Chapitre unique

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J’étais désormais seul dans mon atelier.

Si vous connaissez Paris, je suis certain qu’au fond de votre mémoire résiste encore à la dissolution, ici ou là, une vision fugace de ces grandes vérandas aux étages supérieurs. L’une d’elles est mon repaire, à la fois lieu de travail et de sommeil. Froid l’hiver et chaud l’été, mais baigné de lumière, ce qui fait tout le charme du lieu, pour un peintre. Je venais de recevoir la visite de Charles, mon voisin et ami, au moment où j’allais m’installer près de la verrière.

Je ne sais si vous avez comme moi une peur terrible des boîtes aux lettres, mais je ne peux m’empêcher de trembler à l’idée d’en ouvrir une. Bien sûr, ouvrir celle de mon voisin, par exemple, ou de la petite grand-mère du rez-de-chaussée, serait amusant. On effleure un secret, on devine, on croit deviner. C’est un jeu. Mais lorsqu’il s’agit d’ouvrir sa propre boîte, ma boîte, c’est une autre affaire.

Planifiée à date fixe sur mon agenda, afin de ne pas oublier, l’opération a lieu dans l’angoisse, ma peau devenant subitement moite, et j’arrête de respirer. Je pense que ce dressage me vient de loin, car mes débuts comme artiste-peintre ont été difficiles, et à l’opposé du peintre établi que je suis devenu, bienveillamment suivi par une clientèle fortunée, l’image qui me reste de ce temps est celle d’une quasi-disparition sociale, dans l’anonymat le plus complet, noyé sous les factures, les avis d’huissiers, les recommandés, reclus dans mon galetas, et sans amis.

C’est pourquoi la présence de ce gamin à côté, encore dans l’œuf pour ainsi dire, et qui répond au prénom un peu vintage de Charles, m’est précieuse. Mais pas celle de ma boîte aux lettres. Ce fut donc une surprise pénible de voir Charles sonner à ma porte, les bras chargés de courrier.

- S’lut Tancrède ! J’ai croisé le facteur, je t’ai monté le courrier.

- Bonjour Charles…

- Tu n’as pas bonne mine…

- Je peins, je ne suis pas sorti depuis deux jours.

- Ha ben alors je te laisse, à plus tard. Tu sonnes si t’as besoin de quelque chose.

- Salut.

- Vlan !

La porte avait claqué, le courant d’air je suppose, et je me retrouvais avec à la main ce maudit courrier. Retournant à la verrière, j’entamais l’opération infernale de l’ouverture des enveloppes. Parmi les lettres aux adresses dactylographiées, je choisis la seule qui soit écrite à la main, et découvris à l’intérieur deux séries de feuillets.

Mon père s’appelait Paul Delhumeau. Monsieur Delhumeau, médecin. Les médecins ont une écriture illisible, mais si on peut dire assez vite, au vu du schéma général, « ça c’est une écriture de médecin » là je pouvais ajouter avec une grande certitude que c’était aussi celle de mon père, mort il y a quelques mois, me laissant en cadeau une bague à laquelle il tenait, et en Auvergne une grande maison vide, un bureau surchargé de livres, de documentation, d’articles de journaux, de dessins, de notes manuscrites passablement classées.

Un inconnu m’envoyait un document partiellement dactylographié, largement annoté d’une fine écriture très reconnaissable, texte vieux apparemment d’une cinquantaine d’années. Cela nous amenait au milieu donc, ou à la fin des années 1960. L’inconnu accompagnait ce premier texte d’un second entièrement manuscrit, sorte de profession de foi d’amitié et de fidélité, exercice difficile et touchant.

Dans ce court message, l’ami commençait par déplorer la disparition prématurée de son très cher Paul, et après les formules convenues, remettait à mes bons soins un document jauni glissé dans l’enveloppe, témoignage que Paul lui avait demandé de recueillir. Ils s’étaient rencontrés en Lorraine, à l’époque où tous deux travaillaient dans la région, Paul comme médecin alors en début de carrière, et lui comme correspondant au Républicain Lorrain. Paul sachant que son ami préparait une version romancée d’un drame qui avait défrayé la chronique - drame auquel il avait été associé de près, quoiqu’en tant que spectateur impuissant - lui avait demandé de recueillir son témoignage. L’oubli était assez vite retombé sur cette sombre affaire. L’ami n’avait pas écrit le livre. N’ayant pas l’utilité de ce document, qui n’avait aucun caractère confidentiel, vu l’ancienneté des faits et l’absence de lien direct entre Paul et les protagonistes du drame, il considérait que j’en étais moi, son fils, plus que lui-même le dépositaire légitime. Le style en était un peu lourd, cachant mal, sous son apparence équanime, une personnalité inquiète.

