La couleur de l'âme

8 minutes de lecture

Aussi loin que remontaient les écrits sur l'histoire des Quatre Terres, aucune femme n'avait jamais accédé à la couronne. L'ordre des choses était chamboulé, remettant en cause les fondements les plus ancestraux. Les Viridiens et les Nacarantes refusèrent de venir saluer la nouvelle reine. Les Safréens, plus réfléchis, s'assurèrent de conserver la perpétuité des liens amicaux et surtout l'échange de ressources.

Il ne fallut à Alysia que quelques jours pour organiser la décapitation des hommes forts qui soutenaient son père. Avec l'aide de Rän, elle fit envoyer les résistants aux Carrières de Métal. Elle devait s'assurer les pleins pouvoirs, sans aucun traître pour lui barrer la route. Sa troisième réforme fut de libérer toutes les femmes de leur condition d'esclave. Elles devenaient les égales des hommes, ce qui provoqua des émeutes pendant toute une semaine. Les réfractaires furent identifiés, puis exilés à leur tour, si bien que les Terres Ocres comprenaient, alors, autant d'individus masculins que féminins.

Sans en parler à son bras droit, Alysia recruta des combattants aguerris et fidèles. Ils constituaient sa garde personnelle. Pour le moment tenus secrets, ces pions de l'ombre assuraient ses arrières. Un jour, l'un d'eux rapporta une information intéressante.

—    Ma Reine, j'ai une triste nouvelle à vous annoncer. Rän, votre gardien, compte s'emparer du pouvoir.

—    Que dis-tu ? Il m'aurait trahi ? demanda Alysia.

—    Oui, il pense pouvoir vous manipuler en raison de votre sexe.

—    Merci, tu peux te retirer.

—    Bien, Madame.

Le garde s'inclina avant de laisser la souveraine à ses réflexions. La voie du sang lui sembla la meilleure. Le traître pourrirait aux Terres Sombres.

Elle ne put fulminer davantage, la cérémonie de l'arbre sacré avait lieu dans quelques jours et elle devait entamer le voyage au plus vite. Les affaires actuelles l'avaient mises en retard. Précipitant son départ, elle confia les rênes à Rän. Seras-tu à la hauteur ? Te trahiras-tu ? se demanda-t-elle. Nous le verrons bientôt.

Le grand arbre étant placé au centre des Quatre Terres, le trajet s'avérait être équivalent pour chacune d'entre elles. Seul évènement en commun, la cérémonie était pour le moins festive. Les habitants mâles prenaient plaisir à se mélanger entre eux, échangeant ainsi connaissances, savoir-faire et prescience.

Cependant, cette année n'était pas comme les précédentes. Les nouvelles dispositions des Terres Ocres ne plaisaient guère aux autres patries qui avaient décidé d'éviter précautionneusement tout contact. Les Ocrelois étaient voués à rester dans leur campement au sud de l'arbre, privé de festivité. Alysia n'en fit pas une affaire majeure.

La cérémonie s'étalait sur trois jours. Le premier, des fleurs étaient déposées au pied du grand arbre et l'on récitait des prières destinées à repousser l'obscurcissement. Le deuxième était consacré à l'exode, les rois et savants mettant en commun leurs compétences pour préparer les expéditions. Bien avant la nécessité de fuir, il était destiné aux rapprochements inter-race. La reine ne se présenta point à ces débats, ce qui suscita une vive critique.

—    A quoi bon ? déclara-t-elle. Personne ne me prendra en considération.

Le troisième jour était le point culminant, celui où des tributs étaient offerts en sacrifice. Alysia se joint cette fois-ci avec une grande joie à la fête. Les trois rois et la reine se placèrent autour de l'hôtel sacrificiel, à l'ouest de l'arbre. Les tributs furent amenés sous l'acclamation de la foule.

