Les Chimères

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Cela fait bien longtemps que je travaille pour des laboratoires en tant qu’agent de sécurité. Les qualités pour ce genre de poste ? Fiabilité et discrétion. Bien entendu, les compétences martiales sont indispensables.

Mon contrat du moment ? C’est chef de la sécurité dans un laboratoire situé en forêt de Fontainebleau. Il est bien caché et a des sous-sols très bien équipés.

À l’intérieur, des scientifiques fabriquent des êtres biologiques, mi-humain mi-animale ; des chimères.

Il y a trois niveaux sous-terrain. Le plus profond désigner en tant que -3 dans nos archives, est celui où naissent et sont isolé un temps les créatures. Le -2, c’est là où se trouvent les chambres des couples, enfin s’ils arrivent à survivre jusque-là. Et le -1, là où se trouvent les salles d’exercice.

Le bâtiment en surface contient tout le reste : laboratoire d’analyses, annexe médicale, piscine, cantine et tout ce qui est nécessaire pour nous les employées. Il y a même un parc, fermé bien entendu, le tout sous ma vigilance. Il y a un étage, c'est le bureau de mon employeur, le chef du projet : Gunther Schäfer.

À l’intérieur, mon rôle en plus de gérer les équipes est de vérifier l’état des locaux. Mais surtout, je contrôle tous ceux que je suspecte, par exemple, des scientifiques qui farfouillent à la recherche de dossiers confidentiels.

Je suis la sécurité du secret et pour accomplir à bien cette tâche, j'ai accès à l'intégralité du projet et tout ce qui doit être caché et c’est loin d’être du joli. Dans des incubateurs aux sous-sols, de toutes les races, dans les deux genres, des êtres grandissent artificiellement dans un état de stase.

La moitié meurt dans le processus. Ce sont les plus chanceux car c’est dans leur sommeil. Des membres mal formés, des mâchoires inexistantes, des cornes ou des ailes mal placées. Des tumeurs affreuses qui se développent ainsi que des maladies. Souvent, ils sont tués à coup de produits létaux.

Pas de souffrance, pas de réveil. Ces expériences n'en reste pas moins dégoutantes, cependant, je suis suffisamment payé pour faire fi de tout ça. Leur apparence morbide hante parfois mes rêves, mais ça encore, c’est supportable.

La phase la plus horrible n’est pas la formation de ces atrocités, mais leur réveil.

Leurs cris sont vraiment effroyables, un mélange de celui d’une bête enragée et d’un nouveau-né. Certains recrachent leurs organes durant cette phase ou font une crise cardiaque. Ce sont les moins dangereux. Leurs corps sont envoyés pour être disséqués et étudiés.

Là encore, c’est supportable.

À chaque fois, sans exception, je suis là pour protéger les agents qui les sortent des cuves. C’est risqué, car les bêtes dès qu’elles sont en mouvement peuvent se réveiller. Leur réaction étant imprévisible.

Les fortes de doses d’anesthésiant ne sont pas forcément suffisantes, certains développent une sorte de mécanisme d’élimination du produit plus rapide et là ça peut devenir un vrai cauchemar. À cause de cette mutation, nous avons eu des blessés malgré nos protections contre les coups et les morsures. Plus d’une fois, nous sommes obligés d’utiliser des armes non létales, telles que des tasers ou des matraques électriques.

Mais il y en a qui ont une nature trop brutale en plus d'une force hors norme. Résultats ; certains des nôtres passent dans l’annexe médicale pour une opération d’urgence. Deux d’entre nous ne pourront plus travailler. Heureusement, nous avons la plus généreuse assurance pour nous dédommager.

Pour les chimères survivantes, chacune d’elles est mise dans une sorte de chambre blindée, relativement grande ; une pour chaque spécimen, dans un long couloir blanc immaculé où elles ont un visuel sur ce dernier depuis leurs murs vitrés et blindés.

Un dispositif a été mis en place à cause de certains spécimens ayant une force de rhinocéros. Elle n'est pas de trop, surtout quand on sait que la porte d'entrée se trouve au milieu de la vitre créant une faiblesse structurelle. Des volets de fer peuvent tomber pour empêcher toute évasion compensant ce défaut.

Le bout de ce couloir finit justement par le lieu de naissance, là où il y a les cuves, derrière une épaisse porte renforcée et grise. Cela nous permet de rapidement les isoler en lieu sûr.

