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Je soupire. Il n'est pas si tard que ça. Et je n'ai plus du tout envie de dormir. J'allume la télé, pour couvrir les ronflements du bout du couloir. Je zappe distraitement. Y a vraiment que de la merde. Entre les rediffs des bouses vues et revues, les émissions qui analysent les bouses qui passent à la télé - vraiment, à quel moment on s'est dit que ce genre d'émission était regardable ? - et les feuilletons à l'eau de rose, le choix est ardu.

Feuilletons d'ailleurs dans lesquels Kacy de Pétaouchnok retrouve son amour de jeunesse, bûcheron de profession, dans le bled de leur enfance et décide d'enfin lui ouvrir son cœur et ses cuisses après une petite séance de "je t'aime moi non plus", de rires forcés et d'un dilemme si grand entre une vie de petite bourgeoise bien lotie dans son appart' sorti tout droit d'un magazine de déco, assorti d'un petit bourgeois bien propre sur lui mais chiant comme la pluie, ou une vie de bohême à courir dans les prés et se faire des mamours en roulant dans l'herbe.

Et moi ? Si j'étais à la place de Kacy, je ferais quoi ? Est-ce que je choisirais la facilité d'une existence déjà toute tracée et bien droite, ou prendrais-je la route de la fantaisie, désorganisée et imprévisible ?

Trop de remises en question prise de tête pour ce soir. Et puis, je n'ai pas de bûcheron à retrouver dans un bled pourri. D'ailleurs, je n'ai pas de bûcheron à proprement parler. Enfin... Une image se forme dans mon esprit. Peut-être que si, en fait.

Un sacré beau bûcheron. Un bûcheron que j'aurais pu passer des heures à regarder couper du bois, juste pour observer ses muscles saillants à l'ouvrage, mais surtout pour avoir le privilège de décrocher un regard ravageur ou peut-être deux. Un genre d'Oliver Mellors nouvelle génération, que je ne pouvais caresser qu'avec les yeux. Puisqu'il m'avait toujours paru inaccessible, inatteignable. Je le contemplais derrière un écran de fumée, imaginant quel amant il pouvait être, de quelle façon il pourrait embraser mon corps, de quelles tortures dignes d'un enfer aux allures de paradis il serait capable...

Je me surprends encore une fois à rêver d'un autre, recroquevillée sous mon plaid, et seule. Ouais, peut-être que je ferais comme Kacy. Et que je pourrais dire merde à cette vie de mémère pour goûter un peu de cet or maudit, si j'en avais l'occasion.

Je saisis mon smartphone. Mes doigts tapent fébrilement dans la barre de recherche : "infidélité". Qu'en disent les bien-pensants ? Est-ce que c'est bien normal d'éprouver ce genre de désirs quand votre vie semble parfaite - parfaitement chiante ? Est-ce normal d'avoir envie de s'offrir le luxe d'une partie de jambes en l'air avec un bûcheron qui m'a peut-être carrément reléguée aux oubliettes depuis le temps ? Combien de femmes sont comme moi ? Combien de femmes ont eu envie d'être infidèles un jour ? Et combien ne l'ont été seulement en pensée, de peur d'affronter une réalité bien plus terrible : la mort du couple ?

Toutes ces pensées m'effraient et me fascinent. Rien que pour chercher des infos là-dessus, je me sens comme une enfant sur le point de commettre une énorme bêtise, mais qui éprouve un désir impérieux de la commettre. Juste pour voir si ça vaut le coup de la faire.

Je déroule la liste des résultats. Beaucoup de forums de discussions sur lesquels je peux lire que les femmes comme moi sont des salopes, qu'il vaut mieux quitter son partenaire, que c'est vraiment dégueulasse, et qu'y penser c'est déjà tromper. Peut-être que tous ces gens ont raison. Sur d'autres sites, le mécanisme psychologique de l'infidélité est décrypté sous tous les angles : manque affectif, impossibilité de se contenter, besoin de contrôle... Peut-être que c'est un mélange de tout ça.

En bas de la page, une bannière affiche une publicité pour un site de rencontres un peu particulier : il promet des rencontres entre "infidèles". Tiens, il y a donc une communauté de connards et de connasses comme moi qui se réunissent au nom du péché et du frisson qu'il engendre ? Intéressant.

