Richard, simplement.

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  Richard était un homme simple, avec un métier simple et une vie toute aussi simple. Il travaillait à la poste, triant des colis. Bien qu'il était capable de mieux, son métier le satisfaisait : un salaire pas bien gras à la fin du mois mais des journées souvent courtes qui lui laissait le loisir de se balader. Richard aimait marcher, pour lui c'était l'occasion de vivre une aventure à chaque coin de rue ou au moins de voir de belles choses tout en prenant l'air. De nos jours, plus personne ne prend le temps de marcher, d'apprécier la simplicité d'une promenade. Oui, Richard était quelqu'un de simple, il le savait et cela lui convenait.

Il n'aurait jamais cru que la simplicité pourrait lui manquer un jour.

  Il rencontra une femme, Jane, lors d'une promenade dans un parc. En un regard, il lui appartenait. C'était une femme belle, intelligente, drôle, et dotée d'un magnétisme sexuel puissant. Elle enseignait les mathématiques à l'Université, elle-même titulaire d'un Master Mathématiques et Applications, et Richard avait du mal à saisir ce qui pouvait tant lui plaire chez un humble postier. Pour la séduire, il s'amusait à lui présenter le coté poétique de son métier : il passait le plus gros de ses journées à toucher des lettres et des colis qui, parfois, avaient fait le tour du monde, lui insufflant un sentiment de liberté. Il tenait le reste du monde entre ses mains pour le donner à d'autres. Jane façonnait de jeunes esprits, leur créant un avenir et leur permettant de faire évoluer le monde, du moins c'est ainsi qu'elle aimait voir les choses.
  Leur idylle débuta dans la joie et la passion. Ils étaient heureux, proches, inséparables. C'est alors que la lumière fut. Jane, aussi mielleuse et douce pouvait-elle être, traversait des moment de colère noire qu'elle crachait au visage de Richard. Passant des déclarations d'amour enflammées pour son Dick chéri, au mépris le plus total. Elle l'écrasait de tout son mépris. Lui reprochant son manque d'ambition, son travail minable, sa vie terne. Il ne partit plus se promener.

Richard était un homme simple, et triste.

  Il faisait tout pour rendre leurs conflits moins faciles à démarrer, leur amour plus facile à vivre. Très vite, il se rendit compte que le problème ne venait pas de son travail, de ses loisirs ni même de sa gaucherie qu'elle trouvait autrefois attendrissante : le problème venait de lui. Il pouvait tout changer, sauf sa nature. Alors il se résigna, en espérant trouver un jour de quoi rendormir le volcan qu'était Jane. Parce qu'il l'aimait plus que lui-même. Il faisait tout pour maintenir leur couple à flot... sûrement par amour, mais peut-être aussi par peur, d'elle ou de la solitude, qui sait. C'est ainsi que continua leur vie, ensemble, pour le meilleur peut-être, certainement pour le pire.


Et le meilleur arriva. Richard était simplement heureux.

  Jane tomba enceinte, et le volcan s'endormit. Ils vécurent neuf mois merveilleux, dans l'attente de leur miracle, tout comme les années qui suivirent. Tout était beau, parfait. La petite Nell vivrait dans un foyer remplit de bonheur, Richard en était sûr. Jane était une mère formidable, Richard débordait d'amour pour les deux femmes de sa vie. Les balades reprirent, avec sa famille maintenant. Les courses folles dans le parc, à la poursuite d'un cerf-volant, chassant les insectes, grimpant aux arbres. Nell était pleine de vie, Richard priait silencieusement chaque soir pour que cela dure éternellement.
  Malheureusement, toutes les prières n'atteignent pas le ciel. Celle de Richard se perdit dans les nuages, sans jamais toucher les frontières invisibles de l'au-delà. Il avait eu droit à presque quatre ans de répit, depuis que l'annonce du bébé à venir avait été faite. L'aire du volcan n'était plus. Elle fit place à l'ouragan Jane, qui ravagea tout sur son passage.
  Richard connaissait l'ombre de Jane. Pourtant, il n'avait fait qu'effleurer sa surface. Alors qu'autrefois elle se contenait de l'écraser verbalement, psychologiquement, elle était allée plus loin encore cette fois, trop loin. Le retour en arrière devint impossible.
  Elle fouillait ses affaires, cherchant une preuve de culpabilité de sa part, détruisant volontairement ses affaires, brisant sa volonté un peu plus chaque jour. Il y eu la fois de trop pour lui. Elle tenait, au-dessus de sa tête, un vase qui appartenait à la défunte mère de Richard, menaçant de le fracasser au sol s'il n'avouait pas son adultère. Il fonça sur elle, lui maintenant fermement les poignets, un peu trop fermement. Il gronda une menace, glaçant le sang de Jane tout en enflammant le sien. Elle reposa le vase en douceur, affichant l'esquisse d'un sourire avant de lui coller ses poignets sous les yeux : ils étaient encerclés d'hématomes. C'était à son tour de le menacer. « Fais quoi que ce soit de fâcheux, Dick, et je porte plainte pour coups et blessures ». Par peur de perdre sa fille et sa liberté, il se mura dans le silence.