C’était ce document que je lisais à présent.

Il était question d’un meurtre.

Témoignage du docteur Paul Delhumeau

Recueilli par un de ses amis

Nancy, 16 octobre 1967,

Affaire du meurtre de la Croix Saint Georges, Village de Chauny, Lorraine

« Il arrive parfois que parmi nos connaissances se révèle ce que d’aucuns appellent une belle âme, personnalité dotée d’une sensibilité peu commune, capable de voir clairement ce qui à tout autre semble obscur, et à qui nous envions cette capacité rare à ne pas buter sur les obstacles que la vie hélas, nous réserve. Tel était Paul, mon ami.

Médecin, Paul l’était par vocation, et généraliste –n’ayons pas peur du mot - par amour de l’humanité. Il aimait le contact des gens, aimait les suivre dans leur vie, savait les suivre jusqu’au seuil de la mort. Non qu’il fût particulièrement religieux en ce temps. Mais pour Paul, la mort n’avait rien d’un drame sans retour. Elle faisait partie d’un cycle vital qu’une âme un tant soit peu ouverte à la compassion regardait d’un œil clair, comme au-delà du monde.

Seule la douleur demeurait pour lui pierre d’achoppement, Mystère parmi les Mystères, mais tellement banal. Il s’y était habitué, et à vrai dire, avait développé autour une forme d’occlusion mentale, condition commune, nécessaire à l’exercice du métier.

Un jour pourtant, dans son petit village de Chauny en Lorraine, un événement, ou plutôt une série d’évènements troublants, allaient perturber sa vie simple, simple et aimante – car il s’agit d’amour une vie si claire – au point que son récit auprès d’une oreille amie, prît à ses yeux la force évidente d’une nécessité.

Il faut vous dire, pour une bonne compréhension de ce récit, que Paul s’était installé en ce lieu, qui n’était pas son pays natal, non par stratégie financière ou par attachement, mais tout à trac, sur un coup de tête. Ses proches en tout cas l’ont perçu de cette façon. Mais dans les faits, il n’en était rien. Rien dans ses choix ne relevait du hasard, c’était bien mal connaître Paul. Tout simplement, tout naturellement, il avait reconnu, comme très lucidement il me l’a expliqué, un lieu dont l’expression sensible correspondait à sa carte mentale, comme d’autres auraient pu établir un lien précis entre un paysage se déroulant lors d’un voyage en voiture, et la carte géographique qu’ils ont sur les genoux. Tel fut le sentiment de reconnaissance qui provoqua son installation.

Mais il est temps d’en venir à ces fameux évènements. Lors de cette présentation rapide, à parler de paysages et de cartes, je ne me suis pas trop éloigné du sujet. Car ce paysage si clair qui avait séduit mon ami, ces personnages si attachants, issus d’une ruralité passée et comme oubliée dans un temps proche mais néanmoins décalé de quelques décennies, cette carte si épurée, si nette, avait une tache. Cette tache, telle un impact d’encre noire sur un papier trop avide, projetait ses auréoles concentriques à l’assaut des nets dessins des routes, des lieux-dit, des forêts du paisible village de Chauny, et si l’on avait regardé le paysage, et non la carte, on aurait vu que l’origine en était la ferme de la Croix de Saint-Georges.

Si vous passiez par la Croix Saint-Georges, - personne là-bas ne parle de ferme - vous verriez un bel établissement, imposant mais délabré, au milieu de terres formant au moins le quart de la superficie de la commune de Chauny. Ce beau domaine, ou, enfin, qui pût l’être d’une certaine façon, était au XVIIIe siècle une possession d’Eglise, dépendant de l’abbaye de Berthay, dont les trésors furent pillés, puis les terres rachetées par une famille du village lors de la Révolution. Mais les bâtiments, l’histoire de ce lieu, remontent beaucoup plus haut, s’enfonçent dans les épaisseurs de l’Histoire, au temps de conquête où les moines drainaient les marécages pour les mettre en culture. Emblème du lieu judicieusement choisi par les Pères, un Saint-Georges terrassait le Dragon sculpté au linteau de la porte, le dragon représenté sous la forme archaïque d’une Vouivre des marais, femme-serpent enchanteresse au front orné de rubis.

