Mathusalem - Tricastin

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Un peu au hasard, écoutant les bruits parvenant des salles, Plume progressait comme un écureuil sur son arbre. Elle entrevit quelques adolescents qui s’entraînaient dans la salle de musculation. Elle essaya la vieille salle de classe avant d’entendre la voix grave et légèrement nasillarde de la personne sur terre qu’elle aimait le plus. Arrivée dans la partie haute de la tour, tête à l’envers, Plume regarda discrètement par la grande ouverture. Quelques enfants et adolescents assis sur des poufs ou des chaises entouraient d’un demi cercle un vieux fauteuil rafistolé sur lequel s’enfonçait l’orateur. Seul, Lem, qui lui servait de secrétaire, était légèrement en retrait derrière le siège.

- … c’est difficilement imaginable mais dans l’ancien temps il était très facile de se déplacer. Plus personne n’utilisait de cheval. Trop lent. Les hommes préféraient utiliser la voiture.

- Mon père en a une, dit Écureuil se redressant.

- Ton père n'utilise que le châssis. Les voitures utilisaient un moteur pour avancer pas des mules. Et elles roulaient beaucoup plus vite que les plus rapides des chevaux. On pouvait aller de Tricastin à Avignon en moins de deux heures. Il y avait aussi les trains qui roulaient sur des rails. Mais le plus incroyable, c’était les avions. De grands oiseaux de fer vides, capables de transporter des centaines de personnes sur plusieurs milliers de kilomètres.

Tout le monde regarda Mathusalem avec de grands yeux ronds essayant d’imaginer ces prouesses. Même avec les vieilles photos de couleurs délavées circulant de mains en mains, beaucoup rangeaient ces histoires au rayon, légendes et mythologie. Et même si le vieil homme ne présentait aucun signe de gagatisation, beaucoup le suspectaient d’exagérer, tel le marchand de poisson vantant la fraîcheur de ses produits.

- Attention de ne pas abîmer ces photos ! dit l’ancien.

Écureuil, incapable de rester calme, leva la main essayant de crever le ciel avec son index.

- Mon papa m’a dit que c’est à cause de ces inventions du Diable que Dieu nous a punis. Dieu a déclenché la vague verte.

- Et comment il le sait ton père ?

- C’est le curé à la messe de Dimanche qui nous l’a expliqué !

- Oui, c’est vrai, dit un jeune adolescent dans les derniers rangs.

- Il était là ce corbeau quand l’épidémie a commencé ? Non, il n’était pas là ! Que c’est pratique d’avoir un vieux barbu dans le ciel, responsable de tout sauf des mauvaises choses, ça c’est le cornu qui habite au chaud dans la cave. Quand on ne sait pas, on cherche ou on se tait. Avant la vague verte, il y a déjà eu des épidémies mondiales.

Écureuil, qui se retournait pour donner une photo, aperçut Plume et se précipita vers elle. Elle se laissa tomber et se réceptionna juste à temps pour accueillir l'enfant qui lui sauta dans les bras.

- Salut tout le monde.

Mathusalem l’accueillit d’un grand sourire et lui fit signe de s’approcher. Pour atteindre le vieil homme, elle contourna l’assemblée et passa à côté de Lem. Jeune adulte, il se cachait toujours derrière ses lunettes rondes et les mèches filandreuses de ses cheveux fauves. Un petit corbeau, un Choucas des Tours domestiqué, était le seul être vivant capable de le toucher sans déclencher un réflexe de recul. Perché sur son épaule, l’oiseau regarda passer Plume avec ce regard si particulier. Ces oiseaux noirs ont des yeux aux iris blans.

Lem collait à Mathusalem, souvent il se confondait avec l'ombre du Maître. Il se déplaçait toujours avec son cahier et son crayon mais personne ne l’avait jamais vu écrire. Plume concevait une certaine jalousie de cette proximité entre le jeune adulte et Mathusalem. Puis se raisonnait rapidement ; elle se savait incapable de rester toute la journée dans cette tour, le cul sur une chaise. Elle finit par s’asseoir sur ses talons, au pied du fauteuil.

