Vers le nord sur la Saône

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Avant l'ordalie, Sepulved leur avait proposé d'utiliser l’un de ses bateaux à vapeur pour remonter la Saône. Après la finale, il avait été, soit disant, très occupé et Esther n'avait pu voir que son secrétaire. Après deux jours d'attente, sans nouvelle, la jésuite avait compris : il faudrait trouver un autre moyen de transport.

Tous les verdoyants se serrèrent sur une vieille gabarre utilisée pour le transport de marchandises. En ce jour de pétole, la voile avait été ferlée autour du mat. Halé par les deux mules, le bateau remontait la Saône.

Bien que partis tôt de Gerland, ce matin, ils glissaient toujours entre les ruines de l'ancienne agglomération. Les habitations de verdoyants se faisaient maintenant rares et ils n'allaient pas tarder à sortir de Lyon. Seuls les restes de quelques entrepôts d'avant la vague et quelques débarcadères en béton indiquaient encore l'appartenance des berges à la capitale de la région.

Sur la rive gauche, les jumelles s'occupaient de diriger les chevaux et les mules sur le chemin de halage. Enfin, ils arrivèrent en vue de l'île de la Barbe, la frontière nord de la ville. Au milieu de l'eau, ce gros tas de terre avait facilité la reconstruction du pont. A trois pattes, il enjambait plus facilement la Saône.

Le seul encore en activité au nord de Lyon, il était devenu le passage obligé, notamment pour le commerce des marchandises. Sur l'île, une garnison de soldats occupait le vieux fortin qui avait retrouvé son ancienne fonction. Les militaires contrôlaient le passage des chariots qui voulaient changer de rive et ils gardaient l'entrée par l’amont de la rivière. Au fil du temps, la région étant de plus en plus sûre, leur fonction de gardes s'était peu à peu transformée. Ils étaient devenus des percepteurs. Chaque carriole ou embarcation devait s'amender d'un droit de passage. Enfin, cette île permettait aux bateaux halés par des chevaux ou des bœufs de basculer sur la rive droite de la rivière pour continuer vers le nord.

Près du poste de contrôle, attendait Dominique, assis au bord de l'eau. Il avait disparu deux jours plus tôt, sans rien dire. Esther l'avait cru parti en mission pour Sepulved délaissant la quête. Comme ils avaient déjà perdu trop de temps à espérer un des vapeurs de l'archevêque, ils étaient partis sans l'attendre !

- Nous t'avons cru perdu pour la cause, dit Esther rejoignant le novice.

- C'est mal me connaître, ma sœur !

- J'ai décidé de partir sans toi, dit la jésuite à peine gênée.

- Je le savais. Sachant que vous passeriez par-là, moi je vous ai attendus.

Au petit trot, remuant la queue, Jean-Paul vint lécher la main de l'adolescent. Le chien était le seul à apprécier ces retrouvailles. Ce manque de joie venait aussi de la déprime générale qui régnait au sein du groupe. Même s'ils avaient évité l'exécution de Camelia, tous savaient que des travaux forcés dans une mine s'apparentaient à de la torture. La plus accablée était Plume qui, depuis la décision des arbitres, restait mutique. Même si elle savait qu'Esther n'était pas responsable de la condamnation de la verdoyante, elle ne pouvait s’empêcher de la rendre responsable. Finalement, c'était à cause d'elle si elle n'avait pas tué le soldat.

Reclus sur cette île, loin des cabarets et bordels de Gerland, les soldats de l'île de la Barbe s'ennuyaient beaucoup. A défaut d’accéder aux plaisirs de la chair, ils avaient décidé de compenser par les plaisirs de la table. Un poulailler et un jardin potager se collaient au fort. Pour garder le lieu, un épouvantail de paille, habillé de vieux vêtements de militaires et coiffé d'un pot de chambre en vieil émail, surveillait chaque passant qui empruntait le pont. Comme pour se moquer de lui, le choucas de Lem se posa sur son épaule avant de lâcher une fiente sur l'épaulette en acier rouillé. De la même manière, Jean Paul leva nonchalamment la patte sur le manche à balai qui servait de squelette au gardien des légumes et des gallinacés.

