De l’âme des verdoyants – Concile de Tricastin

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Pour le dîner, le bunker était trop sombre, austère. Les jésuites installèrent tables et chaises à l’extérieur sur une estrade provisoire, abritée par plusieurs bâches de tissus. Le soleil réchauffa suffisamment l’atmosphère pour en faire un repas simple et agréable. Bien sûr, la Générale Lamaison en profita pour proposer les produits de Tricastin. Le plat principal fut un gigot d’agneau cuit toute la nuit, accompagné d’oignons, olives et patates. Surl'île formée par le canal d'un côté et le Rhône de l'autre poussaient d'excellentes pommes de terre. Le tout était accompagné d’un vin rouge de cinq ans d’âge qui n’avait rien à envier aux meilleurs vins de la région d’Avignon. D’ailleurs, le Pape demanda à son secrétaire d’en commander quelques caisses. Avant de commencer la réunion, sa Sainteté se reposa une petite heure sous un chapiteau monté pour l’occasion, à l'ombre d'un des chênes blancs, bercé par les gazouillis du ruisseau.

Après une messe célébrée par le Pape où tous les verdoyants participèrent, le conseil général prit place dans la salle de réunion du bunker. L’austérité du béton convenait bien à ce genre de réunion semestrielle où serait débattue de la bonne tenue des budgets ministériels. La seule touche de luxe se présentait sous la forme du fauteuil, très royal, trône que les menuisiers avaient sculpté en quelques jours et habillé d'un brocard de soie pourpre. Le dosseret arborait les armoiries papales : les deux clés de Saint Pierre accompagnés de la tiare. Des sachets de lavande diffusaient leur odeur de printemps qui se mariait difficilement avec celle caverneuse des bougies.

Sur l’estrade, derrière un bureau, le pape confortablement installé sur son siège dominait son auditoire. En partant du fond de la salle, s’alignaient les sièges occupés par les secrétaires et clercs de la curie. Sur la première rangée s’asseyaient les évêques en charge des différents diocèses. Sepulved, seul archevêque de la papauté, se plaçait face au Saint Père dans le seul siège présentant un coussin recouvert de soie pourpre. Le clerc, le greffier de la réunion, se tenait derrière une petite table, installé sur le côté de l’estrade. A la lumière d’une bougie, sa plume, déjà chargée d’encre, attendait le début de la réunion. Statues de chair et d'os, des chevaliers en armes, se dressaient aux quatre coins de la salle.

La Générale des jésuites, chez elle, fut pour la première fois tolérée au premier rang. De son propre chef, Esther s’était installée au dernier rang.

Le pape effectua une courte prière, toute en chuchotement. A la fin de la litanie, l’Amen fut repris en cœur. Le conseil pouvait commencer.

- Je tiens tout d’abord à remercier chaleureusement la Générale Lamaison qui nous accueille aujourd’hui ici, à Tricastin. La visite de ce matin a été très agréable et riche d’enseignements. Le choix de votre église est très novateur. Je n’avais jamais fait de messe à ciel ouvert. De sentir la lumière du seigneur nous baigner de sa douceur pendant toute la cérémonie, a été merveilleux. Je suis venu les mains vides mais vous recevrez d’ici quelques jours un autel de pierre en marbre rose qui aura toute sa place dans votre église.

- Merci beaucoup votre Sainteté. J’espère que vous reviendrez nous voir pour le bénir, répondit Lamaison.

- Vous remercierez aussi vos frères jésuites. Ce que vous avez fait ici est beau. J’ai été impressionné par votre méthode de production de la soie et de confection des tissus. Et je ne pense pas avoir été le seul, dit-il regardant Sepulved.

L’archevêque resta immobile, ne laissant rien percevoir de ses émotions.

- Vos vêtements en soie sont proches de l’excellence qu’avaient atteints nos aïeux. Pendant la visite, j’ai vu beaucoup de verts. Combien sont-ils maintenant ?

- Avec les jésuites, Tricastin compte presque 600 habitants, dit Lamaison.

- C’est bien mais je pensais qu’ils étaient plus nombreux.

- Tous les mois, nous avons de nouveaux arrivants et le groupe de la jésuite Esther continue de chercher des verdoyants sauvages pour les ramener ici. D’ailleurs, nous avons, depuis hier, une verdoyante de plus à Tricastin, dit-elle en regardant Esther au fond de la salle.

Le Pape se recula dans son siège et resta silencieux quelques secondes, avant de reprendre.

