Chapitre six - Le docteur Ratchett

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Eliza n'était pas sûre d'être convaincue de l'existence du petit garçon, ou plutôt, étant donné qu'elle l'avait vu étant éveillée, elle n'était pas sûre qu'il soit l'ange gardien d'un enfant mort-né et qu'il se nomme Josaphat. Ce qu'il lui avait dit à propos d'une possible rédemption pour John Bishop tout comme son propre intérêt - qui était de ne pas être inculpée pour le meurtre de son frère - l'avait convaincue qu'elle pouvait tenter de mieux connaître ce voisin taciturne que les petits Richards semblaient être les seuls à apprécier dans l'immeuble. Mais bien sûr, son esprit rationnel - c'était de son temps - réfutait l'explication selon laquelle tout s'était déroulé tel qu'elle avait eu l'impression que cela s'était déroulé, et elle avait donc prévu de rendre visite, d'une part, au Docteur Ratchett, dont on disait qu'il s'intéressait aux maladies mentales mais était moins obsédé par Bedlam que ses confrères, et d'autre part à l'Inspecteur Bishop, afin de tenter de mieux le connaître et peut-être de se rapprocher de lui. Même si elle échouait dans sa deuxième entreprise, ils étaient de toute manière voisins et c'était toute l'excuse qu'il lui fallait pour lui parler.

« Le Docteur Ratchett va vous recevoir, l'informa sa secrétaire.

—Merci, répondit Eliza en entrant dans le cabinet du médecin. Bonjour, Docteur.

—Ravi de vous voir, Mademoiselle Brightwell. »

Ils s'entretinrent quelques minutes sur le ton de l'hypothétique d'hallucinations et de somnambulisme, le Docteur Ratchett raconta même à Eliza la légende selon laquelle les cauchemars sont provoqués par des monstres s'asseyant sur la poitrine du dormeur, avant de lui expliquer qu'il s'agissait en fait de l'explication mythologique aux phénomènes parfois combinés de paralysie du sommeil et d'hallucinations au réveil, deux faits liés à un réveil incomplet. Cela ressemblait étrangement à ce qui était arrivé à Eliza, mais sa conversation avec Josaphat lui semblait bien trop réelle, bien trop physique, pour appartenir au monde des rêves inachevés. Le doute lui restait de la réalité de la chose.

Elle se retira quelques instants plus tard, d'abord parce qu'elle ne voulait pas abuser du temps du médecin, ensuite parce qu'elle ne voulait pas qu'il commence à s'interroger sur les raisons pour lesquelles elle posait de telles questions.

L'Inspecteur Bishop était dans la salle d'attente quand Eliza ressortit. Elle le salua sans le reconnaître, perdue dans ses pensées, et sortit. Entrant dans le bureau de Ratchett, Bishop demanda aussitôt :

« Sans trahir le secret de vos échanges avec Mademoiselle Brightwell... est-ce que votre conversation vous a semblé étrange ?

—Dans quel sens ? s'étonna Ratchett en servant deux verres de porto pour son invité et lui.

—A vous de me le dire, dit Bishop sans faire un geste vers son verre, restant planté au milieu de la pièce.

—Si c'est ce qui vous préoccupe, elle ne m'a pas demandé comment faire disparaître un corps.

—Je n'aurais pas été aussi spécifique, mais cette réponse me convient, dit Bishop.

—Sans trahir le secret de l'enquête, le paraphrasa Ratchett, est-ce qu'elle est suspecte dans le meurtre de son frère ?

—Tout le monde est suspect, c'est bien là le problème, soupira Bishop. Mais je sens que vous voulez ajouter quelque chose ?

—Elle n'est pas coupable. Et je ne dis pas ça parce que je n'aurais pas pu aller au bout de mes études de médecine si un ami de son oncle n'avait pas fichu le feu à son appartement - bien que le lien ne soit pas évident au premier abord, je vous assure qu'il y en a un - je dis ça parce qu'elle n'avait pas vu son frère depuis des années avant le mariage. Qu'elle ne l'ait guère apprécié à cause de la distance, certes, mais elle n'avait aucune raison de le tuer.

—Cela fait des années que je travaille dans ce quartier, dit Bishop, et pourtant j'ai régulièrement l'impression d'être le seul à ne pas connaître par coeur l'intérieur des liens des Brightwell.

—Oui, c'est un peu les célébrités du quartier, et puis tout le monde aime les ragots et le mystère, et cette famille rassemble les deux - est victime des deux. Notez toutefois qu'elle m'a posé des questions sur les cauchemars. N'importe quelle femme de son âge se poserait des questions sur le sommeil de ses enfants, mais d'une part, elle n'a pas d'enfant, d'autre part, on ne va pas poser ce genre de questions à un médecin spécialiste des maladies mentales, et enfin...

—Enfin ? l'encouragea Bishop, remarquant que Rachett marquait une pause.

