Chapitre IX.4

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Io n’en pouvait plus, sa tête avait un volume trop délimité pour contenir toutes ses émotions, qui voulaient en sortir par tous les côtés, par tous les moyens, sans se préoccuper le moins du monde si cette pauvre petite tête allait exploser ou non.

Il était dans un escalier, il courait. Le siècle dernier, il avait dit aux autres que le Réseau le demandait, et il avait fui, en tenant sa tête entre ses deux mains sans plus s’inquiéter des abeilles qui n’étaient que de vulgaires insectes qui ne pourraient jamais le comprendre de toute façon.

L’escalier montait, comme lui, ça tombait bien. L’épaisseur du simili-bois qui formait les marches était en outre d’un vert profond, et la rampe était parsemée de petites étoiles bleues. A chaque étage, une fenêtre faisait visiter les lieux aux rayons du soleil, et les rayons traversaient la vitre nets, droits, jaunes, et magnifiquement peignés. Dans un reste de bon sens, Io se retint de hurler alors qu’il gravissait cet escalier.

Il le quitta enfin, et se retrouva dans un couloir turquoise qu’il suivit, avant d’entrer dans une salle totalement comble. A la vue de son regard égaré et de l’expression de folie qui colorait son visage, tous les occupants de la pièce s’enfuirent en criant, les hommes étaient en blouses blanches et les femmes étaient blondes, vêtues de noir avec un bandeau dans les cheveux. Io se dirigea vers l’ascenseur.

Il y avait quelqu’un d’autre avec lui dans la cabine, une femme. Elle était brune et ses yeux étaient noirs, aussi il sut qu’elle n’était qu’une simple mortelle, mais il la vit enduire ses lèvres de rouge au moyen d’un tube qu’elle avait dissimulé jusque-là dans un coin de sa poche. Et Io suivit du regard le parcours du tube, et ce n’étaient pas les lèvres de la femme qu’il avait en face de lui qu’il dessinait, ou alors elle avait les mêmes. Deux lèvres qui, s’il parvenait à leur parler, pourraient peut-être s’entrouvrir pour lui envoyer rien qu’un tout petit sourire, deux fins replis de chair qui pouvaient exprimer toutes les expressions imaginables, mais dont Io voudrait qu’elles ne montrent que de la joie, jusqu’à ce que la joie semble tristesse par rapport à l’état de bonheur qu’elle ressentirait quand elle aurait trouvé la place qu’elle mérite au sein d’un monde meilleur. Mais la femme, qui aurait dû chérir ses lèvres qui lui donnaient une ressemblance avec une déesse, barbouillait la sublimité de leur rose naturel, aussi Io quitta l’ascenseur, déçu.

Il reprit l’escalier, à contrecœur car son bleu et son vert continuaient de tirailler ses pensées dans des directions opposées. Puis, plus aucun bleu, plus de vert ni même de jaune ou de noir, seulement du gris.

Il était arrivé dans une zone du bâtiment dans laquelle il n’avait jamais encore pénétré alors qu’il travaillait ici. Il était dans les derniers étages, donc là où se trouvaient les postes importants. Et tout était gris, même l’escalier pour monter à l’étage encore supérieur. Tout ce gris le calma complètement : la neutralité de tout ce qu’il voyait rétablit un semblant d’ordre parmi ses pensées, et la tristesse des lieux freina toute excitation cérébrale.

Ainsi, pendant quelque temps, il marcha sans penser, comme si son corps n’était plus qu’une enveloppe vide se mouvant vers un but dont il avait à peine conscience ; la douche froide qu’il avait prise en entrant dans tout ce gris l’avait plongé dans un état second dont il goûtait à présent l’absence de soucis et de douleur.

Puis, toujours errant dans un couloir gris, il se retrouva face à une porte grise, dont il appuya sur la sonnette grise. La porte s’ouvrit, et un homme en chemise blanche apparut. Le blanc de sa chemise faisait tache : cela justifiait amplement l’utilisation de l’étourdisseur que Io avait trouvé dans son poing fermé. Le corps inerte s’abattit, sans bruit car Io n’écoutait pas.