- Il y a quelques semaines, j’ai décidé de faire notre conseil général ici. Je voulais visiter Tricastin et surtout, je voulais voir ces derniers nés ramenés à la lumière. Cela fait exactement 108 ans que la peste verte a failli anéantir l’humanité. Et les derniers nés sont apparus. Les premières années, tous étaient atteints de cancers et beaucoup mouraient. Leurs enfants étaient tous atteints de malformations graves et, grâce à Dieu, beaucoup moururent dans leurs premiers jours. Aujourd’hui, plusieurs générations sont passées et il n’est pas rare de rencontrer des derniers nés ne présentant aucune difformité. A l’église, j’en ai rencontré des plus vieux que moi. Pour certains, seule cette couleur verte les distingue de nous. J’ai vu aussi beaucoup d’enfants. Ils font plus d’enfants que nous !

Le pape se redressa et, inconsciemment, prit en main le crucifix en or qui pendait à son cou.

- J’ai décidé de changer ce conseil général, en concile. Je ne peux plus attendre, je dois répondre à une importante question et écrire une nouvelle bulle papale. Je dois statuer sur la nature des verdoyants.

Un flot de murmures se répandit dans la salle. Lamaison se retourna pour regarder Esther aussi surprise qu’elle. Le Saint Père s’était levé. Il allait et venait sur l’estrade. Comme se parlant à lui-même, il continua :

- Depuis la vague, mes prédécesseurs avec leurs conciles, ont effectué des changements permettant, entre autre, l’entrée des femmes dans certains ordres qui leur étaient interdits. La générale Lamaison est là, parmi nous, grâce à ces conciles. Ils ont aussi assoupli les règles sur le célibat, pour permettre aux immaculés d’avoir une descendance. Aucun de nous, ici, ne serait né si les moines et moniales survivants de la vague verte n’avaient pas rompu leur vœu de chasteté. Ces premiers conciles répondaient aux changements provoqués par la mort de quasi tous les immaculés. Avec les nouvelles générations, les verts, avant en faible nombre, sont maintenant de plus en plus nombreux. La quantité croissante de derniers nés nous pousse à considérer le problème de leur intégration, de leur place dans notre société. Faut-il les voir comme nos égaux ? Les verts sont-ils des enfants de Dieu ? Sont-ils les descendants directs d’Adam et Eve ?

Il se rassit et regarda l’assemblée.

- Les derniers nés ont-ils une âme, et si oui, est-elle de la même qualité que la nôtre ?

Des discussions entre des petits groupes de prélats commencèrent spontanément. Le chaos de paroles butta contre l’estrade.

Le Pape leva une main pour faire taire l’assemblée mais personne ne le remarqua, pris qu’ils étaient dans leurs discussions.

- Silence ! Silence ! cria Sepulved après s’être levé et tourné vers les rangs de derrières.

- La question est primordiale. S'ils sont des enfants d’Adam et Eve alors nous continuerons notre évangélisation en multipliant les missions jésuites sur le modèle de Tricastin. S'ils ne sont pas des enfants de dieu, nous aurons le devoir de les subordonner à notre cause. Nous les utiliserons pour augmenter notre papauté et répandre la parole de dieu sur terre.

Le Pape prit le temps de boire une gorgée d'eau.

- Avant de prendre ma décision, j’aimerais entendre les deux personnes qui pour moi sont les plus à même de m’informer sur les derniers nés. Je donnerai principalement la parole à la Générale Lamaison de la Compagnie de Jésus, qui accueille les sauvages. Elle sera leur porte parole. Et Monseigneur Sepulved, en tant qu’Archevêque de Lyon, a été plusieurs fois engagé dans des problèmes de sécurité à ses frontières avec les verts. Leurs points de vue me permettront de trancher cette difficile question. Je vous laisse commencer votre Excellence.

Sepulved se leva pour parler.

- Avant d’aborder la situation de mon archevêché de Lyon vis à vis des sauvages, j’aimerais faire un commentaire sur notre histoire commune. Le Seigneur a dit à Noé : “Entre dans l'arche, toi et toute ta maison ; car je t'ai vu juste devant moi parmi cette génération.” La vague verte est un deuxième déluge, une deuxième punition divine ! Nos monastères et abbayes autour d’Avignon ont été autant d’arches. Ces sanctuaires, ces îles n’ont pas subi la colère de dieu. Les serviteurs de Dieu, ces justes parmi les damnés, sont restés immaculés, vierges de toute contamination. Les pécheurs, les mécréants ont été décimés, punis sur plusieurs générations.

Des murmures d’approbations jaillirent spontanément de l’assemblée que Sepulved savoura quelques secondes avant de reprendre.

