VI. Pièce de théâtre

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Idéal

  • Comment pourrais-tu me connaître ? m’a-t-elle demandé.
  • On peut tout savoir de toi avec internet. On peut tout savoir de tout le monde.
  • Ça m’étonnerait.
  • Tu en doutes ?
  • Tu ne peux pas me connaître, c’est impossible.
  • Si tu en doutes, je vais te le prouver
  • Prouve-le donc, me défiait-elle.
  • Je sais que tu ne portes que du noir.
  • Facile, il n’y a qu’à regarder.

Je me penche un peu pour mieux contempler ses habits. La peau nue et fragile qu’ils laissent deviner. Les formes qu’ils épousent.

  • Avec décence, m’ordonne-t-elle.

J'ai ri.

  • Je connais aussi tes amies et toutes les soirées que tu passes avec elles, lui ai-je dit.
  • Mais encore ?
  • Je sais à quoi ressemble ton appartement, les couleurs que tu as choisies, les cadres que tu as posés, le piano, tout. Si on pouvait photographier une odeur, tu aurais déjà partagé sur internet le parfum qu’on y trouve.
  • Ça ne dit rien sur moi, tout ça.
  • Je sais que tu fabriques un faux sourire sur les selfies. Ton vrai sourire n’est pas le même quand je le vois. Tu n’es pas la même que sur tes photos.

Elle a plissé les yeux. Susceptible !

  • Donc, comme tu viens de le démontrer, ce n’est pas réellement moi que tu trouves sur internet, m’a-t-elle répondu.
  • Qui est-ce alors ?
  • C’est moi disons, avec un petit quelque chose en plus.
  • Un faux sourire de Barbie ? Tu parles, c’est tellement faux.
  • De la confiance en moi, plutôt, de l’assurance.
  • Tu n’en as donc pas ? Je le savais !
  • Qu’est-ce que ça peut te faire ?!

J’ai touché une corde sensible. Ne m’en veut pas, j’adore ça.

  • Tu es mieux, soufflais-je.
  • Pardon ?
  • Tu es mieux. Je t’ai dit que tu n’étais pas la même qu’en photo mais je ne t’ai pas dit : tu es mieux en vrai.

Elle a baissé les yeux et n’a pas su répondre. Tu n’as pas l’habitude des compliments, n’est-ce pas, petite?

  • Sans fioritures, sans filtre, sans un faux sourire de poupée, c’est plus joli. Il est cassé ton sourire, il est flingué par quelque chose, , sur le côté. Moi je le trouve mieux ce soir que sur tes photos.

Elle a souri et, , sur le côté, il y avait une cassure.

  • Je n’ai pas beaucoup confiance en moi, non, tu as raison, m’a-t-elle confié. Pas assez. J’en avais peut-être, avant.
  • Et puis ?
  • Puis la vie est devenue la vie et internet est devenu un lieu où l’on se montre tel que l’on voudrait être. Alors pour les photos, je choisis mes vêtements, les plus beaux évidemment, ceux que je n’oserais porter en dehors de ma chambre.
  • Quelle tromperie !
  • Je choisis aussi mon plus bel angle, mon plus beau profil.
  • C’est celui-ci, sans aucun doute.

Je m’étais approché d’elle et, les mains posées sur son visage, je le bougeais pour qu’il prenne la position parfaite. Comme elle est douce. Elle a rougi, tellement que même dans le noir j’aurais pu le voir, gênée que je puisse la regarder d’aussi près, la sentir. Elle a baissé les yeux quand j’ai plongé mon regard dans le sien. Tes yeux sont si bleus.

  • Je crois que plus personne ne se connaît, a-t-elle dit.

Elle s’était éloignée de moi, ne tenant plus cette proximité. La chaleur qui s’était dégagée de ses joues me rendait fou : était-elle timide ou remplie de désir ?

  • Moi je pense que l’on se connaît trop. On publie tout ce que l’on fait et avec qui on le fait. Il n’y a plus aucun secret, tout est là, accessible en quelques clics. Notre ère n’est plus à l’heure des surprises. C’est d’un ennui.
  • C'est faux. On ne sait des autres que ce qu’ils publient. Les destinations de voyages, les sorties entre potes ou en famille, les livres lus, le nouveau job, les musiques préférées et quelques poses adoptées. Et toi, tu ne connais de moi ce que je veux bien montrer, dans l’angle parfait que j’ai pu choisir, sans ne rien savoir de moi réellement. On rogne tout ce qu’on ne veut pas montrer.
  • Comme quoi ?
  • Hé bien… On ignore le passé qui nous encombre toujours, le présent qui nous encombre déjà, on gomme ce qu'on n'aime pas, les craintes qui nous hantent, les nuits pleines de pleurs, les yeux entourés de cernes.
  • Tout ce qu’aucun filtre ne peut sauver, donc.
  • C’est ça.
  • Alors tout le monde ment à tout le monde ?
  • C’est plutôt comme une pièce de théâtre, une mise en scène.
  • Pour moi, c’est comme un mensonge.

Elle a baissé les yeux mais pas par gêne, cette fois. Elle repensait à quelque chose et l'inquiétude se dessinait sur son visage. C’était peut-être vrai, au fond, on ne se connaissait pas.

  • As-tu déjà eu à découvrir un mensonge ? me demandait-elle
  • Plus d’une fois.
  • À combien as-tu eu mal ?
  • Comment ça “combien” ?
  • Disons, sur une échelle de un à dix, à combien as-tu eu mal ?
  • Tu notes souvent les émotions, comme ça ? C’est étrange.
  • Allez ! Réponds !
  • À huit.
  • C’est beaucoup.
  • Et toi ?
  • À dix.
  • Mmmh. C’est presque ton score à notre partie de bowling.

Elle a ri. Son rire s’est envolé, j’aurais presque pu le voir grimper comme un ballon dont la ficelle aurait été lâchée. Comme tu es belle.

  • Que veux-tu savoir de moi ? m'a-t-elle demandé. Je ne veux pas être une menteuse avec toi.
  • Tout à l’heure, quand j’ai pris ton visage entre mes mains, tu sais, je l’ai senti rougir entre mes doigts. Est-ce que tu voulais que je t’embrasse ?

Elle a baissé les yeux, encore, puis elle s’est approchée de moi doucement, presque craintive. Un pas puis un autre. Comment peut-on marcher d’une façon si timide et langoureuse à la fois ? Elle a pris une grande inspiration avant d’approcher son visage du mien, avec encore plus de timidité qu’il lui avait fallu pour marcher. A quelques centimètres de ma peau, quand son regard a plongé dans le mien, elle avait gagné de l’assurance, d'un ton presque aguicheur elle m’a dit :

  • Tu ne le sauras jamais.

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