Cette grande pièce en elle-même contient une porte dissimulée, que seuls moi et mon employeur connaissons. C’est là qu’il expérimente tout seul d’autres créations de chimères, elles meurent toutes. De ce que m'a expliqué le patron, elles sont vouées à s'éteindre à coup sûr. Il utilise des organes humains et de chimère en bon état pour créer sa version de Frankenstein. Il explore des possibilités, selon ses termes. Allez savoir lesquelles.

Elles sont toutes des abominations qui je l’espère, ne se réveillerons pas.

Après les avoir isolées viennent ensuite les tests, là encore nous avons des décès. Pour les plus bénins, nous avons des crises cardiaques sur le tapis de course, d'autres sont morts de peur à la vue d'images, certains d’une crise d’épilepsie durant leur sommeil, un cas de cancer, une indigestion et le plus stupide, une crise d'allergie à son propre poil coincé dans sa gorge qui a fini par gonfler, causant son asphyxie. Les scientifiques abrègent leur agonie par des injections létales.

Pour les morts les plus impressionnantes, nous avons ceux qui se brisent le crâne contre la vitre blindée. Oui, ils peuvent se tuer d’un simple choc, os fêlé et hémorragie.

D’autres, plus troublants, meurent de vieillesse en même pas deux mois.

Bref, des créatures fortement instables et défaillantes. Des échecs en somme. Cependant, il y en a d’autres qui sont particulièrement réussis.

Certaines sont très agressives, souvent des prédateurs. D’autres sont au contraire très passifs, il est même possible à leur réveil de les conduire sagement dans leurs chambres.

Mais il y en a une qui est particulière.

Une féline noire pourvue d’une étrange anomalie autour des yeux, une sorte de maquillage doré égyptien, une dépigmentation originale et inexpliquée de sa fourrure.

Certains la nomment Bastet. Il y a de fortes attentes, son développement semble normal.

Nous la sortons de la cuve, sa réaction est des plus ordinaires, elle recrache les fluides, crie dans les aigus puis se tue. Elle m’observe l’avoir en joue avec mon fusil anesthésiant.

Elle se dresse sur ces deux pattes, de sa modeste taille, un mètre soixante, elle nous fixe. De mes uns mètres soixante-quinze, je n’ai rien à craindre, je suis à bonne distance. D’ailleurs, tout le monde l’est.

Nous hésitons à tirer une fléchette, car d’une part, elle ne nous montre aucune hostilité, de l’autre ces censés êtres un prédateur agile. Un des agents fait un pas vers elle, le mouvement l’a fait changer d’attitude. Elle recule, sa respiration s’accélère, ses mains semblent crispées, elle feule.

J'ordonne à mon collège de s’arrêter, un autre commence à la pointer avec son pistolet-taser. Elle le charge ; je tire une fléchette, elle s'arrête net, trop tard elle se plante dans sa cuisse gauche.

Elle ne s'endort pas ! Oh... Ce regard colère, pupilles grandes ouvertes, c'est mon tour !

Mon collègue alors tir avec son pistolet, elle s’accroupit à quatre pattes. La seconde d’après, elle est déjà à portée de main pour m’attaquer. Dans ses yeux aux pupilles dorées, je vois beaucoup de peur et d’hostilité. Crée pour être une tueuse née, elle reste un petit chat.

Je saisis son bras, elle essaye d’arrêter son mouvement. Trop tard, je lui fais une clé de bras pour la plaquer au sol. Elle est extrêmement souple et se dégage ! Mes collèges saisissent ses membres libres. On est trois pour la maîtriser.

Elle ne peut plus bouger, ses feulements et miaulements résonnent dans toute la salle et rebondissent sur les parois de métal. Si quelqu’un de la SPA venait ici, il penserait à une maltraitance animale. Mais dans ce cas, c’est une machine biologique programmée par ses gènes de réagir ainsi.

Nous devons lui injecter un anesthésiant, mais un des scientifiques nous arrête.

- Attendez une minute, c’est une occasion unique de l’observer.

Il veut nous faire tous tuer ?!

- Éric ! Vous vous foutez de moi !? Cette chimère est dangereuse !

L’un de ces collèges, Amandine, acquiesce de la tête. Si même elle s’y met, on va devoir céder.