- Tous ici, nous sommes les descendants de ces justes. Nous sommes les enfants des moines et des moniales qui, au temps de la corruption et du vice, ont su rester vertueux. Descendants de ces justes, nous devons transmettre leur héritage de pureté. Nous devons résister au retour de la décadence. Cette décomposition du corps et de l’esprit, ceux sont les verts qui nous la ramènent.

Lamaison s’était levée depuis quelques secondes pour parler. D’un signe de l'index, le Pape lui donna enfin la parole.

- Il nous est souvent facile de voir la main de Dieu où il nous plaît de la voir. A écouter Monseigneur Sepulved, c’est Dieu qui déclencha la pandémie responsable de la mort de milliards d’êtres humains. En toute simplicité, je lui rappelle que dieu, après le déluge, a dit à Noé “je ne frapperai plus tout ce qui est vivant, comme je l’ai fait”. Cette vague meurtrière, au même titre que les tremblements de terre ou les épidémies de grippe sont des maux terrestres que l’homme doit affronter seul. Que je sache, aucun patriarche n’est apparu pour prévenir les hommes d’un déluge imminent, d’une colère divine. Aucun de nous ici ne connaît de texte ou d’histoire orale rapportant une nouvelle prophétie qui aurait prévenu d'une nouvelle apocalypse.

- Attention Générale Lamaison, l’humour ou même le cynisme transforment souvent des propos anodins en blasphème, dit le Pape.

- Excusez-moi Saint Père, si mes propos semblent manquer de piété. Dieu a permis à nos parents de survivre mais je ne suis pas sûre qu’il ait déchaîné son courroux sur le reste de l’humanité. Et là où je rejoins Monseigneur Sepulved, c’est sur notre responsabilité. Nous avons un immense travail. Après des décennies d’obscurantisme, nous devons ramener dans la lumière ceux qui se sont perdus suite à la vague verte. Pour nous jésuites, les sauvages doivent être évangélisés. Au XVIème siècle, le Pape Paul III a créé la compagnie de jésus dans le but de christianiser les sauvages d’Amérique. Il les considérait comme de véritables êtres humains capables de comprendre la foi catholique. En 1537, il a condamné l'esclavage des Indiens et a ajouté, je cite, « ou de tout autre peuple qui viendrait à être découvert ».

- La Générale Lamaison oublie de dire que Paul III a aussi créé l’inquisition romaine. Il savait qu’au-delà d’un certain point, personne ne doit échapper à la loi de Dieu sur terre, interrompit Sepulved, puis il continua : La comparaison avec les indiens d’Amérique n’est pas valable car les verts sont des déviants. Ils ne sont pas capables d’humanité. Ils sont capables des plus terribles exactions. Nous savons que beaucoup sont cannibales ; beaucoup de voyageurs disent que leur met préféré serait le cœur des jeunes vierges. Et leurs mœurs sont monstrueuses. Ils se complaisent dans le vice. La plupart sont le produit d’incestes répétés entre pères et filles.

- Ce ne sont que des rumeurs sans fondement. Aujourd’hui, vous avez pu voir qu’ils sont comme nous. Leurs parents et enfants sont heureux de vivre ici. Nous n’avons jamais eu de problèmes à Tricastin.

- Voyons Générale Lamaison ! Vous-même, votre famille, avez été attaquées par ces sauvages. Ils ont tué votre mari.

Esther vit pour la première fois la Générale tirer sur les manches de sa bure pour cacher les brûlures sur ses bras.

- Et il y a à peine quelques mois, lors d’une expédition, un de vos protégés est mort, tué par un de ces barbares. Mes soldats connaissent bien ce genre d’attaque. Ils sont continuellement assaillis à notre frontière ouest. D’ailleurs, les affrontements sont de plus en plus nombreux et j’ai dû faire appel à des mercenaires pour repousser ces barbares.

- Dois-je rappeler à votre Éminence qu’avant la peste verte, nous avons fait bien pire ? Il y a eu des guerres mondiales provoquant la mort de millions de personnes. Et il y a eu plusieurs génocides. Ces crimes ont été perpétrés par des premiers nés dont certains catholiques. Ces monstres avaient une âme. La barbarie supposée de certains verdoyants n’est pas pire que celle de nos aïeux.