Richard était un homme simple, oui. Du moins avant de connaître Jane. Désormais, c'était un homme perdu, et profondément malheureux.

  Alors que jusque là Jane « n'était » qu'acide, froide et manipulatrice, elle devint cauchemardesque. Voyant le pouvoir qu'elle avait sur Richard, elle en profita pleinement, avec avidité et beaucoup de plaisir. Parfois, ce n'était qu'une simple tape derrière la tête, un pied écrasé avec force ou un objet jeté depuis l'autre bout de la pièce sans vraie raison. Néanmoins, la plupart du temps, c'était de la violence pure et cruelle, extrême. Le poussant au bord des escaliers, lui écrasant ses mégots de cigarette dans la nuque, lui plantant une fourchette dans la main, jusqu'à quelques fois – pas plus de quatre – lui éclatant une bouteille vide sur le crâne, le laissant sonné au sol parmi les débris de verre. Les coups étaient devenus constants et gratuits. Richard tremblait de peur à l'idée de rentrer chez lui et d'y retrouver sa femme, allongeant toujours plus ses temps de promenade. La marche n'était plus un loisir : elle était un moyen de tenir, de rester en vie, de ne pas en finir. Parce qu'honnêtement, à quoi bon vivre dans de telles conditions ?


Richard était mort à l'intérieur, simplement.

  Un matin, sur la route de son travail, une impulsion plus qu'une idée lui traversa l'esprit : le divorce. Sans s'en rendre compte, à la fin de son service, il ne prit pas une direction au hasard. Ses jambes le menèrent jusqu'au tribunal où il obtint les papiers nécessaires à sa liberté. Il savait qu'il perdrait beaucoup dans cette histoire, dont Nell. Mais pour sauver sa fille un jour, il fallait d'abord qu'il se sauve lui-même. C'était sa nouvelle raison de vivre : sauver son ange, son miracle.

Richard n'aurait plus jamais une vie simple. Mais il était prêt à se battre.

  Comme souvent, le père n'eut pas la garde de sa fille. Il savait que ce n'était que partie remise. Il ferait tout pour la soustraire aux griffes du monstre qu'était Jane. Son ex-femme, loin d'être dupe, ne comptait pas le laisser s'en tirer. Elle était prête à tout pour le récupérer, et encore plus pour l'empêcher d'emmener sa fille loin d'elle.
  Pour commencer, elle ne fit preuve que de passif-agressif : remplissant sa boîte aux lettres de mots doux assaisonnés de quelques menaces, propageant auprès des mères au foyer du quartier des rumeurs aussi fausses que choquantes, ou le suivant durant ses promenades qui l'aidaient désormais à réfléchir. Un jour, où il devait passer l'après-midi avec sa fille, elle s'était imposée en lui glissant de temps à autres des insultes et des menaces. À la fin de la journée, il la menaça de porter plainte si elle ne le laissait pas tranquille. Alors elle passa à la vitesse supérieur. Ce n'était plus des mots, mais des petites animaux morts qu'il trouvait dans sa boîte aux lettres. Il avait retrouvé sa voiture vandalisée un matin ; le par-brise éclaté, les roues explosées, un rétroviseur arraché, les vitres fissurées. Quelqu'un s'était défoulé à coup de pied de biche, il n'eut pas à réfléchir bien longtemps – pas une seconde – pour comprendre que c'était Jane. En revenant d'une de ses promenades, un soir, il s'était fait tirer jusque dans une ruelle, où les lampadaires n'éclairaient presque rien et qui sentait l'urine, par quatre jeunes hommes. Il s'était fait passer à tabac. « Considère que c'est un avertissement de la part de ton ex », avait dit l'un d'entre eux. Il appris plus tard qu'il s'agissait d'élèves de Jane, auprès desquels elle avait pleuré toutes les larmes de son corps, évoquant le harcèlement que lui faisait subir son ex mari, sans oublier de mentionner son adresse. Ce fut la goutte d'eau pour Richard.
  Il voulu porter plainte, sans pouvoir le faire directement contre elle : à part du harcèlement moral et quatre inconnus violents, il n'avait rien contre elle. Autant dire que c'était peine perdu. Et qui irait croire qu'un homme s'est fait battre par sa femme pendant des mois, sans se défendre ? Il posa une main courante à son encontre et demanda une injonction d'éloignement. Il avait conscience qu'il n'aiderait pas Nell de cette façon, mais il n'avait pas d'autres choix sous la main.