Au fil du temps, Paul avait fini par connaître tous les habitants, mais les maîtres de la Croix Saint-Georges, il ne les connaissait pas. Enfin, il ne les connaissait pas professionnellement – c’est à dire pour un médecin intimement – car au grand jamais ils n’avaient franchi le seuil de son cabinet. Cela pouvait s’expliquer par le fait qu’il n’y avait pas d’enfants à la Croix Saint-Georges. La mère était morte il y a longtemps, et ne restaient sur le domaine que le père et le fils, devenu grand. Ils devaient avoir une sacrée santé, durs comme les paysans qu’ils étaient. Ses collègues alentour n’en avaient pas plus vu la poitrine ou l’estomac. Il faut dire qu’au village non plus, ils n’étaient pas vraiment connus. Non que la Croix Saint-Georges ne soit pas « reconnue ». Bien au contraire, ce domaine était le centre obscur de la psychologie villageoise, le pôle d’attraction de toute discussion un peu longue. Personne cependant n’aurait pu raconter une anecdote grivoise comme on les entend souvent sur les uns ou les autres, drôle, méchante, ou ridicule. Non. Ces deux-là marchaient sur la terre entourés d’une aura de crainte, de peur, d’évitement. Le père pourtant, d’ordinaire froid et distant, et d’un regard à vous enfoncer un couteau dans le cœur, pouvait lorsque cela lui plaisait se montrer aimable et donner de bonnes paroles, aussitôt rendues à l’unisson. Le fait est que personne n’y croyait vraiment, et l’eau stagnante se refermait, dès son départ. Quant au fils, personne ne savait qu’en dire, sauf qu’il avait le regard et la bouche mauvais, et qu’il était de cette sorte d’homme qui rend le mal pour le bien reçu.

Mon ami n’allait pas jusqu’à cette extrémité. Une fois, il l’avait vu lorsqu’il ne savait point être observé, perdre son regard dans le vague comme un enfant, avec les larmes aux yeux, et il l’avait vu soudainement devenir beau, devenir plein comme d’une eau fraiche et vive, et frémissante. Mais hélas, il sut qu’il était vu, et la métamorphose s’inversa, comme s’il revenait de l’envers d’un miroir.

Un jour, le fils manqua. Il disparut. On ne sut où il était. Le père fut questionné, même si ce ne fut pas tout de suite, mais après plusieurs semaines, ou mois peut-être.

Il semble, mais la chose n’est pas complètement admise, que ce soit le père qui par une allusion habilement glissée, ait provoqué la question, question à laquelle un discours un peu long donna une série de renseignements sur un voyage et certains goûts de la jeunesse.

A ce point du récit, je me dois de raconter ce que Paul avait découvert sur l’histoire de la Croix Saint-Georges. Il y avait d’abord ce qui était facile à savoir, mais enchevêtré. Sondant les reins et les cœurs de ses malades, tout ce qui pouvait être connu de tous l’était aussi de lui. Ainsi, après la vente des biens révolutionnaires, cette famille parvenue constitua une sorte d’aristocratie républicaine, intermédiaire des pouvoirs, tantôt adoubée par élection, tantôt rejetée, mais en ces circonstances pesant d’autant plus sourdement sur la vie locale. L’aîné, sous l’Empire, revint de la Campagne de Russie, hâve, hagard, les doigts des mains et les orteils amputés par le gel, parlant de façon incohérente d’un Homme Rouge, sorte de démon qui l’aurait persécuté. Il ne revint point seul. Dans sa folie, il revint de Russie entouré de chiens, qui depuis là-haut l’avaient accompagné. Tout ce qu’il savait dire en les voyant, dans un des rares moments où l’on sentait en lui comme une dilatation de son être, tenait en une seule phrase, - Par Saint-Georges et mes chiens ! Nul ne savait qui avait nourri qui, c’était une meute, un clan, homme et chiens. Mais il y avait le Maître. Et le Maître, malgré ses doigts et ses pieds gelés, c’était lui, lui ou cette sorte d’homme qu’il était devenu. Peu à peu, les frères et les sœurs partirent, les parents décédèrent. L’aîné resta. Droit comme un I majuscule. Son bonheur était dans le commandement de ses chiens. Il aimait les voir obéir, il aimait les voir gémir et s’allonger sous ses coups, les voir se multiplier (on parle de cinquante chiens mais d’autres parlent d’une centaine ce qui semble impossible). On ne le croira pas, mais un tel homme trouva à se marier à une paysanne du cru, qui le rendit heureux, lui donna des enfants, mais qui hélas, notamment à l’âge qui suit la maturité, ne sut conjurer ses démons. Obéissant à tout, rouée de coups tout autant que les chiens, elle devint une créature effacée et craintive, vivant en recluse. Autant dire que dans une telle famille, les enfants quittaient le toit sans retour. Pourtant, et sans faille à ce jour, l’un d’eux restait, toujours entouré de chiens, toujours brutal, renforçant génération après génération l’isolement et ce qu’il convient bien d’appeler, faute de mieux, une Légende Noire.