- Bien que je doute qu’ils aient une âme, pour faciliter le débat, partons de l’hypothèse qu’ils en aient une. Nous ne sommes plus dans ces temps décadents où l’homme, petit démiurge, a cru possible d’égaler son créateur. Aujourd’hui, nous, les immaculés descendants des justes, nous leur montrons le chemin vers la lumière. Pourtant sur le flanc ouest de mon diocèse, il existe une communauté de derniers nés qui refusent nos enseignements. Ils préfèrent vivre dans l’ignorance. Ils se complaisent dans le vice et la luxure. Alors s'ils ont une âme, Générale, elle est médiocre car il n’est pas plus terrible crime que de continuer à pécher alors que la voie du seigneur nous a été montrée. Leur âme est de d'une médiocre qualité.

- Vous étiez présent lors de la messe tout à l’heure. N’avez-vous pas été bouleversé par les voix d’enfants de notre chorale ? Puissiez-vous être sourd ? N’avez-vous pas été ébloui par la qualité de leurs tissus de soie ? Puissiez-vous être aveugle ? Cette beauté est la meilleure des preuves. Seuls les aveugles et les sourds n’eussent pu entendre et voir leur belle âme.

- Pour ce qui est de juger de la valeur d’une âme , je n’ai de leçon à recevoir de personne, si ce n’est de Dieu et de sa sainteté le Pape. N’oubliez pas Générale que votre présence lors de nos conseils n’est que tolérée, ne commettez pas l’erreur de croire que votre parole est du même poids que celle des évêques et archevêques de la papauté, cria Sepulved se tournant vers le Pape.

- Je suis sûr que la Générale ne se trompera plus et recentrera le débat sur la question qui nous occupe. Je ne tolérerai plus d’attaque personnelle, dit le Pape.

- Je m’excuse de vous avoir pris pour exemple dans ma démonstration votre excellence, dit Lamaison.

- L’incident est clos mais le raisonnement est à propos. J’ai été agréablement surpris de voir autant de beauté chez ces verdoyants. N’est ce point la preuve d’une belle âme ? dit le Saint Père se tournant vers Sepulved.

- Je ne le pense pas. Le chant du Rossignol ne nous semble-t-il pas merveilleux ? Ou encore la beauté de certaines fleurs comme ces œillets rouges que j’ai vus tout à l’heure à l’église ? Personne ici ne sera assez fou pour dire que fleurs et animaux ont une âme ! Cette beauté est un cadeau du seigneur, une parcelle de sa perfection qu’il nous laisse goûter, malgré nos imperfections.

Beaucoup hochèrent la tête en guise d’assentiment. Même Esther ne pouvait trouver de faute tant le raisonnement sonnait juste. L’Archevêque continua de parler :

- La valeur de l’âme ne peut se juger d’après notre ressenti. Elle se juge par les qualités de caractère d’une personne, de son penchant à faire le bien ou de sa faiblesse à se laisser glisser vers le mal. Les verts, ici à Tricastin, sont de bons musiciens qui jouent parfaitement la partition que les jésuites leur ont montrée. Sans la Compagnie de Jésus qui les dirige, auraient-ils fait la même chose ? Auraient-ils chanté si bien, tissé si admirablement ?

- Nous leur avons appris les chants mais l’élevage des vers à soie et l’utilisation de métiers à tisser automatiques est de leur propre initiative, interrompit Lamaison.

Le Pape leva sa main droite pour l’arrêter.

- Générale, veuillez attendre que je vous donne la parole ! Nous ne sommes pas dans un bistrot, dit le Pape.

- Beaucoup ici n’ont pas pu visiter le bâtiment où se confectionnent ces soieries. Avec le Saint Père, nous étions présents et nous avons vu un contremaître jésuite en charge de la fabrication de l’étoffe.

Lamaison fit mine de se lever pour parler mais un regard du Pape suffit à la faire rasseoir. Sepulved, petit sourire de vainqueur en bandoulière, continua :

- Sans les immaculés en guise de modèle, livrés à eux-mêmes, leur esprit faible, leur nature corrompue les amèneraient dans l’erreur, vers l’obscurité. J’aimerais votre Sainteté faire appel à un témoignage qui, par son exemple, éclairera notre assemblée sur la qualité de leur âme. Je demande à ce que le novice Dominique, le meilleur de ses pairs et bientôt Chevalier de la Croix, évoque devant vous sa dernière arrestation. Point besoin de vous rappeler que de par son appartenance à son ordre, représentant la loi de dieu sur terre, il est tenu à la vérité. Aussi, ce témoignage sera d’autant plus objectif que Dominique est le fils de la Générale Lamaison.

Sûr de son effet, Sepulved savoura la vague de murmures qui lui caressait le dos. Pour la première fois depuis qu’elle la connaissait, Esther vit la Générale déstabilisée, piégée ; elle baissa la tête cachant son désarroi.

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