La pièce n’était pas très grande, et comme elle était grise cela faisait triste ; mais pour lui cette tristesse était salvatrice, elle appelait un calme qui le détournait de la folie. Il y avait un bureau, ainsi qu’une chaise, et un placard fermé. Une fenêtre donnait tout de même sur l’extérieur, apportant un peu d’une lumière bleue mais froide. Un ordinateur était allumé sur le bureau ; l’homme avait dû interrompre son travail pour aller lui ouvrir, car l’écran, bien qu’allumé, n’affichait rien d’autre qu’un grand carré d’un bleu du même ton que celui du ciel, et tout aussi peu attrayant. Mais c’était cet ordinateur que Io recherchait, aussi se dirigea-t-il vers lui, lentement. Sur le bureau, il n’y avait en fait qu’un unique clavier : l’écran était ici encore collé sur le mur, comme une affiche, et il n’y avait pas d’autres périphériques. Imalbo lui avait dit qu’avant, on utilisait une sorte de boule qui prenait plus ou moins la forme de la main, et qui était reliée à un pointeur sur l’écran que l’utilisateur dirigeait pour sélectionner les tâches qu’il voulait effectuer. A quoi cela pouvait-il bien servir ? Le Réseau affichait le nécessaire à l’écran, l’humain n’avait qu’à taper sur le clavier ce qui lui était demandé ; et encore maintenant beaucoup n’avaient besoin que de parler, le clavier n’étant probablement utilisé que parce qu’il ralentissait un travail assez rare pour ne pas être fait instantanément. A quoi s’occuperait-on, sinon ?

Io sortit de sa poche une petite boîte assez plate, et dont presque toute l’épaisseur constituait en des systèmes empêchant sa détection par les abeilles ou la Sécurité. Il retourna le clavier, et posa la boîte dessus ; alors, elle fit fondre le plastique dudit clavier, et s’enfonça à l’intérieur. Ensuite, elle déploya quelques fils qui agrippèrent ceux qui conduisaient au reste de l’ordinateur, et au Réseau : le petit programme d’Imalbo était connecté.

Le petit programme se nommait Gapor, car Io et Imalbo aimaient bien donner des noms maintenant. Il trouva rapidement la source du travail de l’homme assommé, et se retrouva ainsi dans l’ordinateur de son supérieur. Là, il fit croire aux autres qu’il avait achevé ce pourquoi il était venu, et qu’il fallait le renvoyer à l’endroit d’où provenaient les ordres.

Io espérait que le programme réussirait, mais en fait il n’arrivait pas vraiment à s’intéresser à ses recherches, dont il n’avait d’ailleurs aucun moyen pour les suivre. Il se demanda ce qu’il allait bien pouvoir faire ensuite, car si les abeilles le retrouvaient il ne voulait pas mourir dans une salle aussi triste.

Gapor, le petit programme qui était en fait plutôt complexe pour sa taille, continuait à remonter le Réseau, cherchant toujours l’endroit d’où émanaient les ordres. C’était simple : chaque être humain avait un supérieur, et comme le nombre de travailleurs était un nombre fini, il finirait bien par arriver à son but.

Io détacha son regard de l’écran, qui était devenu gris lui aussi depuis que Gapor en était parti. Le bureau où le poste de travail était installé avait été posé contre un mur, et il occupait l’un des quatre coins de la pièce. Sur le bureau, dans l’angle, juste dans le coin, Io aperçut une boîte.

Gapor commençait à trouver sa tâche quelque peu ardue : par deux fois déjà, il avait fait fausse route, et en remontant les échelons de la hiérarchie, avait abouti dans un ordinateur par lequel il était déjà passé ! Il décida d’intensifier son processus de recherche, et il continua à progresser, en évitant les chefs qui semblaient travailler pour leurs employés.

La boîte, la maudite boîte, était noire, mais ce n’était pas ce noir contrastant avec le gris de la pièce qui avait attiré le regard de Io. C’était les trois petites puces électroniques qui étaient posées dessus. Evidemment, il y en avait une verte, et à sa droite une autre, bleue, toutes deux ovales et disposées comme des yeux, et cette fois pour varier il y avait une puce toute ronde au-dessus des autres, d’un turquoise qui était un parfait mélange du bleu et du vert qui avait fait bondir son esprit. C’en était trop, plus qu’il n’en pouvait supporter…

Et Gapor tournait à une allure folle, sans cesse il tombait dans ces pièges qui étaient autant de boucles cherchant à lui faire prendre le chemin du retour, mais à chaque fois il repartait plus vite encore, et il ne pouvait que finir par trouver ce qu’il cherchait.

Io resta d’abord sans bouger, se maudissant lui-même ; puis il pensa qu’en fait il n’avait pas besoin d’attendre, car il ne pouvait pas aider Gapor et parce que l’appareil d’Imalbo était prévu pour envoyer les résultats de la recherche sur un autre appareil dans sa poche gauche, et qu’ensuite il s’autodétruirait. Il n’avait pas besoin d’attendre, et il ne le pouvait plus : il sentait la folie grandir peu à peu, il se sentait envahi par un monde de bleu et de vert où trônait un visage qui ne pouvait plus disparaître, et il se sentit gonflé d’une force nouvelle, d’un sentiment encore plus puissant, d’une passion absolument irrésistible à laquelle il ne pouvait qu’obéir : il enfouit la boîte avec les trois puces de couleur au fond d’une de ses poches, et il s’enfuit.

Gapor avait presque atteint son but : il était prisonnier d’une ultime boucle, et à chaque passage qu’il effectuait il sentait qu’il effleurait la source suprême des ordres du Réseau. Bientôt…

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