Ce qui frappait Paul, c’était non pas la Légende Noire en elle-même - il y en avait d’autres et d’aussi terribles – mais la venue de cette Légende Noire sous le beau linteau de pierre de Saint-Georges. Aussi Paul cherchait-il à y voir clair, conformément à sa nature aimante et ouverte, simplement curieux des êtres. Son enquête cependant, de son propre aveu, fût pénible. Elle provoquait chez lui une extrême fébrilité de l’âme, fébrilité dont il était peu coutumier, s’accroissant avec le temps et l’insuccès de ses efforts. Car la force conjuratoire de cette image, judicieusement placée au seuil de la porte, au-dessus de la porte, et que nul, entrant, ne pouvait ignorer, semblait réduite au plus absolu néant. Cela l’inquiétait, car ce néant était une porte ouverte au mal. Et il ne s’agissait point ici du Ciel et des Anges, mais d’un linteau de pierre placé à moins de trois mètres du sol, comme effacé, usé, au dessus des choses terrestres. Il lui semblait que deux mondes, l’un tout en contorsions sous la toise et comme soumis à d’invisibles contraintes, l’autre tout en mouvement libre et volumes déployés, voyaient se mouvoir des êtres en lutte. Telle était pour Paul l’énigme du linteau, lieu intermédiaire, à la fois réel et imaginaire, entre les deux espaces, symbolisé par l’opposition d’un Saint-Georges armé à la Vouivre nue. Paul établissait un lien entre la Légende Noire du domaine de la Croix Saint-Georges, et la formule symbolique du linteau, l’Epée affrontant le Rubis.

Il vit des choses qui n’annonçaient rien de bon pour la suite.

Le temps passa pourtant, comme inchangé. Mais rien n’est immuable, et le renflement continuel des lourds nuages noirs, dans le ciel du pauvre village de Chauny, trouva son point de basculement au sein des lois invisibles de la dynamique céleste.

En effet, quelques semaines plus tard, l’on retrouva une vache crevée, déchirée par les chiens. Il advint que des couche-tard en retour de fête croisèrent une meute hurlant à la lueur des phares, descendant la colline et leur causant une grande frayeur. Le bruit couru que le père ne tenait plus ses chiens, et il fallut envoyer les gendarmes. Sous le linteau de pierre, ces derniers trouvèrent porte close. Dans un silence lourd, les coups de poing rebondirent sur le portail, mais il fallut l’enfoncer avec un madrier. La cour intérieure et les pièces n’étaient plus qu’apocalypse et l’on trouva le vieux prostré. Aux propos incohérents qui furent tenus, obtenus par bribes, l’on comprit que quelque chose d’inimaginable s’était passé. L’on fouilla partout dans la fébrilité et l’angoisse, comme si le temps allait manquer. Finalement, un des chiens restés fidèle donna l’indice recherché. Sous le fumier, dans un trou à demi creusé, l’on retrouva le corps du dernier des occupants de la Croix Saint-Georges. Le fils.

Cette histoire fut un choc terrible pour toute la communauté du paisible village de Chauny. Elle le fut aussi pour mon ami, qui en tant que médecin avait été associé à certaines parties de l’enquête. Les chiens errèrent quelques temps encore, et les habitants en eurent assez. Il y eu une battue administrative, et les Services Vétérinaires du département euthanasièrent par la suite les rescapés qui purent être repris.

De tous les évènements que vécut mon ami à cette période, le plus marquant fut pour lui, bizarrement, le massacre des chiens. Car mon ami pensait qu’apprivoiser la Bête suffisait bien. Paul est un saint. Il a depuis quitté la région, mais il n’a pas oublié, et, devant l’évidence de l’importance des faits –selon ses propos – il m’a demandé de mettre son récit par écrit. Lorsque tout fut terminé, tout en mettant en ordre les dernières pages du récit, je demandai à Paul s’il avait un regret dans toute cette histoire. Avec son humour détaché, qui fait tout le charme décalé de Paul, il conclut, se levant tout sourire, qu’il n’était certainement pas bon d’avoir des trous de mémoire en rase campagne. Je ne sus que faire de cette réponse, sauf à taper ces derniers mots en addition à mon récit, mais c’était Paul. »

Après avoir lu la lettre, je restais pensif, les feuillets à demi repliés entre mes doigts, et fis tourner la bague que je portais, regardant la pierre de rubis rouge gravée au sceau de la Vouivre.

Le dernier cadeau de mon père.

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