Chapitre XI.5

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« Silence ! demanda le juge en chef. Le procès de l’ex-Citoyen BTCR‑7563‑V‑0021, en ce jour du dimanche 20 mars de l’an 58 a.s., est ouvert.

— Objection ! clama Io.

— Non ! hurla le juge, pas "objection" : "objection, votre honneur !". Les échos du remue-ménage infernal que vous êtes parvenu à causer lors de votre détention sont parvenus jusqu’à nous, et vous auriez tout intérêt à vous plier aux règlements établis, que votre avocat je le sais n’a pas manqué de vous faire connaître. »

C’était vrai, pour le moment le seul rôle de l’avocat de Io avait été de lui apprendre comment il devait s’adresser aux différents personnages présents.

« Objection, votre honneur, alors. Je ne pense pas que mon statut d’ex-Citoyen ait déjà été statué ; je pense au contraire que c’est un des enjeux de ce procès, et donc ma Citoyenneté ne peut déjà m’avoir été retirée.

— Objection rejetée, déclara le juge-assistant de droite. La question de la Citoyenneté de l’accusé n’est pas du ressort de la Cour : l’accusé n’est plus un Citoyen car il ne figure plus comme tel sur les listes du Réseau.

— Objection, votre honneur-assistante, cria Io après s’être brièvement entretenu avec son avocat. Il était obligé de crier, car il était au plus bas, et aussi le seul dépourvu de micro. Je demande à être tenu au courant de la législation autorisant une entité non humaine à débattre de mon appartenance ou non à la Société. Il me semble que, et c’est pourquoi nous sommes réunis ici, un individu de la Société ne peut être jugé que par ses semblables, donc par des humains. Si le Réseau peut se prononcer sur ma Citoyenneté, il peut très bien aussi me juger tout seul, sans votre aide, votre honneur, et donc je pense qu’il appartient à la Cour, en premier lieu, d’éclaircir sa position par rapport au Réseau. Qui décide vraiment, vous, votre honneur, ou lui ? »

Io ne savait pas où cela allait le mener, et il n’avait aucune envie de se voir réintégré parmi les Citoyens ; seulement, il avait trouvé que c’était une bonne opportunité pour se faire entendre. Pour le moment, les trois juges parlaient entre eux via leurs intercoms privés, et on n’entendait qu’un vague murmure en provenance des hauteurs où ils siégeaient. Puis le juge en chef pris la parole :

« L’accusé vient de souligner le caractère tout à fait exceptionnel de la présente séance. Aussi avons-nous décidé que, afin d’établir un jugement des plus justes et des plus incontestables, il était nécessaire de redéfinir certains rapport de position au sein de la Société, et de faire la lumière sur les fondements légaux de cette dernière. La question de la Citoyenneté ou non de l’accusé sera donc à débattre, et pour le moment, par un souci de respect de la justice et d’une plus grande commodité, l’accusé sera désigné uniquement par son matricule, sans titre, et plus couramment par le diminutif de ce dernier, à savoir : 21. »

Io n’avait que très peu d’informations au sujet du juge en chef. Il savait que, grâce à son intervention auprès de l’organisateur du procès, il était plus élevé socialement que le juge prévu initialement. Son avocat lui avait précisé que sa participation à ce procès était fort exceptionnelle, et il semblerait aussi, d’après lui, que ce juge en chef ait lui-même demandé à présider la séance : aurait-il ainsi quelque pouvoir sur le Réseau ?

Le juge-assistant de gauche prit alors la parole :

« Et ce 21, quoi qu’il soit, est accusé d’une longue série de crimes et autres outrages à l’encontre de la Société. Tout d’abord, il a… »

Suivie la liste, la longue liste des méfaits que Io avait déjà eue entre les mains. Elle avait subi quelques modifications, d’après ce qu’il avait discrètement suggéré, mais l’essentiel restait le même. Essentiel que tenta de résumer le juge en chef : « Mesdames et Monsieur du public, du jury, et chers téléspectateurs, vous avez entendu la liste exacte et précise de tous les méfaits dont est accusé l’homme qui se trouve devant nous. Il est évident que nous n’allons cependant pas nous attarder aussi longtemps sur chacun des points qui la composent : il en est dont l’importance demeure capitale, et d’autres qui ne font que découler de ces derniers. Il va donc falloir convenir d’un crime pour résumer les autres, en quelque sorte : je pense que le principal, ce qui ressort de toute cette liste, c’est une tentative, ou du moins, une volonté, de destruction de notre Société sans l’accord de ses membres ou de ses représentants, et ce par l’usage d’armes, dont l’accusé aura à répondre au sujet de la provenance, d’armes donc qui ne sauraient être tolérées du fait du danger qu’elles représentent pour tous. Ainsi, sans se concentrer sur les détails et les conséquences des décisions que l’accusé devra expliquer, on peut résumer l’acte d’accusation par : un non-respect conscient de toutes les règles de la Société, accompagné par une volonté de détruire cette dernière sans avoir considéré ni le bien-fondé, ni le danger, des actes entrepris.

