3.

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Bienvenue au festival de l'hypocrisie. Tout le quartier s'attroupe pour découvrir le résultat des si fabuleux travaux de nos voisins du bout de la rue. Nous les avons observés pendant des mois s'affairer entre leurs nouveaux murs, galérer pour poser le papier peint, s'engueuler pour la couleur de la peinture qui ne devait pas être aussi claire dans la salle à manger, mais oui, t'avais qu'à être plus attentive devant le commercial qui nous a vendu cette merde. Et quitter la pièce en soupirant de colère.

Evidemment, ils nous ont régalé de leurs petits tracas en prenant le soin de bien laisser leurs fenêtres ouvertes, de sorte que nous étions aux premières loges de leurs déboires de nouveaux propriétaires. Nous aussi avions connu ça, quelques années auparavant. Je me souviens du premier coup de peinture, des râles d'agacement devant la surface restante, des douleurs dans les bras, dans le dos, aux poignets. De la poussière omniprésente sur le carrelage tout neuf et luisant encore de laitance. De la musique que nous tentions de choisir la plus entraînante possible, pour nous donner du cœur à l'ouvrage.

De notre première parties de jambes en l'air dans la maison, en pleine opération de ponçage des bandes de placo. Nous étions couverts de poussière mais peu importait. Nous étions heureux, enfin je le croyais. Nous avions baptisé l'arrière-cuisine de nos souffles entremêlés de plaisir. Nous avions pour projet de baptiser de cette façon chaque pièce de la maison. Il nous restait encore six pièces.

Et cinq ans plus tard, seules l'arrière-cuisine et la chambre parentale ont été les témoins de nos ébats.

Nous sommes les derniers arrivés. Laura nous accueille avec sa délicatesse habituelle :

"Eh beh les voisins, vous avez eu une panne de réveil ? Il est 12h35 !"

Elle se fout de moi. Le rendez-vous était fixé à 12h30. Pour cinq minutes, nous devenons des mauvais élèves. Et c'est d'autant plus paradoxal quand on sait que la même personne se permet sans aucun problème de se pointer à nos soirées avec au minimum une demi-heure de retard, si ce n'est pas plus. Une ou deux fois, ça passe, quand ça devient récurrent, ça en devient usant. Et peu engageant pour continuer à les inviter. Si ça ne tenait qu'à moi, il y a bien longtemps que je me serais épargné cette souffrance. Mais Thomas tient beaucoup trop à ces petites sauteries qui permettent de tisser un lien avec nos voisins. Tu comprends, ils nous ont rendu service, et puis c'est important de maintenir une bonne entente. Ouais, ouais.

Moi je suis plutôt du genre à m'éviter ces formalités. Je tisse très peu de liens, et ne supporte pas les relations superficielles. Celles où on ne fait qu'échanger sur la pluie et le beau temps, ou des potins du quartier. Oh mais tu ne savais pas ? La voisine là, celle dont le mari est menuisier, elle est tout le temps fourrée chez le voisin d'en face. Je suis sûre qu'il la saute, vu le temps qu'elle y passe... Et t'as pas vu la semaine dernière ? Je suis passée devant chez elle, t'aurais vu le regard qu'elle m'a jetée, et pas même un bonjour ! C'est scandaleux, tu ne trouves pas ?

Scandaleux, tout bonnement scandaleux. Tellement que mes oreilles et mon cerveau ont décidé de se mettre en mode filtre lorsque nous abordons ce genre de sujets. J'acquiesce en prenant un faux air concerné, je hoche la tête distraitement, tandis que mon esprit s'est déjà enfui vers des contrées lointaines, là où je ne ressemble pas à une de ces ménagères des quartiers américains, qui passent leurs journées à échanger ce genre d'informations inutiles pour meubler leurs journées dépourvues d'activités et de distractions dignes de ce nom.

Je rêve de conversations profondes, qui stimulent mon cerveau à un autre niveau, bien plus intéressant que celui-ci. Je me réfugie dès que j'en ai l'occasion dans mon univers imaginaire, loin, très loin de cette vie.

Je me rapproche du buffet, saisit le verre de punch que me tend Laura. Vu le parfum qui s'en dégage, j'en connais une qui a largement abusé sur la dose de rhum. Je le goûte du bout des lèvres. Je confirme. Deux verres comme ça et je suis déjà pintée. Remarque, c'est peut-être ce qu'il me faudrait pour supporter cette journée à rallonge.

"Hey Jude ! Viens t'asseoir avec nous, on laisse les mecs entre eux s'occuper du barbeuc' !"

Maude, la voisine de la maison mitoyenne à la nôtre, aux mœurs un peu sordides - il paraît qu'elle procède à des rituels sataniques sur ses chats les soirs de pleine lune - m'indique le fauteuil à côté du sien. Je me dirige vers elle, bien décidée à effectuer quelques aller-retours vers la fontaine à punch pour noyer les inepties qui vont suivre. Je suis rejointe par Laura qui s'installe en face de moi. Je ne connais pas très bien la troisième personne, assise à la droite de Maude. Son air désabusé me laisse penser qu'elle a aussi peu envie que moi de participer à cette conversation.

Laura procède aux présentations.

"Judith, voici Clémence, c'est notre commerciale qui nous a vendu ce magnifique papier-peint que tu vois ! Il est chouette d'ailleurs, tu trouves pas ?"

