L'hiver c'est froid

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Nous couvrons les trois cent mètres en autant de glissades que de rires bousculés. Gipsy bondit, surexcitée. C'est avec un air d'indifférence convenue qu'elle dépasse la voiture. Elle doit bien se douter que nous n'allons pas la laisser dehors cette nuit. Pas bête la bête. Aussi nous attend-elle devant la porte de la maison. Nous lui ouvrons celle de la remise. Certes, il n'y a pas de chauffage, mais l'abri semble confortable. Sans se faire prier, elle se love dans la couette que je lui installe sous un râtelier, prenant soin d'étaler auparavant un carton bien épais sur le sol. Elle se cale le museau entre les pattes avant, cligne des paupières et attend que nous partions.

— Elle va être bien là.

— Mieux que dans ta voiture. Elle serait pas pleine, par hasard ? J'ai trouvé qu'elle avait pris du ventre.

— Oui, elle s'est encanaillé avec le border de Pierrot.

— Super ! Ça va faire des pures races. Tu vas pouvoir les vendre.

— Les donner, oui, pas les vendre.

— Des chiens de travail comme tu as, ça vaut une fortune.

— J'm'en fous, je préfère satisfaire quelqu'un qui en a besoin pour ses ouailles. Si la personne est contente, elle sera reconnaissante.

— T'es chiant avec tes principes à la con. Faut bien que tu vives, non ?

— Oui, mais pas sur le dos de Gypsie.

— Tout à l'heure, j'ai remarqué que tu boites encore ?

— Quand y fait froid, ma cicatrice me relance, un peu comme si elle ne voulait pas que j'oublie ma bêtise.

— Tu te rends compte, t'aurais carrément pu te couper la jambe avec ta tronçonneuse.

— La jambe, non, faut pas exagérer. Certes, les muscles ont morflé, eux. Mais c'est pas ça qui m'a fait mal ; c'est même pas la doctoresse, l'espèce de vétérinaire dans le fin fond du Gers qui m'a fait mal en enfilant à vif ses dix-huit points de suture. Non. Le pire, c'est le type qui m'employait au noir. Y m'a dit : puisque tu peux plus travailler, je peux pas te garder. C'était il y a un an. On se connaissait pas.

— Moi au moins, je suis payée.

— Payée, payée ! À coup de lance-pierres, oui. Tu te rends compte des heures que tu passes chez ce type ?

— Au moins, pendant ce temps-là, je ne rumine pas.

Elle aspire une dernière bouffée et m'en projette la fumée sur le visage en un mince cône indolore.

— C'était bien nous deux, non ?

— Quand ?

— En début d'année. Le théâtre, la rue, la guitare, les marionnettes.

— Ouais. C'était la misère quand même. Tu te rends compte, la galère ?

— On a quand même bien rigolé, passé de bons moments.

Son petit air de fausse enjouée, ne présage rien de bon.

— Oui, mais bon, la bohème, ça ne dure qu'un temps. Ça paye pas terrible.

— Tu te souviens, le Beaujolais, Grenoble, les noix, les châtaignes, la Suisse, les pommes, les vendanges... ces p u t a i n s de vendanges à Cognac !

Elle jette son mégot au sol et l'écrase de rage avec son talon.

— Arrête Patricia, tu te fais du mal. Tu m'avais promis de ne plus en parler.

C'est à ce moment-là que nous entendons le clocher de l'église de Saint-Sauvant sonner dix coups. Interminables. Les sanglots de Patricia la secouent de la tête aux pieds. Une tristesse difficilement maîtrisable. Je me sens coupable, je le suis et ne pourrai jamais être à ses yeux autre chose qu'un goujat. Ma dérive s'appelait Cathy et il y a belle lurette qu'elle m'avait fait disparaître telle une chiure de mouche sur un carreau.

— Aïe !

— Quoi ? Tu t'es fait mal ?

— Vite, masse-moi le genou, je viens d'attraper une crampe !

— C'est vrai ?

Le stratagème tiré par les cheveux me permet tout de même de détourner l'attention.

— Pff. T'es con. Je t'ai cru en plus. Je t'ai cru. T'es con. Je te déteste, je te déteste. C'est mort nous deux. Tu comprends pas ?

Elle me frappe le torse avec ses petits poings rageurs. J'ai comme l'impression qu'elle fait des provisions de vengeance, peut-être même de haine, mais elle n'en a pas encore assez. Ces choses-là demandent du temps.

— Tu veux que je reparte ce soir ?

— Non, reste. J'ai envie de te sentir, de sentir ta chaleur tout contre ma peau, je vais te baiser à fond.

— Moui... si on pouvait éviter de se faire du mal...

L'étreinte n'est pas violente, mais bestiale. Réchauffé comme je le suis, la ceinture de mon pantalon se dégraffe. Puis, d'un seul coup, elle stoppe net notre euphorie.

— Non, arrête ! Pas là.

— Pourquoi pas, y a personne.

— Dans ce froid de canard ? T'es fou.

— De toi oui !

— On va attraper la mort.

— Et alors, on l'attrape, on la relâche.

— On pourrait nous voir.

— Qui ? Les bonnes sœurs, les chouettes, les hiboux, la Dame Blanche ?

Je pars dans un fou rire incontrôlable.

— Quoi ? Tu m'énerves à rigoler comme ça. Je suis sérieuse, moi. Tu ne t'en rends même pas compte. C'est la Dame Blanche qui te fait rire ?

— Oui... La Dame Blanche... si... Ah ! Ah ! Ah ! Si... Si elle a la même paire de fesses que toi, je comprends pourquoi les automobilistes ébahis finissent dans le décor.

— Tu racontes que des conneries. Arrête c'est pas le moment. Viens, on retourne au chaud, après je te viole et t'auras pas intérêt à me décevoir, ça fait trop longtemps que je t'attends.

— J'adore quand tu ris. Tu es belle.

Patricia me tire par le blouson, ouvre la porte de la maison sans frapper au carreau. Une bouffée de chaleur nous accueille.

— Ah ! Il fait bon chez toi Josette.

— Ben alors les tourtereaux vous vous êtes perdus ?

Josette fixe le haut de mon pantalon et me décroche un sourire complice.

— Vous ne vous êtes pas refroidis à ce que je vois dis-donc Patricia tu as le rouge aux joues allez hop vous allez voir ce que je vous ai préparé un petit repas à la bonne franquette.

Sur la table, trois assiettes en porcelaine ourlées d'or cohabitent avec de magnifiques verres à pied. Du cristal à n'en pas douter.

— Oh la la ! On est gâtés, Josette.

Autour d'elle de la bonne humeur. À notre encontre de la bonne humeur. La jovialité de ses paroles égaye notre soirée au point de nous soûler sans nous en rendre compte.

— D'abord on commence par l'apéro trinquons santé les jeunes mais pas des pieds !


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