Chapitre IX.2

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Io avait pris le bus. Il était plein, comme d’habitude à cette heure où beaucoup se déplaçaient pour aller manger. Io devait donc se tenir debout, n’ayant pas de place prévue à son matricule (même s’il avait un bon nombre de badges identitaires dans sa poche), et de ce fait il risquait fort de paraître légèrement suspect aux yeux des autres usagers. Mais il n’en prenait garde : personne n’avait jamais été confronté à la moindre infraction, donc personne ne l’envisagerait doté de mauvaises intentions ; et d’autre part, il portait un masque qui le déguisait parfaitement, et en avait sur lui plusieurs autres qu’il pouvait enfiler en un très court laps de temps : il avait ainsi la possibilité de changer d’identité, de visage, quand bon lui semblait ou quand il sentait le moindre danger. Ces masques étaient rangés dans une autre des poches de son complet de travail, et avaient bien entendu été conçus par Imalbo : très petits une fois rangés, il suffisait de les déplier et de les apposer sur le visage pour qu’ils en prennent la forme et le transforme en celui d’une autre personne. Pour le retirer, il suffisait d’appuyer sur un petit bouton à la base du cou et le masque se détachait, se recroquevillait et finalement se désagrégeait sans laisser de trace ; il ne restait plus alors qu’à en choisir un nouveau.

Io n’avait pas mis longtemps avant de décider sa destination : pour de nombreuses raisons d’ordre pratique, mais aussi poussé par la curiosité, il avait prévu de se rendre à son ancien travail, dans l’immeuble au sein duquel il avait passé des années de sa vie à inventer de stupides slogans publicitaires. Et il y arrivait.

Il descendit du bus en dernier, profitant de ce que tous les autres étaient devant lui, et que le chauffeur ne soit payé que pour regarder la route, pour enfiler un nouveau masque, ne voulant pour l’heure prendre aucun risque, et pour accrocher un badge de matricule à sa poitrine. Puis il se dirigea vers le bâtiment où avait résidé pendant très longtemps la seule motivation de sa vie : la contribution à la Société, cette Société qui aurait bien voulu le garder dans sa pouponnière, pour le cajoler encore et encore, le faire un peu travailler, et le bercer de douces illusions… Cependant elle avait échoué, par une simple erreur dans l’acheminement d’un message.

Io passa devant les gorilles gardant la porte… Mais il avait maintenant testé leur totale inaptitude au combat, ainsi que leur effrayant manque d’expérience, et il passa entre eux sans peur pour entrer dans l’immeuble. Ils n’avaient plus pour lui qu’une fonction décorative.

Io arrivait vers midi et demi : il voulait se mêler à la foule de la cantine pour s’infiltrer ensuite le plus discrètement possible dans le bureau d’un directeur. Mais avant tout, il fallait passer la conciergerie où tous les travailleurs déclaraient leur entrée dans le bâtiment. Ceux qui se trouvaient devant lui déclinèrent tour à tour leur identité et éventuellement la raison de leur venue au concierge, et bientôt ce serait son tour. Il fallait décider que faire.

Mais Imalbo l’avait encore une fois bien préparé : même s’il avait cette fois peu de matériel, il avait appris plusieurs petits trucs qui lui permirent de s’apercevoir que le concierge était en fait un robot. Une information dont il avait intérêt à tirer profit, vu que c’était pratiquement la seule dont il disposait.

« Vous êtes Monsieur ? s’enquit le concierge, qui était un robot vraiment très ressemblant.

— Matricule WDES‑7849‑X‑0066, répondit Io qui avait jeté un coup d’œil à son badge l’instant d’avant. Je ne puis malheureusement décliner ma fonction maintenant, car mon activité au sein de ce bâtiment va dépendre d’un certain nombre d’événements ultérieurs que le Réseau ne m’a pas encore communiqués. Aussi ai-je reçu l’ordre de ne vous indiquer la raison de ma venue que lors de ma sortie et de la cessation desdites activités. Voici mon numéro d’ordre de travail qu’il vous faudra alors enregistrer (Io lui montra une petite carte sur laquelle était inscrit : Mission 237B-48). Pour l’instant, retenez donc bien mon matricule jusqu’à ce que je revienne.