Peu payés, les militaires avaient mis en place un système de pot de vin qui revenait le plus souvent à demander un pourcentage sur les marchandises transportées. Drapé dans sa cape de l'Ordre de la Croix, Dominique permit au groupe de passer sans avoir à s'acquitter de cette taxe illégale. Après quelques allers-retours entre les deux rives, ils finirent de basculer les chevaux, les mules et le bateau sur l'autre rive. Avant de repartir, ils profitèrent de l'ombre d'une treille pour manger, dont la vigne maintenanit le dernier mur d'une maison en ruine.

Dominique ne prit pas la peine de parler de ses deux jours d'absences et personne ne lui demanda de le faire. L'ambiance morose des derniers jours perdurait. Le seul bruit qui accompagna le repas fut celui de leurs ruminations.

Morne comme le ciel gris, ils repartirent. Dominique s'était proposé pour mener le groupe des chevaux, quelques mètres devant Plume. Elle ne supportait plus l’odeur de poisson qui imprégnait la cale et menait les deux mules en charge du halage. Sur la gabarre, Cube pêchait avec son arc et une flèche barbée. Esther lisait. Tous les autres somnolaient, bercés par le faible roulis du bateau.

L'heure des verdoyants approchait, le soleil allait disparaître derrière les coteaux à l'ouest. Esther leva la tête de son livre. La gabarre venait de s'arrêter devant un débarcadère de bois. A une centaine de mètres vers les terres, apparaissait le toit d'une petite auberge, derrière une palissade de bois. L'enceinte de planches servait autant à protéger les poules du renard que les habitants des bandits.

- Je vous propose de faire halte pour la nuit, annonça Dominique. Les soldats m'ont dit que la table de cet établissement était renommée pour sa tourte de poissons à la sauge.

Esther aurait préféré continuer encore quelques heures. A quoi bon traîner un bateau si on devait faire autant de haltes que lors d’une expédition avec seulement des chevaux. Il pouvait avançer de nuit mais elle savait aussi qu'un bon repas chasserait une part de l'ombre qui accompagnait le groupe depuis l'ordalie.

- Bonne idée, Dominique.

Ils attachèrent le bateau et les chevaux à un saule pleureur qui trempait sa chevelure dans l'eau. Troubadour demanda à Jean-Paul de rester dans le bateau pour le garder. En guise de motivation, il lui donna un gros os qu'il avait gardé de Lyon.

Dominique les avait précédés. Il les attendait devant le portail. Dans l'ombre de la palissade, une silhouette féminine l'accompagnait. La capuche de sa pèlerine rabattue sur le front cachait son visage.

- Je vous présente Jade la ... copine de Camelia, hésita Dominique.

La jeune fille redressa la tête et se dévoila. En cette heure particulière pour les derniers nés, la peau de Jade brillait d'un vert opalescent. Récentes, de multiples cicatrices parcouraient son visage semblable à une feuille de papier déchirée. Subjugués et gênés, les membres du groupe ne pouvaient s’empêcher de suivre chaque ligne, chaque marque, chaque renflement de peau blanche qui cassait la symétrie parfaite du visage et en souillait la couleur. Avant, elle devait être d'une beauté à laquelle seuls les dieux accèdent, une Aphrodite vivante. Étonnamment, elle restait incroyablement attirante, d'une attirance malsaine qui semblait faire remonter à la surface de l'âme les désirs les plus pervers. Il fallut qu'elle remette son capuchon pour briser leur voyeurisme.