La tension qui régnait alors, permit à Alysia de s'approcher un peu plus près des racines de l'arbre, où l'eau de la source apparaissait par endroit. Personne ne remarqua son absence, bien trop occupé à observer les bourreaux aiguiser leurs lames. Elle en profita pour se faufiler à travers le bois entremêlé et dans un ultime effort, put plonger ses doigts dans l'eau cristalline.

Un tourbillon doré émana de sa main au premier contact, puis se dilua dans la source. Le mana attire le mana. Elle sortit une coupe de sa poche avant de la remplir du liquide sacré qu'elle porta à ses lèvres. Le temps sembla s'arrêter. Tous les regards se tournèrent instinctivement vers elle tandis que des voix hurlaient à l'unisson à l'intérieur de son crâne.

Lorsque les premières gouttes touchèrent ses lèvres, elle sentit un feu puissant se répandre à l'intérieur de son être. Une douleur fulgurante lui coupa les jambes et elle se retrouva au sol, prise de violentes secousses. Son corps subit une suite de flexions et d'extensions avant de s'immobiliser soudainement. Était-elle morte ? Un souffle de vie s'insinua dans ses poumons, lui redonnant la force nécessaire pour se redresser. La foule recula, apeurée, tandis que des cris de panique se répercutaient en écho.

—    C'est un monstre ! cria un Safréen en se masquant le visage.

« Une légende raconte que l'âme est le reflet d'un dieu. Chaque être vit et agit en fonction de ce reflet qui se répercute dans ses gestes, dans ses pensées. Les habitants des Quatre Terres n'ont plus l'usage de la magie comme ils l'avaient dans des temps plus anciens. Ce pouvoir s'est tari, à l'instar de la source qui coule sous nos pieds. On dit que si un Homme parvenait à en boire, il recouvrirait les pouvoirs de ses ancêtres, mais à l'instant même où l'eau serait portée à ses lèvres, son corps prendrait la forme et la couleur de son âme. »

—    Les démons sont parmi nous ! s'écria un Ocrelois.

—    C'est la fin !

Alysia se leva lentement, s'habituant à son nouveau corps. Sa peau était devenue grise, parcourue par des stries sombres s'assemblant en un langage inconnu. De son dos, suivant la colonne vertébrale, des os saillants pointaient vers le ciel, presque aussi aiguisés que les griffes qui avaient poussées à ses pieds et à ses mains. Ses membres étaient tordus par endroit, comme fracturés. Du sang noir pulsait sous sa peau rugueuse. Son visage n'était que difformité et laideur. Sa bouche se tordait en un sourire figé, laissant apercevoir des dents noircies. Son nez avait fondu. Ses yeux étaient à présent deux orbes énormes, semblant aspirer la lumière dans les ténèbres. Ses cheveux, noirs et graisseux, commençaient à tomber d'un crâne difforme aux plaies saillantes, d'où s'écoulait un liquide poisseux.

—    J'ai maîtrisé le pouvoir du mana ! déclara-t-elle en s'extirpant des racines. Vous devez vous agenouiller devant moi !

La sidération fit place à la colère.

—    Jamais, répondit fermement le roi viridien. Plutôt mourir !

—    Si tel est ton souhait, murmura Alysia d'une voix caverneuse.

A peine sa phrase achevée, elle s'empara du souverain avec une vitesse fulgurante, l'agrippant par le col de son long manteau vert. Elle observa la peur dans les prunelles émeraudes avant de poser sa bouche sur la sienne, aspirant l'énergie vitale. L'enveloppe charnelle vide tomba sur le sol dans un bruit sourd.

Une pensée tarauda alors chaque être présent à la cérémonie. Comment était-elle capable d'aspirer l'énergie des humains ? Si elle possédait bel et bien le pouvoir d'Arkos, alors elle n'aurait dû être capable que de donner, pas de voler. Une seule explication était donc possible : elle possédait l'anam, le pouvoir maudit de Dyalinos. La purge que constituait le combat à mort des jumeaux n'avait pas désigné l'âme lumineuse.