Je clique dessus. Pas fait exprès. La page d'accueil du site en question s'affiche. Ca pique les yeux. Ce mauve dégueulasse m'invite à entrer dans l'univers libertin et décomplexé du sexe extra-conjugal, un royaume aux mille et uns délices où la culpabilité et la confiance accordée par nos partenaires légitimes ne sont plus que lointaines illusions.

J'ai la possibilité de créer un compte. Je marque une pause. Les ronflements redoublent d'intensité au bout du couloir. Je m'apprête réellement à faire ça ? Je prends une longue inspiration. Je peux aussi tester, juste pour voir. Après tout, je ne suis pas obligée de mettre ma réelle identité, ni de photo trop ressemblante. Je peux me cacher, voir comment tout ça fonctionne, avant de me jeter à l'eau pour de bon.

Et si je tombe sur des profils de personnes que je connais ? J'esquisse une moue de dégoût. Là, niveau gêne, on taperait dans le haut du panier... D'où l'importance de créer un faux profil. Et peut-être de ne pas indiquer ma réelle localisation. J'ai le droit de flirter seulement virtuellement, aussi. Tout ça n'engage à rien, hein ?

J'ai du mal à l'admettre, mais je crois que la situation commence à m'exciter. M'inventer une nouvelle personnalité, créer une fausse identité, me permettre de m'évader en rencontrant d'autres personnes, ne pas être moi le temps d'un flirt... Oui, tout ça m'excite.

Je ne peine pas à imaginer une nouvelle moi, à me travestir derrière un profil qui me ressemble sans trop l'être, un profil suffisamment mystérieux et énigmatique qui peut donner envie de venir découvrir ce qui se passe à l'autre bout du clavier... Je valide mon inscription. Ca y est. On peut dire que je viens d'atterrir sur le marché de l'infidélité. Je suis infidèle. Je suis une salope. Je trompe mon mec. Ou presque. Enfin je crois. Parce que si on en croit les divers avis, les limites de l'infidélité sont propres à chacun : certains affirment que regarder, c'est déjà tromper. Un peu extrême comme idée, mais sur une échelle de ce type, où est-ce que je me place en m'inscrivant sur un site affiché délibérément extra-conjugal ?

Je peux désormais faire défiler les profils des hommes qui peuvent me correspondre. Et ils sont légion. Certains ne semblent absolument pas pudiques et affichent clairement leur volonté de baiser. Les photos sont parfois évocatrices : du simple torse nu à la photo de braguette à moitié ouverte, c'est le festival du cul interdit. Je suis connectée depuis seulement quelques minutes, et je reçois plus d'une dizaine de notifications. On a "vu" mon profil, on l'a "liké", et je reçois déjà des messages dans la boîte de réception destinée à cet effet.

J'élimine d'entrée de jeu les photos trop suggestives - bordel, je ne suis pas une vache qui cherche un taureau en rut - et les messages trop directs ou écrits dans un français approximatif. J'ai le droit d'être un peu sélective, merde.

Je commence à rentrer dans le jeu, m'enorgueillis du nombre de vues et de likes sur mon profil, et tout ça sans bouger le petit doigt ! Ce site est un immense supermarché et j'ai la liberté et le privilège de pouvoir trier et de choisir parmi tous ces prétendants lequel me semble le plus approprié et le plus méritant pour avoir le droit de m'écarter les cuisses et de me faire ce que d'autres n'ont jamais fait.

Je m'amuse comme une petite folle et navigue en souriant entre les différents profils qui me sont proposés. Pas mal, celui-là, sa copine a de la chance. Ou pas, vue sa présence ici. Celui-ci, trop vieux. Putain, ce mec-là fait trop de gonflette ! Trop de muscles, je peux pas. Pas mon délire de me faire trousser par Hulk. Les profils sont variés et nombreux mais je ne parviens pas à accrocher mon regard sur quelques-uns en particulier.

Tout ceci n'est qu'un jeu et je n'ai peut-être pas réellement envie de voir si je peux faire plus. Oui, peut-être. Et ce ne serait pas plus mal. Allez, une dernière page de profils à faire défiler, et je vais me coucher. La raison aura gain de cause ce soir.

J'arrive enfin au bout de cette dernière page quand mon regard se pose sur une photo. Je cligne des yeux. Comment... ? Mon cœur bat à tout rompre dans ma poitrine. Ce n'est pas... possible. Non.

Non.

Non.

Non.

Impossible.

Kacy peut se foutre de ma gueule.

Puisque c'est bien le visage de mon bûcheron à moi qui s'affiche dans ce cadre.

Putain de karma.

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