Ils s'attablèrent dans un coin de la grande pièce. Loin de la fenêtre, Jade était assise dos à la salle. Elle profitait d'un montant de la cheminée pour se cacher à la vue des pêcheurs, les seuls autres clients. L'aubergiste, un verdoyant atteint d'une malformation du bassin, claudiqua jusqu'à eux, poussant un chariot. Il traînait aussi avec lui un trop plein d'odeurs qui renseignait à l'avance sur les deux spécialités de l'auberge. Aidé d'un plateau, il posa une cruche de bière d'avoine brassée à l'auberge et un saladier de friture d'ablettes. Dans l'établissement, la boisson fermentée, accompagnée de poisson devait être le seul menu car ils n'avaient encore rien commandé.

- Je préférerais une tisane de tilleul, dit Esther.

- Moi aussi ! Merci, dit Dominique congédiant le petit homme.

- Pfft … encore des buveurs de rivière ! maugréa l'aubergiste, repartant après un dernier coup de chiffon douteux sur la table.

La verdoyante attendit le départ du tenancier pour dégrafer sa pèlerine. La tête baissée, elle entreprit de peigner ses longs cheveux blonds pour les ramener devant son visage. Jade réservait une dernière surprise, son vert de verdoyante ne disparaissait pas au-delà du coucher ou lever de soleil. La couleur persistait avec une teinte d'un vert nacré. Elle redressa enfin la tête.

- Dominique m'a raconté pour l'ordalie. Je vous remercie tous, d'avoir essayé de libérer Camelia.

Sa voix chaude respirait une sensualité mélancolique. Elle tendit le bras pour poser sa main sur celle de Plume à sa droite et la serra doucement. Plume voyait ses deux yeux verts la regarder, à travers les mèches de cheveux dorés.

- Ne regrette rien, Plume ! Sepulved n'aurait pas supporté l'humiliation de voir son meilleur soldat battu par une verdoyante. Les conséquences auraient été bien pires.

Elle retira son bras et cacha ses mains dans les manches amples de sa chemise mais tous avaient eu le temps de voir les cicatrices qui, comme sur le visage, marbraient sa peau.

- Après que Camelia soit partie de l’hôtel, l'évêque est devenu fou de colère. Avec un ceinturon à boucle de fer d'un des soldats, il m'a battue pendant de longues minutes. Je dois la vie à un Chevalier de l'Ordre de la Croix qui, entendant mes cris, est monté voir ce qui se passait. Ne pouvant pas s'expliquer sur les causes de sa rage, l'évêque a dû me laisser partir. Grace à quelques pêcheurs que je connaissais, j'ai réussi à m'enfuir. Ils m'ont ramenée à mon village.

Deux larmes coulaient sur ses joues. Cube déglutit bruyamment avant de cacher maladroitement sa gêne en buvant une grande gorgée de bière, directement au pichet.

- Nous sommes vraiment désolés, dit Esther.

Le silence s’imposa dans l’air immobile. Le corbeau de Lem en profita pour sauter sur la table et d'un coup de bec, piquer un des poissons. Cyrano le chassa de la main. Singe ailé, le choucas retrouva l’épaule de Lem et goba le poisson.

- Tu es venue pour nous remercier ? demanda Esther.

- Je suis allé la chercher, dit Dominique. Après l'ordalie, je ne pouvais pas me résigner à perdre une information importante pour notre quête. Camelia détenait, peut-être, un renseignement crucial. Avec quelle personne aurait-elle pu partager cette information ? Avec son ... amie !

Il avait réussi à capter toute leur attention.

- J'ai mené ma petite enquête auprès des soldats de Sepulved. Sachant qu'ils ne l'avaient pas revue, je suis allé à son village, à quelques kilomètres au nord d'ici, où je l'ai trouvée.

- Tu sais où crèche l'érudit ? demanda Plume, impatiente.

- Non, je ne le sais pas, je suis désolée, dit Jade.

En chœur, tous soupirèrent de dépit. Puis, ne sachant que faire, chacun commença à boire ou manger. Alors Jade leur dit :

- Mais je sais que Camelia est la fille de l'érudit de Paris.

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