—Enfin, dit Ratchett comme à contre-coeur, c'est une Brightwell, et tout ce qu'elle fait, même respirer, peut très bien être un signe avant-coureur d'une morte tragique. Si j'étais vous, je veillerais sur elle, inspecteur. Elle n'est pas un assassin, mais elle pourrait être assassinée. »

C'était trop vraisemblable pour que Bishop ne s'en inquiète pas. Il y avait, de toute manière, quelque chose en Eliza qui l'incitait à vouloir veiller sur elle, menace de meurtre ou non. Peut-être sa ressemblance avec la femme qu'il avait épousée des années auparavant et qui l'avait laissé seul sur cette terre.

*

* * *

*

Quelques semaines après s'être croisés chez Ratchett, Bishop et Eliza avaient en quelque sorte une routine : Eliza trouvait des prétextes pour le fréquenter brièvement - lui apporter son courrier au prétexte qu'avec ses horaires de travail il n'avait guère de temps à perdre en rentrant chez lui, par exemple - tandis que Bishop essayait de l'amadouer en se montrant amical envers elle. Chacun était persuadé de duper l'autre, mais se faisait duper à son tour.

Bishop souhaitait fréquenter Eliza pour veiller sur elle, mais également pour mieux la connaître et ainsi se faire lui-même une opinion sur la possibilité qu'elle soit l'assassin de James Brightwell.

Eliza souhait fréquenter Bishop pour s'assurer qu'il ne croit pas qu'elle était l'assassin de son propre frère, et aussi parce qu'il faut bien l'avouer, si il y avait la moindre chance que Josaphat ne soit pas une hallucination, elle pouvait bien profiter de cette relation étrange qu'elle avait avec Bishop pour tenter de le sauver ou quoi que ce soit qu'il faille faire.

Ils en étaient venus à une sorte d'estime mutuelle, de respect qui ne se muait pas en amitié faute de fréquentation suffisante, mais qui aurait pu évoluer en n'importe quelle relation.

L'enquête était close lorsqu'un matin, en ourant sa porte, Bishop fut accueilli par une salutation enthousiaste d'Eliza Brightwell, qui passait devant chez lui pour emmener les enfants Richards au parc.

« Bonjour, Mademoiselle Brightwell, répondit l'inspecteur par automatisme, avant d'ajouter : j'aimerais vous parler d'ici la fin de la journée si cela vous était possible.

— Bien sûr, répondit Eliza, l'air étonné. Après notre retour du parc, si cela vous convient ?

— C'est très bien, dit Bishop. A tout à l'heure. »

Eliza se demanda ce dont il voulait lui parler, et cette pensée ne la quitta pas pendant tout son séjour au parc. Victoria se joignit à Mary, Arabella et elle pour la matinée, mais Eliza était tellement prise dans ses pensées qu'elle ne parvint pas à retenir plus d'une seconde le fait que Victoria venait leur dire au revoir car elle allait en vacances au Manoir Fawn.

Son train de pensée s'emballait tandis qu'elle songeait qu'il n'y avait somme toute que deux raisons pour lesquelles Bishop voudrait lui parler : la première était qu'il avait remarqué, et n'appréciait guère, qu'elle l'observait dans son dos et qu'elle ne lui apportait pas son courrier parce que c'était sur son chemin, mais pour se rapprocher de lui - dans le but de le dissuader, si besoin était, qu'elle puisse être un assassin. La seconde était bien pire : pour une raison ou une autre, les indices récoltés après le meurtre de son frère James pointaient vers elle, et Bishop devait l'arrêter - mais n'avait pas voulu le faire devant les enfants, d'où sa demande amicale de la rencontrer un peu plus tard.

C'est pourquoi elle fut extrêmement étonnée lorsque les premiers mots de Bishop furent :

"J'ai toute confiance en votre sincérité, Mademoiselle Brightwell, et j'aimerais une réponse sincère à deux questions.

— Posez-les, répondit-elle simplement.

—Avez-vous tué votre frère ?

—Quoi ?! s'exclama Eliza, choquée. Bien sûr que non !

—Je le pense aussi, dit Bishop, mais c'était la moindre des choses de vous demander votre avis sur le sujet, il me semble.

—Deuxième question ? s'enquit Eliza un peu sèchement, n'en revenant pas qu'il lui ait demandé aussi abruptement si elle était un assassin.

—Deuxième question, dit Bishop. Voulez-vous m'épouser ? »

Elle fut encore plus choquée par cette question, mais répondit par l'affirmative alors même qu'avec la fermeture de l'enquête, elle n'avait plus de raison de le fréquenter dans le simple but de s'innocenter.

Elle accepta la demande en mariage de Bishop, tout en songeant une chose :

J'espère que Josaphat n'était pas une hallucination... et que ma potentielle implication dans le meurtre de mon frère ne lui reviendra pas à l'esprit.

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