

Il tenta de se débattre, en vain. C’était un serviteur docile qui n’avait jamais appris à se battre, alors que le puits de forage avait fait de moi une boule de nerfs perpétuellement sous pression.

Je rugis de frustration lorsque les trois autres m’arrachèrent à ma victime. Ils me poussèrent sur l’escalier et se jetèrent sur moi.

La mêlée dégénéra très vite. Pour mon plus grand plaisir, je pus enfin laisser libre cours à la fureur qui couvait sous ma peau depuis des jours.

***

Lorsque la gamine et moi rentrâmes, un peu plus tard, nous n’avions pas fière allure. À vrai dire, nous n’aurions pas eu l’air plus amochés si la Maison s’était écroulée sur nos têtes. Picta était couverte d’ecchymoses, avec une bosse violacée sur le front et une croûte de sang qui lui descendait le long de la joue ; quant à moi, même si les quatre abrutis ne m’avaient pas réellement atteint, le chef-intendant, lui, ne m’avait pas loupé.

Alerté par les cris des gamines, un sous-intendant était d’abord arrivé sur les lieux au pas de course. Il avait dû demander le renfort de son supérieur et de deux autres Ours pour parvenir à nous séparer.

– Cinqs coups de fouet, avait jeté le chef-intendant. Chacun. On ne se bat pas dans la Maison.

Et il avait déroulé l’instrument, accroché à sa taille.

Ma fierté m’avait empêché de laisser sortir un seul cri de douleur, mais je mentirais si je disais ne pas avoir souffert. Je connaissais déjà les coups de bâton infligés à la mine, mais le fouet était d’une autre sorte. Après ma punition, je boitais presque aussi bas que Picta. Mon dos me brûlait tout entier dans des vagues de douleur lancinantes.

Cependant, j’étais profondément satisfait à l’idée que les quatre autres avaient aussi écopé de ce châtiment. Ils ne le méritaient pas : tout était dû à leurs Renardes. Mais puisqu’elles ne pouvaient pas être punies, je me réjouissais qu’ils aient pris le fouet à leur place.

La Maison me rendait mesquin.

Je devinais que mon châtiment aurait pu être bien pire : j'avais touché une Renarde sans son aval et l'avait malmenée. Pourtant, les autres Ours ne m'avaient pas dénoncé, et je peinais à comprendre pourquoi. À la mine, l'omerta régnait : aucun foreur ne dénonçait un autre foreur. Tout crime, tout désaccord devait être réglé entre nous. Les intendants le savaient bien. Quand ils découvraient un cadavre au fond d'un tunnel, ils ne posaient pas de question. Ils savaient que personne parmi nous ne brisait l'omerta. Jamais. Celui qui s'y serait risqué aurait fini tabassé, puis abandonné au fond du dernier souterrain, le plus sombre, celui où l'air n'était plus que poussière de charbon.

Pour la première fois, je me demandai si malgré tout son décorum artificiel, Maison ressemblait quand même un peu à la mine. Si cette loi du silence existait chez les domestiques et les ouvriers.

Par contre, la gamine m'inquiétait. Pas la mienne. L'autre, la peste que j'avais balancée par terre. Elle non plus n'avait rien dit aux intendants. Mais elle m'avait fixé avec un sourire sardonique pendant que je subissais le fouet. Son expression me hantait. Elle aurait pu me punir cent fois plus et n'en avait rien fait. Je craignais d'en découvrir la raison.

À notre arrivée, la mère de Picta se précipita sur nous :

– Bon sang ! Mais que vous est-il arrivé, à tous les deux ?

Le seul fait de voir la panique sur son visage fit pleurer l'enfant à nouveau. J’avais été surpris de la rapidité avec laquelle elle avait séché ses larmes après l’accident. Elle s’était contenté de glisser sa petite main dans la mienne, l’expression fermée, et nous nous étions mis en marche sans un mot.

– Picta ! Auroq ! Je vous parle. (La Renarde repéra les marques de fouet que je portais sur l’échine.) Qu’est-ce que tu as fait à ma fille ?

Je me souvenais très bien de ce premier matin où elle m’avait menacé de punition à la moindre égratignure sur la gamine. Soudain, j’eus peur d’un nouveau châtiment. Je sentais la peau de mon dos qui suintait, ouverte, et craignais de ne pouvoir me relever si on me fouettait de nouveau. Mais je fis le bravache et la fixai droit dans les yeux – geste formellement interdit par le protocole.

– Je suis désolé, ma Dame. Votre fille a plus d’une égratignure.

Elle leva une main comme pour me gifler, mais retint son geste.

– Je t’ai déjà dit de m’appeler Tiukka. Raconte-moi ce qu’il s’est passé.

– J’me suis battu, me contentai-je de dire. Contre d’autres Ours.

Enfin ses bras, enfouie dans les pans bleus soyeux de son kimono, la gosse remua.

– Ce n’est pas lui, maman ! Il m’a sauvée. Enfin, il a… il m’a défendue.

Je ne dis rien, attendant qu’elle développe ; ce n’était pas à moi d’en parler, mais à elle. Tiukka lui caressa la joue, frottant du doigt le sang séché.

– Qui t’a fait ça, mon trésor ?

Mais l'enfant secoua la tête.

– Je suis juste tombée dans un escalier.

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