9.

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On dit que pour écrire les bonnes histoires, il faut créer des personnages attachants, mais qui savent tour à tour révéler leur part d'ombre et de lumière, pour mieux attendrir les lecteurs. Les rendre plus "humains". C'est quoi un humain ? Pourquoi faut-il être un sombre connard pour atteindre la clarté d'une vie pleine de Bisounours ? Pourquoi cette dualité, qui nous rend plus vulnérables que jamais ? Ne peut-on pas choisir un camp, une bonne fois pour toutes ? 

Du genre, j'ai décidé d'être une salope toute ma vie, point. Ou de faire tellement de bonnes actions que je mériterais d'être canonisée. Mais ça ne marche pas comme ça, hein. On trébuche, on se pète la tronche, on écorche des gens cool et sympas au passage, histoire de bien se confirmer que oui, on s'est conduit comme une pourriture. 

S'en suit alors une grande phase de dépression à coups de glace en pot et de "ouins-ouins" insupportables. Personne ne m'aime, je ne mérite pas tout ça. Gnagnagna. Et puis alors survient à nouveau la lumière, une fois qu'on a touché le fond. Bah ouais, si ça devait se faire plus tôt, ce serait pas drôle. Non, c'est mieux d'aller gratter la merde tout au fond pour être bien sûr que c'est bon, on a eu notre dose, là. 

Et moi, est-ce que j'ai suffisamment fouillé la merde, cette fois ? Parce qu'on ne dirait pas. Toute la nuit, ce putain de bûcheron était là contre moi, à me sourire avec son air de pas y toucher. Il s'est une nouvelle fois invité sous mes draps, dans les tréfonds de mon imagination, s'est incrusté dans les failles d'une vie de chiotte pour mieux la détruire. 

Mais je ne ferai pas tout péter, non. J'ai beau me faire sacrément chier, je ne peux pas replonger. 

Il est le démon, l'ange satanique qui navigue sur l'océan de mon ennui.

Je. Ne. Céderai. Pas.

Mon téléphone. Vibre. 

Fuck.

"Tu viens pas manger ?"

Je souffle. Ne pas regarder la notification, ne pas regarder la notification. Mais pourquoi, bordel, faut-il que mon corps me trahisse ? Je lutte contre mon envie irrépressible de sortir mon téléphone de ma poche. C'est lui. C'est sûrement lui. Ca ne peut être que lui.

Ma main se rapproche de ma p...

"T'as ta bouffe pour ce midi ? Sinon, je me disais qu'on pourrait commander chinois !"

Noémie me fait signe depuis la porte de mon bureau.

"Assez travaillé meuf, il est temps de recharger les batteries !

- J'arrive, j'arrive."

J'extirpe mon smartphone de ma poche. RESISTE. Raaah... Le voyant lumineux clignote bleu. C'est donc un mail. Mais ça peut aussi être un texto... NE. REGARDE. PAS. Objet du diable, je te laisserai donc sur mon bureau le temps de ma pause. Comme ça, pas de tentation...

Je rejoins Noémie à l'entrée. Elle soupire.

"Bon t'as décidé ou bien ? 

- Arf, j'ai pris ma gamelle ce midi, pas de chinois pour moi...

- Eh beh tant pis pour toi ! Tu m'accompagnes quand même ?"

J'acquiesce distraitement. C'est juste un mail. 

"J'ai eu Romu ce matin au tél. Il est encore emmerdé pour mettre en place les animations de septembre, ça risque de nous retarder..."

Noémie déverse ses déboires de la matinée en un flot de paroles discontinu. Mon esprit est resté dans mon bureau, près de mon téléphone... Il clignote bleu... S'installent peu à peu les images de mon rêve de la nuit dernière. Ses yeux. Sa bouche. Sa chemise de bûcheron. Je suis Kacy. Il se rapproche. Il me susurre quelque chose... Sa joue est si proche...

