II. Reins

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Les moufles, c'est pas pratique pour valider son ticket de métro. Mais c'est marrant de faire des doigts aux gens sans qu'ils s'en aperçoivent. Astaire ne s'en prive pas. Depuis ce matin, les gens se demandent bien pourquoi cet inconnu à l'air triste leur fait signe de loin. Certains lui rendent son salut par politesse, d'autres détournent le regard. Fred ne s'en soucie pas ; si cela peut bien amuser son frère, le ridicule ne le gène aucunement. Il n'a plus froid aux mains.

Cet après-midi il a rendez-vous pour un entretien d'embauche à l'avant-dernier étage du second plus grand immeuble de la ville. Ni Fred ni Astaire n'ont jamais passé d'entretien pour quelque travail que ce soit. Travailler ne les a jamais intéressés. Pourtant, les voilà aujourd'hui dans un ascenseur les soulevant jusqu'au quatre-vingt-dix-neuvième étage.

On les accompagne jusqu'à un bureau aux murs de verre. A l'intérieur, on s'y sent comme dans un aquarium et, de derrière son bureau, un poisson aux yeux globuleux inspecte Fred des pieds à la tête avant de l'inviter à s'assoir.

- Faisons ça rapidement, j'ai un emploi du temps chargé, annonce l'homme-poisson avec un sourire complaisant. Je m'appelle Georgio Macopol.

- On sait, on sait, dit la main dans la moufle.

- Pardon ?

Le sourire de Macopol disparait.

- Nous c'est Fred... Moi c'est Fred, répond Fred.

Macopol garde un regard sévère pendant quelques secondes puis baisse la tête sur le CV qu'Astaire a écrit en deux minutes sur le siège du métro.

- Un CV rédigé à la main, voilà qui est rare de nos jours ! s'exclame le poisson.

- J'ai toujours trouvé ça plus personnel.

- Moi aussi. Donc, pour aller droit au but, ce job demande quelqu'un de sérieux, volontaire et endurant. Qu'est-ce qui me ferait vous choisir plutôt qu'un autre ?

Fred fait mine de réfléchir un instant.

- Je ne sais pas si vous avez vu les nouvelles. Hier, un homme a vomi ses poumons rue Laennec. Comment est-ce possible ?

- Oui, j'ai appris ça, soupire Macopol. Edouard Dominique. C'était un ami. Pas vraiment un ami, mais une connaissance de longue date. Terrible ce qui lui est arrivé. Apparemment la cause serait un virus venant de je-ne-sais-où. Heureusement, selon les spécialistes, ce n'est pas contagieux. J'ai bien dit : "selon les spécialistes".

- Terrible, en effet...

- Mais quel rapport avec notre entretien ?

- Etant donné que je me trouve dans le bureau d'un des plus grands distributeur pharmaceutique du pays, je me suis dit que vous en saviez un plus sur ce genre de maladie. Cette histoire m'a... retourné l'estomac.

Georgio Macopol n'essaye même pas de cacher sa fierté. Il se lève et s'approche d'une desserte sur laquelle se dressent diverses bouteilles d'alcool bon marché. Il remplit deux verres de ce qui semble être du whisky et vient se poser contre un coin de son bureau en bois de sapin. Il en tend un à Fred qui le remercie d'un geste de la tête. Astaire tourne sa langue dans sa bouche. Il n'est pas aisé de tenir fermement un verre avec des moufles.

- Vous savez, dit Macopol, je ne suis ici que directeur des ressources humaines. Mais en effet, dans toute entreprise, ce sont des gens comme moi qui font toute la différence et qui se doivent d'avoir les plus vastes connaissances. Au sujet de cette soit-disante maladie, je pense qu'on nous cache ce qui est réellement arrivé à Edouard Dominique.

Il boit une gorgée de son whisky et Fred l'imite. Le poisson pose alors son verre sur son bureau puis s'avance jusqu'au bord de son aquarium, du côté qui donne sur la ville. Il a déjà dû voir ça dans un film de merde, se dit Fred. Les hommes importants font toujours ça en parlant dans les films de merde.

- Dans cette ville, les hommes comme Edouard ne sont pas apprécié à leur juste valeur. Ils subissent des pressions et des attaques, que ce soit d'en haut... ou d'en bas.

Il accompagne ces derniers mots de son doigt tendu.

- Si vous voulez mon avis, continue-t-il, je pense que ce virus est une parfaite supercherie. Je pense sincèrement qu'Edouard a été assassiné.

En disant cela, Macopol se retourne dramatiquement pour faire face à son interlocuteur. Fred feint ridiculement la surprise et reprend une gorgée du whisky pour étouffer un rire. Le poisson reprend son verre et le vide d'un trait.

- Pour moi, c'est une évidence. Je ne rentrerai pas dans les détails, mais il semblerait qu'Edouard ait été pris dans une histoire qui le dépassait.

Nouvelle pose dramatique :

- C'est une ville cruelle, Frédérique.

C'est à ce moment là qu'Astaire ne peut se retenir et rit à gorge déployée, ce qui fait sursauter Macopol. Fred, quant à lui, serre les lèvres.

- Pardon ?

- Comment ça pardon ?

- Comment vous... Vous avez rit ?

- Je suis désolé mais c'est hilarant ! ricane finalement Fred.

Le poisson devient écarlate et ses yeux semblent plus globuleux que jamais, prêts à sortir de leur orbite. Il frappe du point sur son bureau et pointe la porte de sortie de son doigt. De l'autre côté de la vitre de l'aquarium, les employés curieux se tournent vers eux.

- Hilarant ? s'écrit Macopol. Sortez immédiatement ! J'ai perdu un ami...

- Une connaissance, le corrige Astaire.

- Que... Quel manque de respect ! Pour qui vous prenez-vous ? Dehors !

- Pas de suite, j'ai promis de rester cette fois-ci.

Le visage de Macopol tourne au violet et ses yeux sont à deux doigts de tomber. D'un bond il fond alors sur le téléphone pour appeler la sécurité, mais une fois le combiné à la main, il se fige. Il regarde à ses pieds et l'horreur monte en lui au fur et à mesure que la pisse s'écoule de son entrejambe pour venir tremper la moquette. Son urine est rouge comme le sang. C'est sûrement du sang, en fait, se dit Fred.

- C'est... c'est quoi ce délire ? balbutie le poisson.

- C'est le numéro vingt-trois, répond Fred en posant une petite fiole pas plus grosse qu'un pouce sur le bureau. Je l'ai versé dans votre whisky dégueulasse pendant que vous jouiez au caïd surplombant la ville du vice et du crime.

Fred et Astaire rient de concert. Le sang de Macopol se glace alors que son pénis le brûle.

- Que m'avez-vous fait ?

- On l'aime bien cette ville. On l'aimait déjà il y a huit ans de ça.

Tout en se tenant à son bureau pour ne pas chanceler sous la douleur, Macopol réalise qui est en face de lui, calmement assis, un verre de whisky à la main. Avec des moufles. A l'extérieur de l'aquarium, les curieux s'inquiètent et se rapprochent.

- Vous... Tu es...

Finalement, son frère avait raison. Il est assez plaisant d'assister à la scène.

- Fred.

- Et Astaire.

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