Richard était devenu méfiant. La simple idée de la croiser faisait naître une peur bleue dans son ventre.

  Il eut la paix, durant quelques jours, peut-être trois semaines. Plus de menaces, plus de rumeurs, plus de lettres, plus de passage à tabac. Il avait brièvement parlé de sa situation à l'un de ses collègues de travail, qui le mit en contact avec un ami avocat. Il n'était officiellement qu'un conseillé juridique non-rémunéré, mais lui apportait des réponses que Richard pensait jusqu'alors introuvables. Il respirait à fond pour la première fois depuis plus de cinq ans. Richard lui parla des sévices que lui avait fait subir Jane, sans prendre de gants, sans rien lui cacher. Rien que la vérité et l'honnêteté d'un homme brisé, néanmoins plein d'espoirs. Alors ils entrevirent une solution pour que Richard récupère la garde de sa fille. Enfin, il voyait le bout du tunnel.
  Seulement, dans leur petite ville, les rumeurs allaient bon train. Tous connaissaient l'histoire de Jane et Richard, du moins ce que le monde en disait. Et beaucoup avaient vu Richard avec un avocat. Le bouche à oreille permis à Jane de connaître la nouvelle. Elle refusait que cela arrive, qu'importe de quoi il s'agissait. Elle ne le laisserait pas gâcher sa vie, encore. Il serait avec elle ou rien. Elle était prête à tout. À tout.

Richard était confiant, pour la première fois depuis la venue au monde de Nell.

  La journée de Richard avait commencé normalement. Il était parti aux aurores de chez lui, à pied, pour arriver à son travail avant le levé du soleil. Il avait fait ses tâches habituelles, discuté et déjeuné avec quelques collègues puis repris le travail. Rien d'inhabituel. Jusqu'à treize heures. Il ne lui restait qu'un peu plus d'une heure avant de finir son service, quand un collègue le demanda au guichet. Il était blanc comme un mort, tremblant, avait perdu toute l'assurance et la gaieté que Richard lui connaissait. Jane apparut dans son esprit. Il savait qu'elle était responsable de son attitude, mais pas comment. Il ne se doutait pas de ce qu'il allait voir à l'accueil.
  Richard travaillait toujours avec des écouteurs enfoncés dans les oreilles et la musique à fond. Cette fois, c'était AC/DC. Ce qui expliquait qu'il n'ait pas entendu le coup de feu qui avait transformé l'un des employé du bureau de poste en cadavre. Jane était debout, tenant en joue l'homme qu'elle avait aimé de la pire des façons, à coté du macchabée. Ce qui fit trembler de peur Richard, ce fut le sang froid dont faisait preuve Jane. Après avoir mis fin à la vie d'un homme, elle restait le calme dans la tempête. Elle était la tempête, l'ouragan Jane. Elle haussa les épaules, un demi-sourire aux lèvres et lui dit : « C'est de ta faute. Tu ne m'as pas laissé le choix. ». Alors il reconnu le mort : le collègue qui lui avait présenté son conseillé juridique. Il sut à cet instant qu'il serait le prochain. Il ne vit qu'à l'instant le reste des gens dans la salle ; tous aussi misérables et pathétiques que lui, proches des murs et loin de l'ouragan, dans l'espoir que ses vents ne les morcelles pas sur son passage. Richard se mis à genoux, les mains sur la tête, la laissant tomber sur son torse. Elle s'approcha de lui à pas lents, tel un prédateur sur le point de bondir sur sa proie.
  Richard ne comprit pas immédiatement ce qu'il se passait : la mort était-elle si bruyante ? Quand il ouvrit les yeux, relevant la tête, Jane avait les mains dans le dos, hurlant à s'en déchirer la voix. La police était intervenue à temps. Quelqu'un les avait appelé, et il se fichait de qui pouvait venir cette initiative.

Richard s'écroula et se mit à pleurer.