"T'en penses quoi ?"

Noémie est plantée devant moi, son regard me sonde. 

"Hmm, euh, ouais, c'est bien !

- Eh meuf, tu planes, tu m'as écoutée au moins ?"

Je rougis.

"Désolée...

- Oh toi, t'as trop fait la fête ce week-end !"

Elle se retourne, commande un plat de nouilles au bœuf au serveur. Laisse ce putain de téléphone. 

"Zoé nous rejoint pour manger, elle travaille que cet après-midi."

Nous reprenons le trajet en sens inverse. Se concentrer sur la conversation en cours.

"Bon alors, tu racontes ou pas ? Franchement t'as une p'tite mine ce matin, ça se voit que t'as pas dû beaucoup dormir..."

Noémie ponctue sa phrase d'un clin d'œil évocateur. Je laisse échapper un rire forcé.

"Haha, non c'est pas vraiment ce que tu t'imagines..."

Vraiment pas. Ou presque.

"Moi j'ai emmené mon gamin à l'anniversaire d'un de ses copains. Un enfer. T'as déjà vu dix gamins enfermés dans une pièce parce que ça pleut dehors, et qui ne font que hurler pour communiquer ?! Un en-fer, je te dis !"

Oui, j'imagine bien. Trop bien, même. 

Zoé nous attend déjà dans la salle de pause.

"Hey, salut les girls !"

Je la salue brièvement, dégaine ma barquette à réchauffer. Je prends place autour de la table, bien décidée à ne pas me laisser happer par mes pensées intempestives. Prendre part à la conversation, prêter une oreille attentive, être active.

"Ca va Zoé ?" fais-je.

- Bah nickel, et toi ? Dis donc ma bichette, t'as fait nuit blanche ou quoi ?"

Oh, j'ai l'air si fatiguée que ça ? Rêve érotique mouvementé : ça marche, comme excuse ?

"Ouais, faut pas faire de folies de son corps comme ça, la veille de la reprise !"

Merci, Noémie. Je rétorque.

"Si vous saviez...

- Bon et sinon quoi de neuf ? Bien ce week-end ?

- Le top ! Maxence a fait ses premiers pas, attendez je vais vous montrer, j'ai fait plein de vidéos !"

Au. Secours. 

Trop tard, Zoé me tend déjà son téléphone pour que je puisse admirer de plus près les exploits de son bambin expert en humanité. Sourire. S'extasier devant le petit Armstrong qui découvre la Lune. Lancer des "Oh, mais c'est trop bien ! Oh là là, il est précoce, hein !". S'intégrer.

Noémie renchérit.

"Qu'est-ce qu'ils nous en font voir, ces mioches... Et dès le début, en plus. Moi je me souviens, mon accouchement..."

OH. NON. 

C'est parti pour le couplet sempiternel sur l'accouchement et ses joyeusetés. C'est foutu. On en a jusqu'à la fin du repas. Je m'empresse d'engloutir le contenu de mon assiette, prétexte de devoir me dépêcher pour avancer sur un projet. Mais oui, c'est tellement dommage, je n'en saurai pas plus sur les joies des couches culottes qu'on te refourgue à la sortie de la maternité en attendant que tu finisses de te vider de tes liquides...

Je m'éclipse, rejoins mon bureau. Mon cœur tambourine d'excitation dans ma poitrine. 

Verdict ?

L'écran du téléphone s'éclaire. Mail. Et merde. "Le signe astro le plus chanceux du mois d'août". Mmh, je dirais : aucun. Si on devait compter sur les signes astro pour définir notre chemin de vie, ça se saurait. 

"Un p'tit café avant de reprendre ?" demande Zoé.

Oh, on dirait que la discussion sur l'accouchement a été moins longue qu'à l'accoutumée.

"Non merci, c'est gentil !" 

Vibration. Arrêt cardiaque.

J'allume fébrilement l'écran. 

Il a répondu.

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