- Tu vas bien ? lui demanda le vieil homme lui prenant la main.

- Oui ça va.

- Et le reste du groupe ?

- Aussi.

- Raconte nous ta première expédition ?

- Calme. Trop calme les premières semaines. Enfin jusqu’à ce que nous rencontrions Camélia. C’est une ado verdoyante. Une douée. Elle vient de Lyon. Mais là où ça a vraiment bougé, c’est quand un groupe de soldats, des miliciens de Lyon sont arrivés. Ils cherchaient Camélia pour la ramener avec eux. Heureusement elle a eu le temps de se cacher. Bien sûr, nous ne leur avons rien dit. Mais comme ils ont un peu trop insisté, Cube a dû leur expliquer.

- Il y a eu de la casse ?

- Seulement du côté de leur amour-propre.

- Tu ne devrais pas trop en rire. L’archevêque de Lyon, Sepulved, est le conseiller principal du Pape. Et on dit que son pouvoir ne cesse de grandir.

- On n’a pas eu le choix, ils nous ont poussés à nous défendre.

- Bon, de toute façon, c’est fait. Elle est douée comment cette Camélia ?

- Elle est avec moi, je vais la chercher.

Elle sauta sur un des mâts qui prolongeait le plafond. Accroupie sur la poutre, les mains en coupe, elle cria :

- Camélia, le maître est là, tu peux venir !

Quand la nouvelle pénétra dans la salle de classe, tous les regards convergèrent vers elle.

- Je vous présente Camélia, dit Plume.

- Bonjour, reprirent en chœur les enfants.

- Bonjour Camélia, je m’appelle Charles mais tout le monde m’appelle Mathusalem.

Un vieux d’environ 70 ans la regardait en souriant. Sa peau presque noire contrastait avec ses cheveux et sa barbe blanche. Habillé d’une salopette tachée de craie blanche, il s’était avancé au bord du fauteuil, les mains reposant sur sa canne. Avec sa paire de lunettes grossissant ses yeux, le batracien lui demanda :

- Plume n’a pas eu le temps de nous dire quel est ton talent. Tu peux nous le dire ?

- Oui, dis nous le ! reprit Écureuil sautillant sur son siège.

- Dis nous le ! Dis nous le ! Reprirent en chœur les enfants.

Camélia mit sa main sur sa bouche ; tous crurent qu’elle ne voulait pas parler. Mais une bouche apparut sur le dos de sa main. Parfaitement représentée, elle formait un O de surprise mimant les enfants devant elle. Puis elle mit ses mains sur ses yeux. De la même manière un œil apparut puis un deuxième, exorbités, pareillement aux yeux des enfants. Après un dernier clin d’oeil de la main, elle laissa ses bras pendre le long de son corps. En quelques secondes, sa peau se rida et devint diaphane ; des veinules bleutées apparurent. Elle était vieille.

Elle reprit son aspect d’adolescente et tout le monde applaudit.

- Très impressionnant Camélia, et merci pour cette démonstration, dit Mathusalem dans un sourire de dents blanches.

- Je peux te poser une question ?

Elle fit oui de la tête.

- Ça t’a demandé beaucoup d’entraînement pour maîtriser aussi bien ton talent ?

- J’ai beaucoup chassé à l’arc et me camoufler a été très utile.

La main posée sur une table en bois avait disparu.

- C’est à Lyon que tu as appris ? demanda le maître.

Instantanément, la main redevint normale et Camélia se redressa.

- Euh … non. Je ne voudrais pas paraître impolie mais j’ai eu des cours accélérés d’équitation ces derniers jours et j’aimerais me reposer.

- Je suis désolé Camélia, mon insatiable curiosité me rend impoli . Je te souhaite la bienvenue de la part de tous les habitants de Tricastin.

Mathusalem se tourna vers Plume.

- Je te laisse l’amener au dortoir. Passe me voir ce soir, si tu veux.

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