  Jane avait été jugé pour meurtre. Elle avait, bien sûr, plaidé la folie, et Richard ne pouvait qu'aller dans son sens. Peu lui importait dorénavant. Il était libre et sa fille était enfin sauve. Il avait récupéré sa garde quand Jane fut internée dans l'hôpital psychiatrique de la ville. Il obtint aussi la maison dans laquelle il avait vécu avec Jane, rendant les clefs du petit appartement qu'il avait pris après son divorce. Tout revenait peu à peu à la normale. Richard se demandait s'il arriverait à retrouver une vie simple, et surtout s'il en avait vraiment envie.
  La sentence avait été prononcée quelques semaines auparavant et Jane était officiellement hors d'état de nuire. Richard, en sortant du travail, alla chercher Nell à la garderie pour l'amener à l'anniversaire d'une copine. Richard rentra directement chez lui, ayant perdu le goût de la marche. Il relativisa en se disant qu'il pourrait profiter de quelques heures de tranquillité, pour une sieste peut-être ou pour se détendre devant la télé avec une bière. Pendant des mois, il avait vécu dans un appartement minable : le papier-peint se décollait, ses colocataires étaient des cafards et des rats, les murs sentaient l'humidité et l'isolation était inexistante ; quand un voisin éternuait, on entendait un autre lui dire « à tes souhaits ». Ici, il y avait de l'espace, de la propreté et du calme. La maison était de plein pied, elle lui avait tout de même plu dès la première visite, comme à Jane. Il aimait cette maison, malgré tous les souvenirs qui s'y rattachaient. Il nota dans un coin de sa tête qu'il évoquerait un déménagement à Nell, puisque c'était aussi sa maison.
  En passant la porte, il sentit que quelque chose clochait. Une alarme c'était allumée entre ses deux yeux, mais il n'arrivait pas à mettre le doigt sur cette chose qui le préoccupait tant. Richard était toujours nerveux, depuis qu'il avait rencontré Jane. Ses sens étaient sans cesse en alerte, au point qu'il en devenait paranoïaque. Bien que le malaise s'imposa, il le repoussait dans un coin inconscient de sa tête. Tout allait bien : Jane était enfermée, il était en vie et sa fille s'amusait chez une amie à se goinfrer de bonbons et de gâteau. Pendant cinq ans, il avait été conditionné pour ne pas se sentir le bienvenue dans sa maison. C'était une appréhension naturelle.
  Il alla dans la cuisine pour prendre une bière fraîche, et se ravisa. Pendant cinq ans, il avait pris de petites mais fortes doses d'alcools pour fuir la réalité. Il devait arrêter, pour Nell. Il regarda autour de lui. Il se décida à faire du thé. Il pris une casserole pour la remplir d'eau et la mis sur le feu, avec un couvercle dessus. Il s'installa dans le canapé et alluma la télé. Il zappait d'une chaîne à l'autre, quand un bulletin d'information retint son attention. La principale information était sensationnelle : durant la matinée, trois individus sous haute-surveillance s'étaient évadés de l'hôpital psychiatrique de la ville, tuant une aide-soignante et un gardien au passage. Deux avaient simulé un conflit qui en était venu aux mains, le troisième s'étant interposé. Les trois furent conduits à l'infirmerie lorsque l'un arracha la jugulaire d'une aide-soignante avec les dents, dissuadant l'autre professionnel de la santé présent de s'interposer. C'est avec une seringue collé sur la gorge du gardien, qui fut leur prochaine victime, qu'ils parvinrent à sortir de l'établissement, avant de lui ôter la vie à son tour. Au moment de la diffusion de ce bulletin, deux des évadés étaient arrêtés. Personne ne savait où était le troisième. Aucun nom n'était mentionné, pas même le sexe des individus. Mais Richard, dans sa maison vide, sut. Et il comprit au même instant la source de son malaise : la porte de la chambre de Nell était fermée. La petite fille ne fermait jamais la porte de sa chambre. Peut-être avait-elle changé ses habitudes aux cours des longues semaines où il avait vécu dans son appartement de désespoir. Non. Il savait que Nell n'avait pas fermé sa porte, il l'aurait remarqué avant de partir au travail autrement. Comme pour ôter le moindre doute, il entendit le plancher grincer, presque imperceptiblement. Ce simple bruit le paralysa de terreur. Son souffle stoppa net, son sang se figea, son cœur était au bord de l'explosion. Un filet de sueur froide glissa le long de sa colonne vertébrale. Se lever. Partir en courant. Vite ! Mais il n'y parvint pas. Quand il entendit les gonds de la porte grincer, il ne réussit qu'à penser : J'ai encore oublié de graisser cette foutue porte.

Richard est incapable de bouger... l'eau boue, déborde de la casserole.

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