- Cette chimère, n’a pas la force de trois hommes bien entraînez et musclez comme vous l’êtes. Laissons-la se calmer. Il ne faudrait pas lui infliger une mauvaise expérience. Soyez plus doux, Monsieur Boyer.

Dit-elle pendant que l’autre chose me crache pratiquement dessus à force de feuler. Il est vrai qu’à mon ressenti, sa force n’est plus vraiment un problème, pour autant, ce qu’elle dit n’est pas tout à fait correct.

- Vous parlez de mauvaise expérience ? Regardez comment elle ce débat. Je ne crois pas qu’elle apprécie cette situation.

Éric s’approche de trop prêt.

- Elle n’est pas comme les autres, cette chimère semble douée déjà d’un intellect.

Elle lui montre son intelligence par son agressivité.

- Houla, Bastet, tu devrais te calmer. C’est dans ton intérêt.

Bizarrement, elle se calme et l’écoute.

- M’as-tu bien comprise ?

Il approche sa tête, elle grogne, je sens de la tension dans ses muscles.

- Ne vous approchez pas…

Soudain, je sens sa puissance, d’un mouvement de détente, elle a failli s’échapper et le mordre. Je la remets au sol.

Mon collège, qui lui tient les jambes, reprend sa prise.

- Sa fourrure est lisse ! J’ai lâché prise !

Celui qui tient son autre bras hurle sur Éric.

- On ne regarde pas fixement un chat dans les yeux, c’est de la provocation ! Vous auriez dû cligner au moins pour lui faire comprendre vos intentions.

Oh, je ne le savais pas spécialiste.

- Tien donc Oscar, tu t’y connais en chat ?

Il acquiesce.

- À tout hasard, n'aurais-tu pas une solution pour la calmer ?

Il répond avec difficulté à cause de l’autre folle agitée.

- Bien sûr que non ! À moins de la caresser peut-être.

C'est quoi ce vrombissement ?

- Oh, ça marche !

Dis Bachir, qui lui caresse les jambes. Sa marche apparemment Bon… Et mais...

- Maintiens-lui les jambes non de Dieu ! Tu veux qu’elle s’échappe ?!

Il me sourit d’un air benêt.

- Tu l’as bien plaquée au sol, regarde Paul, tu n’as rien à craindre.

Il lâche prise !

- Non ne fais pas ça !

Je crains le pire, mais cette fois, elle est belle est bien bloqué. Ses jambes lui sont inutiles.

Bachir décide de la caresser à son tour, cette fois au niveau de son épaule gauche, le bras qu’Oscar maintient.

Il remonte jusqu’à la nuque et le cou, elle n’oppose presque aucune résistance, c’est étonnant.

Oscar lâche prise, il est trop confiant.

- Sa queue se dresse. Elle apprécie vraiment.

Amandine et Éric s’approchent doucement pour faire de même, mais Oscar leur dit de ne pas être plusieurs à la fois.

Elle semble détendue, relaxée. Nous décidons alors de la relâcher. Nous desserrons doucement notre emprise non sans nous méfier. À peine, fais qu’elle s’échappe à quatre pattes et saute loin de nous. Elle arrache la fléchette anesthésiante de sa cuisse. On a vraiment de la chance qu'elle ne l'ait pas trop mal prise.

Nous observons ses attitudes, elle se met proche d’un mur. Étire tous ses membres et fait le chat tête en bas. Certains os craquent, elle se remet sur ses deux pattes arrière et nous fixe. Elle observe sa main, la sentine et se lèche tout le bras lentement. Vue sous cet angle, elle a l’air bien inoffensive, seuls ses crocs et ses griffes nous rappellent sa dangerosité.

Amandine tapote ses genoux.

- Bastet, vient là, petite minette.

Elle réagit, interpellée par ces gestes, puis s’approche. Mais dès que je viens, elle s’arrête et me lance un regard de défiance.

- Essai un peu pour voir et je te griffe.

Voilà ce que me dit ce regard.

Amandine semble douée et réussie avec Éric de l’enfermer dans sa chambre sans incident.

Vient le tour de son homologue masculin, Félix, une sorte de tigre blanc. Alors lui, c’est carrément l’opposé, même si plutôt sec en corpulence, il est aussi grand que moi.

Lui, il crie dès le début pour intimider et charge en même temps. Il a le droit à une injection massive d’anesthésiant. Pic, pic, pic, trois seringues pour juste le calmer le bougre.

