Rocket Man

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Estéban et Marcel emmenèrent Caleb à l’arrière de l’établissement. La gérante avait installé dans la cour un petit coin « cosy » composé d’une ribambelle de fauteuils de jardin et arrosés par la faible lueur d’une guirlande de lampions.

Les deux garçons à l’air un peu loufoque commencèrent la soirée pliés de rire, l’esprit embaumé par le chanvre. La fumée se glissait sous leur peau et parfumaient leurs mots. Caleb mit du temps à se dérider mais s’esclaffait maintenant à gorge déployée, la bouche pleine de poulet et de nouilles sautées.

La fraicheur s’installait à mesure que la lune s’élevait. Caleb frissonna et s’aperçut que ses pieds valsaient toujours en solitaire avec ses chaussettes sur le béton glacé qui couvrait la terrasse.

  • Merde, mes fringues !

Caleb abandonna son repas sur la chaise voisine et partit à la recherche de la buanderie. Une délicieuse odeur de cannelle s’échappait de la salle de restaurant et parfumait le rez-de-chaussée. Un effluve de détergent s’immisça brusquement, balayant les souvenirs de tarte aux pommes complétant la senteur sucrée des épices.

Il revint avec son tas de vêtements, encore tièdes d’avoir dansé avec la sécheuse. Les deux jeunes hommes avaient sorti devant eux trois timbales en inox qu’ils remplirent de bière bon marché. Marcel posa l’un des gobelets devant Caleb.

  • Je vois que tu as retrouvé tes chaussures.
  • Ça fait du bien, sourit Caleb finissant de nouer ses lacets.
  • C’est bizarre, un touriste qui lave ses fringues, commenta Estéban.
  • Je ne suis pas là pour faire du tourisme.
  • Le prend pas mal mais t’as pas le look du type en voyage d’affaire.
  • Non, c’est sûr, répondit Caleb amusé.
  • Qu’est-ce que tu fais dans le coin alors ? demanda Marcel.

Caleb regarda tour à tour ses interlocuteurs, cherchant les mots à mettre sur sa folle histoire. Estéban interrompit brutalement le fil silencieux de ses pensées.

  • T’es à la rue ? On va pas te juger. Hein, Marcel, on va pas le juger ?
  • Non, pas du tout ! se défendit vivement Caleb. Je voyage, c’est tout.

Cette question offusqua Caleb. L’idée qu’on puisse le prendre pour un sans-abri l’offensait. Son regard se posa sur la pile de vêtements jetée sur le fauteuil de jardin. Que possédait-il d’autre ? Un sac à dos et une poignée de dollars. Un appareil photo, un téléphone et un paquet de tabac. Une voiture à la casse et un taudis à Providence.

Estéban et Marcel le dévisageaient, muets. Ils se passaient un joint sur lequel ils tiraient nerveusement tour à tour. L’embarras brûla les joues de Caleb et le sol happa son regard.

  • C’est temporaire, reprit Caleb.
  • Pas de problème, mon frère. C’est pas une insulte tu sais, glissa Marcel.
  • Je sais, mais disons que ce n’est pas ma plus grande fierté.
  • Je connais pleins de chic types dans ton genre qui se retrouvent à la rue. Des mecs honnêtes, hein Marcel, qu’ils sont honnêtes !
  • Ouais, y’a pas photo, agréa Marcel.

D’opaque nuages de fumées s’évadaient d’entre ses lèvres entrouvertes, partant à la rencontre d’un ailleurs stellaire. Caleb se tut de nouveau, honteux, il voulait disparaitre.

  • Si ce n’est pas trop indiscret, ton voyage, il t’emmène où ? continua Marcel, tenter de dissiper le malaise venu alourdir l’allégresse de leur soirée à la belle étoile.
  • Je vais en Géorgie. J’ai des affaires à régler, précisa Caleb.

Caleb ajouta cette précision espérant ainsi limiter le questionnement de son auditoire. Mais cela n’empêcha pourtant pas Estéban de reprendre son interrogatoire, rongé de curiosité.

  • Tu descends en stop alors ?
  • Oui, c’est dur de se payer un billet d’avion ces temps-ci, plaisanta malaisément Caleb tout en tâtant exagérément les poches de son pantalon.
  • Monte dans un bus et crache à la gueule de ce salaud de conducteur corrompu si ça lui pose un problème. Moi, c'est pas leur capitalisme de merde qui se mettrait sur mon chemin. Tu dois faire ce qu'il faut pour survivre, grinça Estéban.