Je gratifie Clémence d'un bref sourire de compassion : elle se retrouve au milieu de cette orgie de futilités sans l'avoir vraiment cherché. Connaissant Laura, elle l'aura tannée pendant de longues minutes pour la supplier de venir admirer ce si sublime papier aux allures de jungle amazonienne, qu'elle lui a vendu au prix d'une demi-journée de négociations et de comparaisons avec les dizaines d'échantillons contenus dans les épais classeurs de présentation. Cette femme mérite une médaille, rien que pour l'avoir supportée pendant plus de deux heures.

Dehors, près de la tonnelle montée pour l'occasion, les mâles se sont attroupés, en bons homos erectus aux torses gonflés de fierté autour de cet élément naturel qui les fascine et qu'ils sont si fiers d'avoir réussi à dompter des milliers d'années auparavant : le feu du barbecue. Je les imagine en train d'échanger sur la cuisson idéale de la saucisse, afin qu'elle ne soit pas trop sèche ni trop juteuse. Ou de débattre sur la façon de faire griller une côte de bœuf pour qu'elle reste fondante.

Je crois que je les envie. Parce que le débat ici s'annonce encore plus emmerdant. Laura entame les hostilités.

"Alors Judith, dis-nous, vous comptez bientôt peupler le quartier de vos marmots un jour ou pas ?"

Qu'est-ce que je disais. J'esquisse un rire léger.

"Pas maintenant en tout cas ! Faut vivre encore un peu, hein !

- Ah ouais mais tu sais pas ce que tu rates..., renchérit Maude.

- Oui, c'est tellement enrichissant, les enfants. Avec Paul, on essaie depuis deux mois, et j'espère qu'on va y arriver rapidement !"

Laura ? Avec des gamins ? Bah, ils sont pas dans la merde ces pauvres gosses. Et tu parles que c'est enrichissant, ça te fait un trou énorme dans ton porte-monnaie, ça te vole tous tes instants de liberté et on trouve ça enrichissant ? Question de point de vue.

Maude reprend.

"Mais ouais, vous allez y arriver, t'inquiète pas. Nous ça nous a pris à peine quelques semaines, et bim ! J'avais un Polichinelle dans l'tiroir ! Les p'tites grenouilles de Vincent, c'est pas des feignasses, moi j'vous l'dis !"

A ces mots, elle éclate de rire. Je me joins distraitement à elle, histoire d'acter ma participation sans trop en faire.

"Non vraiment, tu vas voir... Après c'est clair, tu vis avec quelques petites cernes sous les yeux pendant un petit moment, mais c'est rien comparé au bonheur que m'apporte mes garçons tous les jours. J'veux dire, l'autre jour, Kevin m'a rapporté un caillou en forme de cœur et il m'a dit "Tiens, c'est pour toi Maman que j'aime". Eh bah j'ai craqué ! Il est tellement adorable ce gamin..."

Oui, quand il ne balance pas ses putains de cailloux sur mes vitres. La prochaine fois que je le chope, je les lui renvoie dans la tronche.

"Bon et toi Clémence, tu as des enfants ?"

Ses joues se teintent d'un rouge gêné. Laura la tutoie déjà, il a suffi d'un verre et demi de punch.

"Euh, non pas encore... En fait, je vais me marier l'année prochaine.

- Mais non ?! Félicitations, c'est génial !"

Maude est en transe. Laura applaudit. Et voilà. Après le chapitre enfants, nous entrons dans le monde merveilleux du mariage. Je me lève remplir mon verre déjà vide. Les hommes ont l'air tellement plus heureux autour des brochettes. Lorsque je reviens, les sangsues s'affairent à soutirer tous les détails de la future cérémonie à la pauvre Clémence, qui semble vouloir se fondre dans le fauteuil.

"Et ton traiteur, tu as pris qui ? Tu fais un buffet ou service à table ? Ouais, moi j'aime bien le buffet, mais quand même le service à table, c'est plus chic. Et ta robe, elle est comment ? T'as des photos ? Et la demande en mariage, il l'a faite comment ? Il s'est mis à genoux et tout ? Ah ouais, moi aussi j'aimerais bien que Paul fasse ça. J'ai vu ce décor trop beau pour la sortie de l'église, j'aimerais trop faire ça pour mon mariage ! Et en témoins, t'as pris qui ? Ta belle-mère paie une partie de la robe ? Parce que la mienne c'est une vraie pince, et pis je veux pas qu'elle vienne à l'essayage, elle serait capable de me traiter de boudin devant mes copines..."

Help. Demande sauvetage en urgence. Je les écoute distraitement, surveille la cuisson des saucisses du coin de l'œil. Thomas semble parfaitement à l'aise dans son rôle de voisin ultra sociable et au fait de tous les potins du quartier. Je continue à effectuer des aller-retours en direction du buffet, rechargeant mon verre et attrapant quelques petits toasts au passage, histoire de tenir les quelques heures qui me séparent encore de la fin de ce cauchemar.

Mais vient enfin le moment de quitter ces discussions nauséabondes et les dernières rumeurs autour de la construction d'une crèche dans le village, qui serait une grande chance pour nous, futures génitrices en quête d'un endroit sécurisé et chaleureux pour déposer nos bambins... Je parviens à déloger Thomas de son rocher près du barbecue désormais éteint, dont les pieds sont entourés par les cadavres des bouteilles de bière descendues au cours de l'après-midi.

La journée a été longue, et j'ai hâte de retrouver mon lit. Et pourquoi pas de reprendre mes rêveries du matin...

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