» Malgré tout, si la liste des méfaits ne saurait être contestée, ce résumé par le principe doit être soumis à l’accusé lui-même, aussi laissé-je la parole à la défense, l’accusé ayant choisi de se défendre seul.

— C’est vrai, reconnu Io. Pour le moment, je ne contesterai ni la volonté de détruire la Société, ni l’irrespect envers ses règles, qui me sont reprochés, poursuivit-il à pleins poumons. Par contre, je récuse de façon formelle la non-considération du bien-fondé et du danger de mes actes. Au contraire, j’affirme avoir agi selon ce qui me paraissait juste et à long terme profitable à tous, et ce en m’efforçant toujours, et avec succès, de ne priver de leur vie aucun des Citoyens de ce monde, ni même aucun des policiers qui eux ne cherchaient pas à m’épargner. »

C’est alors que l’écran, le gigantesque écran du Réseau, s’alluma. On pouvait y lire, en gros caractères blancs sur fond noir : « Toute tentative de destruction de la Société ne peut être qu’irréfléchie et dangereuse. En effet, la Société est ce qu’il y a de mieux, donc sa destruction ne saurait être considérée. Elle est ce qu’il y a de plus sûr, et son effondrement amènerait un danger non négligeable pour chacun. »

L’intervention du Réseau ayant provoquée une élévation des voix et des murmures du public, un des juges-assistants déclencha une série de pulsations sonores graves et prolongées destinées à rétablir le calme, avant que le juge en chef ne reprennent la parole :

« L’accusé désire-t-il reconsidérer ses dires suite à l’intervention du Réseau ?

— Non ! hurla Io. Jamais une vulgaire entité informatique ne me fera changer d’avis sur quoi que ce soit. Par contre, je réfute l’affirmation dudit Réseau comme quoi la Société serait le meilleur des mondes possibles, et je pense que je serai amené à expliquer pourquoi par la suite.

— En effet. Mais revenons-en aux faits, maintenant que nous avons brièvement tenté de percevoir en quelque sorte la couleur du débat. Vous avez entendu la liste des méfaits. Cette liste a été établie grâce aux témoignages d’abeilles de surveillance hautement perfectionnées, et de nombreux autres appareils de la Société parfaitement fiables. La destruction du Centre d’Analyse, dont vous aurez à répondre, a causé un retard dans l’acheminement des données de ces appareils, mais sachez que tous les points de la liste de vos désastreuses bêtises sont basées sur des témoignages qui ne sauraient être contestés, et qui sont par la Cour considérés comme autant de preuves. Sachant cela, je suppose que vous ne pourrez nier les faits reportés. En un mot, reconnaissez-vous la véracité et l’exactitude de la présente liste ?

— En un mot, non, répondit Io. En fait, tout est juste, les actions décrites ont toutes été commises, tous les faits reportés sont exacts, mais dans cette liste il s’est glissé une accusation qui n’est pas un fait, et je la contredis.

— Expliquez-vous, ordonna l’un des juges-assistants.

— Voilà : il m’est reproché, parmi les accusations les plus graves, d’avoir tenté de tuer une Citoyenne. Je nie formellement. Si cette liste s’en était vraiment tenue aux faits, on saurait que j’ai effectivement pointé une arme sur la personne dont il est question, mais cela était un pur accident, à aucun moment je n’ai eu la moindre envie de tirer, et à aucun moment cette personne n’avait la moindre raison de redouter un tel geste de ma part. A part ça, le reste est O.K., votre honneur.

— Vous prétendez donc ne pas avoir voulu tuer cette personne, bien que votre attitude dénote le contraire. Si je comprends bien comment vous escomptez axer votre défense, vous reconnaissez les faits accomplis, mais prétendez avoir une conscience tout à fait pure et n’avoir agi que de raison.

— C’est cela même, votre honneur.

— Et c’est parfaitement absurde, comme nous finirons par le démontrer. Maintenant, il va falloir entamer la partie la plus longue et peut-être la plus fatigante de ce procès, mais peut-être aussi la plus utile : en effet, si cette liste de faits reste incontestable, il faut à la Cour et aux jurés, afin de rendre un jugement équitable, comprendre tout, absolument tout, de ce qui s’est passé.

— Eh bien, c’est simple, tout a commencé, votre honneur, quand…

— L’accusé n’a pas la parole ! clama un juge-assistant.

— En effet, il ne l’a pas, reprit le juge en chef, et pour le moment il ne saurait l’avoir. Nous avons tous pu constater comment l’accusé remettait en question jusqu’à la justesse même de notre Société, aussi paraît-il évident à la Cour que, par le fait même que l’accusé voudrait modifier nos certitudes les plus profondes, l’accusé ne pourrait que donner une version des faits embellie, destinée à nous faire voir des vices imaginaires dans un monde que nous savons parfait. Nous ne savons pas tout de l’histoire de l’accusé ; cependant, autant qu’il en sera possible nous nous en tiendrons aux faits : la Cour va établir tous les éléments en sa possession afin de restituer au possible la succession d’événements ayant abouti aux crimes commis. Par la suite, l’accusé devra répondre aux questions qui resteront sans lumières ; mais pour l’instant, les faits, Mesdames et Messieurs, les faits ! »

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