Attitude plutôt agressive, pensa Caleb. C'était bel et bien fini le temps où l'on voulait changer le monde en faisant l'amour, aujourd'hui on s’élevait vers la paix à coup de haine. Mauvais calcul, songea encore Caleb.

  • Pour le coup, je préfère marcher. Mais merci du conseil.
  • Si t'en a marre de marcher, tu peux prendre la route avec nous demain. Nous aussi on va vers le sud. Il y a de la place dans le van.

Caleb rit intérieurement, bien sur qu’ils conduisaient un van. Il capta le regard d’Estéban, jaugeant la fiabilité de cette proposition.

  • Je veux bien, je te remercie. J’imagine qu’il ne carbure pas à la pisse d’oppresseur, votre engin. Je paie le prochain plein d’essence !
  • C’est sympa ça.

Marcel se lança dans la confection d’un nouveau cône tandis que Caleb remplit les godets d’une seconde rasade. Estéban, trop heureux de cette opportunité de monopoliser la parole, se prit à philosopher sur la vie. Il tint un discours classique et évasif, plutôt courant chez les jeunes de toutes les générations. Révolté contre le gouvernement et le système, à deux doigts de renverser le patriarcat, main dans la main avec les féministes, mais pas trop non plus. Humaniste modéré, défenseur des droits de l'Homme, avec le grand H de la femme. Il était d’une génération qui mêlait tous les combats pour former une seule et même cause branlante et confuse, impossible à défendre.

Ils arrosèrent le reste de la nuit de breuvages fermentés qui finirent d’éparpiller leurs pensées sous les lampions. Ce n’est que très tard qu’ils montèrent se coucher, tenant les murs pour leur éviter de crouler. Ils se donnèrent rendez-vous aux premières heures du jour, sans trop y croire.

C’est tout un orchestre qui éveilla Caleb, fanfaronnant sous ses tempes. Il traina sa carcasse endolorie jusqu’à la salle de bain. Le martèlement de ses pas remontait jusque dans son crâne lui arrachant une grimace de douleur. L’éclat du jour piquant par-delà les persiennes oppressait sa tête d’ores et déjà souffrante. Une brulure lancinante déchirait son front et il dû vérifier que sa plaie ne s’était pas rouverte. Non, sous le bandage tout allait bien, les sutures tenaient bons, c’était juste une gueule de bois. Il arrosa d’eau fraiche la raideur dans sa nuque.

La salle à manger était pleine à craquer, de personnel et de vaisselle sale. Dans un coin de la pièce exiguë s’entassaient de vieilles chaises au vernis fuyant. La tour branlante, Pise méconnue du Connecticut, menaçait de s’effondrer à tout instant sur la mince assistance, sceptique et anxieuse. Caleb s’installa à une table et un jeune garçon lui apporta un plateau garni de pain rance et de confiture. Il s’éclipsa et revint avec du café.

Le pain ne parvint pas à apaiser l’estomac de Caleb, hurlant, en proie aux crampes. Alors qu’il abandonnait ses toasts à un triste sort, ses deux compagnons de beuveries passèrent le pas de la porte. Presque pimpants, ils s’assirent aux cotés de Caleb.

  • Caleb, vieux frère ! Dur dur le réveil ? ricana Marcel, lui assénant une tape amicale dans le dos.

Caleb grimaça. Le serveur déposa devant Marcel et Estéban le même plateau couvert de tartines visiblement impropres à la consommation.

  • Arrête, m’en parle pas. Je suis tombé dans les escaliers hier soir ou quoi ? J’ai mal partout.
  • Non, man. T’es juste vieux ! S’esclaffa Estéban, régalant sa barbe des miettes grasses.
  • Ouais, ça doit être ça, marmonna Caleb.
  • Il se fait quelle heure ?
  • Presque onze heures, c’est une chance qu’ils servent encore le petit dej’, ironisa Caleb.
  • Merde, on devrait déjà être sur la route. Bon, on va gagner du temps, Caleb tu règles les chambres et nous on va faire le plein. Ça revient au même. On se retrouve devant l’hôtel dans une dizaine de minutes, d’accord ?
  • Ça me va.

Les deux inséparables acolytes se levèrent et récoltèrent les dernières tranches de pain gisant sur la table. Estéban en fourra une dans sa bouche, le reste dans son sac.

  • Allez, à toute, mec.

Caleb avala une gorgé de café puis, fermant les yeux, s’avachit dans son siège.

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