La panique gagna les habitants des Quatre Terres qui se dispersèrent dans le chaos. Seules les femmes restèrent immobiles, comme hypnotisées, ne pouvant détourner le regard de la reine. Cette dernière s'avança parmi elles, dignement.

—    Rentrons, ordonna-t-elle. Nous avons encore beaucoup de choses à accomplir.

Ce jour-là, les Ocrelois restés dans leur terre virent passer une procession bien étrange, composée de femmes des Quatre Terres, menée par un monstre noir. Rän fut alerté de son arrivée et crut tout d'abord à une mauvaise blague ou un coup d'Etat mal organisé. Pourtant, quand il aperçut le démon en tête du cortège féminin, il admit que ses soldats n'étaient point victimes d'hallucinations.

Il ordonna à sa garde de se préparer à l'affrontement, ne sachant qu'elles étaient les intentions de l'envahisseur. Il descendit quatre à quatre les marches du grand escalier et prit la direction de la grande porte, le cœur battant à tout rompre. L'attente fut interminable. La cour, plongée dans le silence le plus total, semblait en proie à un étrange sortilège. Les jambes tremblaient tandis que de l'eau s'évaporait dans l'atmosphère. Personne ne pouvait prédire les évènements, car personne n'était à présent maître de son destin.

Rän se remémora les légendes passées. Lorsque Dyalinos redescendra parmi les mortels, la fin sera proche. Il ne put retenir une grimace anxieuse, fixant son regard sur le garde posté en haut de la tour. Que des légendes, se dit-il. Arrivé au sommet du rempart, il prit une grande respiration avant de s'approcher du bord. Le monstre le toisait, ses bras pendaient le long de son corps dans une posture inhumaine.

—    Que nous voulez-vous ? tonna Rän.

Le monstre fut pris d'un affreux hoquet. Il riait.

—    Je souhaite rentrer chez moi, répondit-il de sa voix rocailleuse.

Rän reconnut pourtant celle de sa protégée.

—    Alysia ? Alysia, c'est bien toi ?

—    Oui. Peux-tu ouvrir la herse ?

L'homme resta figé quelques secondes, secouant négativement la tête. Il ne pouvait comprendre ce qui était en train de se produire.

—    Mais qu'as-tu fait ? lâcha-t-il dans un souffle.

—    J'ai bu l'eau de l'arbre sacré.

—    Pourquoi ? chercha-t-il à comprendre.

—    Pour récupérer le pouvoir de nos ancêtres ! récita la reine.

Rän poussa un soupir.

—    Et donc voici la couleur de ton âme. Cela ne m'étonne guère.

—    Laisse-moi entrer.

—    Non. C'est moi qui suis aux commandes, désormais.

Il fit demi-tour et commença à s'éloigner du bord avant de s'arrêter quelques instants.

—    Tu aurais dû rester une femme. Cela aurait été plus simple pour toi.

Une ombre surgit dans son dos et le projeta violemment au sol. Les gardes qui tentèrent de s'interposer furent éjectés dans les airs.

—    Plus simple pour pouvoir me manipuler ? lança le monstre en retournant le gardien sur le dos.

Ce dernier cracha du sang avant de rétorquer.

—    C'est dans l'ordre des choses. Les femmes sont dociles pour que les hommes les utilisent ! C'est à cela qu'elles servent, ce pour quoi elles ont été créées !

Alysia resserra sa prise autour de la nuque du traître.

—    J'ai tué ton salaud de père pour que tu accèdes au trône ! hurla-t-il dans un élan de survie.

—    Tu ne l'as pas fait pour moi, cracha Alysia.

Rän finit à l'instar du roi viridien, privé d'énergie tandis que la vie coulait à flot dans la gorge de la reine. Les soldats furent pris d'une terreur intense, si bien que lorsqu'elle ordonna l'ouverture des grilles, ils n'y firent aucune opposition.

—    Apportez son corps au plus proche des Terres Sombres, ajouta-t-elle en écrasant le crâne de son ancien allié avec son pied. Que ma promesse soit tenue.

Annotations

Vous aimez lire Delombre ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0