Après l'avoir transportée dans un brancard, le voilà dans une chambre qui fait face à celle de Bastet, cette dernière semble curieuse de savoir qui c’était. Mais son envie change très vite en fin de journée en une déception, lors de l’une de mes rondes, je la vois recroquevillée dans un coin. Félix à ma vue, griffe la vitre et Bastet feule, fourrure hérissée. Elle fait de même avec moi.

- Tu as un problème avec les hommes, Bastet.

Elle me répond en faisant mine de m’ignorer et se lèche le bras. Génial. Nous avons deux chabraques.

Le lendemain, je croise le scientifique Garcia en plein milieu du couloir. C'est un très bon dessinateur et éminent spécialiste en morphologie.

- Vous savez que ces bêtes vont mourir, alors pourquoi les immortaliser ?

Il me sourit, cet homme plus musclé qu’il ne devrait l’être, chauve comme un œuf, est fasciné par ces êtres, bien trop à mon humble avis.

- Elle est différente.

Je regarde son croquis, celui de Bastet qui en ce moment dort, enroulé sur elle-même.

- Elle ressemble aux autres.

- Non, elle est parfaite.

Venant d’un perfectionniste cela m’étonne.

- Et symétrique. Ses muscles semblent normaux, morphologiquement parlant, elle a tout de l’humain, sauf la tête, ses pattes inférieures et sa queue.

- Docteur Garcia, ce n’est pas la première fois que je vous entends dire ça.

- Je l'ai observé se mouvoir toute la journée, aucun problème d’équilibre moteur.

Bastet se réveille, redresse sa tête et nous observe avec encore ce regard de défiance.

- Elle ne semble pas vous apprécier, Monsieur Boyer.

- Ce n’est pas mon travail d’être apprécié. D’ailleurs, en quoi ce serait utile ? Cette chimère si a moins de force que les autres.

- C’est sa souplesse sont intérêt, ainsi que ces sens. Et de toute façon, elle sera toujours plus forte qu’un humain avec la détente qu’elle a.

Il continue à dessiner. C’est une vraie obsession.

Félix se réveille et nous râle dessus, le revoilà faisant sa crise.

- Dites-moi Garcia, ces deux-là sont censés être en couple ?

Il regarde Félix et soupire.

- Malheureusement.

- Je trouve ça ignoble, crée une race, c’est se prendre pour Dieu.

- Dieu nous a façonnés à son image, Boyer. Et puis rien ne nous dit qu’ils sont fertiles.

- Félix a l’air d’un ado que l’on a enfermé dans sa chambre.

Ma remarque le fait rire aux éclats.

- C’est vrai, mais pour Bastet ça va être autre chose.

Celle-là même qui est debout, le dos contre le mur, qui semble s’ennuyer. Je n’ai jamais pris le temps de l’observer.

- Si on fait abstraction de tout ce qui est animal, elle a l’air de n’avoir aucun problème. Pour une fois.

- En effet, mais on n’a pas encore passé un mois entier.

Le mois se finit avec Félix qui tape comme un demeuré la vitre blindée. Apparemment, l’odeur inhabituelle de Bastet semble le rendre agressif, pour changer.

Plus tard dans le mois qui suit, Bastet change d’attitude, notamment quand elle voit les cadavres des autres chimères. Je ne sais pas pourquoi, mais elle y semble sensible et son regard est d'une noirceur, celui d'une adolescente qui veut se rebeller. Félix semble, au contraire, plus calme. Il semble prendre conscience de quelque chose.

En ce dernier jour de ce mois-ci, lors de ma ronde du soir, tout semble tranquille. Comme d’habitude, les chimères dorment.

Un bruit lourd. Je pointe ma torche vers la provenance. C’est Bastet qui a frappé du poing la vitre. Sa main griffe tout le long de la paroi. Elle me provoque ? Non, c’est autre chose. Elle veut peut-être simplement sortir de cet endroit. D’ailleurs, elle semble savoir que je suis l’un de ses geôliers. Son regard est braqué vers moi et particulièrement sur mon gros trousseau de clés accroché à ma ceinture.

Qu’importe, ce n’est qu’une bête créée de toute pièce. Bientôt, elle sera comme toutes les autres créatures mortes, un amas de chair sur une table de dissection.

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