Caledonia

4 minutes de lecture

Juillet 2017.

Quelque part entre North Berwick et Dunbar, Ecosse.

La fièvre des tambours s’était emparée des corps enivrés et les faisait danser autour du feu. Planait dans l’air une tiédeur qui poussait les êtres à se mêler. Les lèvres sensuelles des uns murmuraient des douceurs aux oreilles des autres. La musique, les cris et les rires perçaient la nuit et faisaient vibrer les arbres. Au milieu des cheveux longs, de la bière et de la sueur, Ella était assise, le menton délicatement posé sur les genoux. C’est une autre danse qu’elle observait, celle des flammes qui, doucement, consumaient le bois et l’émiettait entre les bûches. Une danse envoûtante dont elle ne pouvait détacher le regard.

— ­­Ella, tu viens te baigner ?

Cette voix qui l’arrachait à ses pensées, c’était celle de Caleb lui tendant une main amicale. Elle détourna les yeux du feu pour croiser les siens. Il ne lui laissa pas le temps de réfléchir et l’embarqua avec lui à travers les bois, jusqu’à la plage. C’était sans résistance qu’elle se laissait entraîner, titubant derrière lui sous la cime des arbres. Caleb et elle vivaient ensemble depuis un peu plus d’un an, avec leur colocataire, là aussi ce soir, quelque part dans la forêt à boire, à rire et à aimer. Dès les premières semaines, Caleb s’était amouraché du visage harmonieux d’Ella, des jolies fossettes qui creusaient ses joues à chaque sourire, de ses cheveux ébouriffés le matin, quand elle descendait à la cuisine prendre son café. Il se serait levé aux aurores s’il avait fallu, pour ne pas manquer ce petit instant volé. Ella ne le lui avait jamais avoué, mais elle aussi, s’était laissé séduire. Elle avait immédiatement remarqué la tendresse qu’il avait dans le regard et dans la voix. Elle se sentait apaisé par la simplicité de son tempérament et appréciait sa compagnie. Cependant, si peu sûrs de la réciprocité de leur attraction, ils n’en avaient jamais fait part l’un à l’autre. Ils se contentaient de s’observer du coin de l’œil, de rêver l’un de l’autre à travers le mur qui séparait leurs chambres.

— T’es chiant, l’eau va être froide, feignit-elle de ronchonner.

Elle enfouit de moitié sa bière dans le sable et, légèrement saoule, commença à se déshabiller maladroitement. Les yeux de Caleb se posèrent d’abord sur ses épaules dénudées, puis sur ses hanches délicatement dessinées. Son regard descendit le long de ses jambes interminables et gracieuses pour terminer sa course sur ses chevilles. Le bikini qu’elle portait n’était plus à sa taille, les lanières élastiques lui entraient légèrement dans les chairs, sublimant toutes ses petites imperfections.

— Bah alors, tu ne viens pas ? lui cria-t-elle, de l’eau déjà jusqu’aux genoux.

— J’arrive.

Ils étaient seuls sur cette plage, et l’air sentait bon le sel et l'écume. La lune s’admirait dans le miroir d’eau qui s’étendait sous elle. Au loin on pouvait encore entendre l’écho de la guitare et des tambours s’échapper du petit campement de fortune établi pour la nuit. Caleb s’engouffra à son tour dans l’eau. Saisit par sa fraîcheur, il s’empressa de faire quelques brasses jusqu’à la jeune femme, pour réveiller ses muscles. Ils nagèrent silencieusement dans l’eau glacée pendant quelques minutes. Ella se repassait en boucle la vision qu’elle venait d’avoir de lui se déshabillant à la va-vite sur le sable. Son corps façonné par l’effort déguisant adroitement les années qu’il avait en trop, ses tatouages fondant sur sa peau, sa cambrure élégante. Ils laissèrent leurs corps flotter dans l’immensité marine, en prenant soin de ne surtout pas les laisser se toucher, ni même se frôler.

En sortant de l’eau, ils préférèrent se taire plutôt que d’échanger les banalités habituelles. Ils ramassèrent leurs vêtements et se dirigèrent vers le campement, laissant leurs corps sécher dans la clémence du vent de juillet. À mesure qu’ils avançaient, ils se tenaient de plus en plus proches l’un de l’autre, toujours en silence, ralentissant la cadence, comme pour ne pas retrouver les tentes et les autres. Les rejoindre maintenant serait admettre un nouvel échec, une nouvelle opportunité ratée. Ils s’autorisèrent ce qu’ils s’étaient interdits plus tôt et laissèrent leurs doigts se frôler. Ella se tourna vers Caleb et, lâchant ses vêtements sur un tapis humide de végétation, lui tendit la main. Il la regarda sans oser la saisir, son cœur dans sa poitrine s’emballa. Elle fit un pas en avant et laissa ses doigts effleurer ceux de Caleb, en toute dernière invitation à la saisir. Timidement, il glissa sa main dans celle d’Ella. Elle était délicate, douce et chaude, comme il se l’était toujours imaginé. Et puis, elle était grelottante. Ses lèvres aussi tremblaient.

— Ella, tu as froid ?

— Non.

Quelque chose dans ses yeux semblait vaciller au rythme de ses lèvres. Leurs regards se rencontrèrent, et chacun put y lire la douleur, l’épuisement et la frustration du quotidien qu’ils s’infligeaient. Ils comprirent qu’ils avaient gaspillé tant d'occasions. Bien trop longtemps ils s’étaient cantonnés à des conversations appropriées et courtoises. Ils avaient réprimé tant de gestes, étouffé si longtemps leur soif de l’autre. Soudain, sans un mot, ils commencèrent à s’aimer sous les arbres, dans cette forêt, entre le campement et la plage.

Annotations

Vous aimez lire Annaphore ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0