Chapitre XVII.5

5 minutes de lecture

Que répondre ? Io hésitait maintenant à se risquer dans de nouvelles querelles sur les illusions du Réseau : ces hommes et ces femmes n’étaient pas prêts à comprendre ou à admettre. Mais ne pouvait-on leur mettre la vérité sous le nez ? On ne peut nier l’évidence éternellement. Cependant, pouvaient-ils prendre le risque de se faire des ennemis parmi les Citoyens ? On ne les croirait que si on les appréciait, et pour le moment la plupart des gens étaient prêts à vouer une haine totale à quiconque s’opposait au Réseau.

Mais Io n’eut pas le temps de se décider : ce fut Féhna qui répondit, et en l’entendant tenter de convaincre ces pauvres hères il ne pouvait s’empêcher de s’émerveiller devant un tel optimisme, elle qui il y a quelques jours encore était la personne la plus désespérée qu’il ait connue.

« Regardez les animaux qui attaquent aujourd’hui le Réseau, leur dit-elle. Jamais ils ne s’en prennent aux humains. Pourquoi ? Tout simplement parce qu’eux respectent la vie. Ils sont donc harmonieux, et si des êtres harmonieux se battent, c’est que le monde n’est pas parfait. Si vous voulez vraiment voir une imperfection concrète, vous pouvez facilement en trouver une. Nous ne sommes pas libres de penser ce que nous voulons, et nous n’avons pas le droit de contester. A votre avis, si vous trouviez que la Société était mauvaise, et que vous ne vouliez plus obéir à ses règles, parce qu’elles seraient injustes, que se passerait-il ? Le Réseau ne vous laisserait pas faire, il vous attraperait et on n’entendrait plus parler de vous. Vous seriez jugé, condamné, comme cet homme avant que les animaux n’arrivent, qui n’avait tué personne mais était pourtant par tous traité de criminel et de terroriste. Et si cet exemple ne vous suffit pas, vous n’avez qu’à essayer : dites au Réseau que vous ne voulez plus suivre ses ordres, et vous verrez ce qu’il répondra. Il est impossible de désobéir, vous ne pouvez le nier. Vous allez me dire : c’est normal, la Société est parfaite, il ne doit donc pas y avoir de rébellion.

— C’est en effet ce que nous disons.

— Mais quelque chose de parfait ne craint pas la désobéissance, car elle ne saurait être raisonnable parmi la perfection. Si donc la Société était parfaite, elle n’empêcherait pas les hommes de désobéir, car elle saurait qu’ils ne le feraient pas. »

Les autres se regardèrent. Beaucoup étaient plutôt choqués ; cependant, ils n’avaient pas l’air de rejeter en bloc les arguments de Féhna. Pour une fois, réfléchissaient-ils ?

« C’est assez logique, conclut Ko03. Peut-être peut-il exister un monde meilleur que la Société. Mais pourquoi les hommes devraient-ils toujours se battre ? Ne peuvent-ils se reposer ?

— Il a raison, reprit le vieillard. Vous marchez le long d’une route qui est trop longue pour que vous puissiez la parcourir entière en toute votre vie. Tous les cent mètres, vous passez devant un tas de bonbons, d’abord deux, puis quatre, puis huit, et ainsi de suite vous passez devant un tas deux fois plus gros que le précédent. Vous pourriez marcher ainsi infiniment, et passer devant des tas de plus en plus gros, des tas qui grossiraient à l’infini. Mais ne serait-il pas plus sage de s’arrêter sitôt en présence d’un nombre raisonnable de bonbons, et de se satisfaire d’une quantité finie plutôt que de mourir en ayant poursuivi l’infini ? »

Io ne voulait pas laisser ce vieillard l’emporter avec des images édulcorées ; prônait-il vraiment le renoncement et l’autosatisfaction ?

« Qu’est-ce qui importe, votre bonheur ou celui de tous ? demanda-t-il au vieil homme.

— Celui de tous, évidemment, répondit ce dernier.

— Alors, vous devez calculer votre trajet en fonction du nombre de jours qui vous restent à vivre. S’il vous reste mille jour, il faut marcher cinq cents jours, et ainsi prendre le plus de bonbons possibles avant de profiter des cinq cents derniers jours pour revenir au point de départ et distribuer le gain, juste avant de mourir avec la satisfaction d’avoir rapporté du bonheur à vos amis. »

Le vieillard se renfonça dans son fauteuil et ferma la bouche, pensif et vaincu. Ko03 et Xa12 semblaient envisager la situation sous un jour nouveau ; tous pensaient, et une voix se fit entendre, sans qu’on sache à qui elle appartenait : « Les hommes auraient-ils des devoirs supérieurs à tout autre ordre ? »

Féhna murmura quelque chose à l’oreille de Io. « Je peux, dis ?

— Comme tu veux. »

Elle sauta d’un bond élégant sur l’unique table de la pièce et, droite et fière, cria :

« Oui, les hommes ont des devoirs, et des principes d’honneur et de vertu qui font que, si le Réseau défaillait, nous devons être prêts pour lutter et continuer à vivre ! Mais ce n’est pas tout : nous avons aussi des choix à faire ! Sommes-nous des faibles ? Des aveugles incapables de discerner leurs adversaires et trop heureux d’avoir devant nous un chemin tout droit tracé pour ne jamais rien envisager d’autre ? Le Réseau est une solution de facilité, rien de plus ! Il fait tout à notre place, si bien que nous devenons des incapables bornés ! Connaissez-vous seulement le sens du mot Liberté ? A peine, et pourtant c’était la valeur la plus chère de nos ancêtres. La liberté, c’est tout simplement pouvoir choisir soi-même ce qu’on fait. Décider de ses actions à venir le matin même, en écoutant ses sentiments, sa tête, en s’écoutant soi ! La liberté, c’est savoir que nous seuls avons le droit de commander à nos corps. Qui parmi vous a jamais pris la moindre initiative ? Personne. Vous trouvez ça normal. Mais puisque vous n’usez pas de votre liberté, puisque vous n’agissez jamais en écoutant votre tête, on pourrait aussi bien vous l’enlever, cette tête, vu que vous n’avez plus envie de réfléchir. Vous ne comprenez toujours pas ce que c’est que d’être libre ? C’est faire en sorte que de vulgaires automates stupides ne valent pas mieux que nous ! »

Féhna sauta de la table et Io reprit, d’une voix de tonnerre :

« Qui aimerait être remplacé par un robot ? »

Personne ne bougea.

« Pourtant nous ne valons pas mieux. Qui a envie de valoir plus qu’un robot ? Personne ? Allons ! Qui pense, répondez franchement, qui pense pouvoir un jour réussir à être plus intelligent qu’un automate ? »

Une main, peut-être celle de celui qui avait parlé tout à l’heure, se risqua prudemment. Une deuxième, à côté, et une troisième… Et en face d’elles, les autres se levèrent enfin toutes. Ils étaient écoutés, ce n’était pas trop tôt !

« Alors, regardez autour de vous, regardez comment le Réseau vous exploite ! Bientôt l’heure viendra où vous aurez à faire un choix. Nous vous aurons prévenus : avant de choisir le Réseau, vous avez grand intérêt à réfléchir, il est peut-être encore temps ! »

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Kasei ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0