— Bien, Monsieur. J’attendrai votre retour pour vous enregistrer. »

Et voilà ! Les robots pouvaient bien sûr être beaucoup plus intelligents qu’un humain, mais en général on limitait cette intelligence pour qu’ils ne s’ennuient pas lorsqu’ils avaient des activités trop répétitives, et de plus la façon dont ils avaient été programmés limitait leurs facultés d’adaptation : comme celui-ci n’avait certainement jamais été confronté au moindre mensonge, Io savait qu’il obtiendrait le passage assez facilement.

Néanmoins, il préférait changer une nouvelle fois d’identité. Mais les abeilles étaient toujours présentes ici, et il allait devoir attendre de se trouver dans un endroit plus approprié que le grand hall d’entrée. Heureusement, il se retrouva seul lors d’un détour du couloir souterrain menant au bâtiment transparent de la cantine, et il changea et de visage et de badge, prenant celui d’un nouveau venu attendant ses fonctions. Puis il choisit d’aller au septième, où déjeunaient ses anciens collègues dont il était curieux de connaître les pensées à son égard. Il prit l’attitude tout à fait nonchalante de l’habitué des lieux qu’il était, afin que les deux abeilles effectuant des rondes dans la pièce ne le repèrent pas, et rejoignit la quinzaine de personnes qui venaient de finir leurs repas et s’affairaient à rendre leurs plateaux avant de quitter la salle tout en parlant les uns avec les autres de la pluie et du beau temps. Mais Io comptait bien leur fournir d’autres sujets de conversation…

« Ce bâtiment est vraiment élégamment conçu ! décréta un homme corpulent d’une quarantaine d’années avec force de conviction. Les architectes ont réussi ainsi ce réel tour de force par lequel la station météorologique télévisée se voit enfin remplacée comme il se doit par la fenêtre, fenêtre qui en occupant ici tout l’espace libre nous permet de communier véritablement avec les éléments extérieurs, et avec ce splendide ciel bleu.

— Sans aucun doute, acquiesça une jeune femme brune à ses côtés, et pour peu que le Réseau nous ait accordé pendant nos loisirs un peu de temps à passer devant les chaînes météos et qu’ainsi nous ayons quelques connaissances en la matière, nous pouvons nous-même nous apercevoir du temps qu’il fera dans les prochaines heures ! »

Io n’avait pas le souvenir d’avoir jamais vu auparavant aucun des deux, ni le gros homme qui s’était laissé prénommer 308, ni la jeune femme 59, mais il était bien certain que c’était loin d’être la première fois qu’ils s’extasiaient ainsi devant le paysage. Il décida de tenter de s’insérer dans leur conversation, tout en sachant qu’il allait devoir se montrer très prudent et ne pas exprimer d’idées trop choquantes ou trop novatrices, ou tout simplement ne pas trop exprimer d’idées tout court, s’il ne voulait pas être remarqué plus qu’il ne le souhaitait.

« Une très belle vue, vraiment, dit-il simplement.

— Oh ! Bonjour, 130, le saluèrent 308 et 59. Alors, vous n’avez toujours pas trouvé votre place ici ? »

C’était bien à lui qu’ils parlaient, croyant le connaître intimement par la simple lecture de son numéro de matricule et des quelques autres infos de son badge. Ce comportement qui lui semblait auparavant parfaitement normal le répugnait à présent. Quelle hypocrisie !

« Hélas, non. Le Réseau attend sans doute la fin de l’activité d’un tiers pour me faire part de mes fonctions véritables. Comment allez-vous, tous les deux ?

— Oh, je me sens tout à fait bien, pour ma part, merci, répondit la femme, 59.

— Quant à moi, fit 308, je suis on ne peux plus satisfait : on a accru mon temps de réception publicitaire par rapport à mon temps de déjeuner. Cela va me permettre de me détendre un peu plus tout en ayant une bonne raison de suivre un régime un peu plus sévère, régime que le Réseau a spécifiquement défini à mon attention.

— J’en suis content pour vous, déclara Io.

— Moi, au contraire, le Réseau me permet de manger plus, pour que je puisse goûter sans contrainte aux nouveaux bonbons Lilas, qui "rendent la langue du rose de nos plaisirs" !

— Une excellente publicité, affirma 308, quoi que sur le thème du plaisir je préfère celle des chaussures City : "Les chaussures City vous font marcher sur la soie qui enveloppe vos plaisirs les plus forts". C’est beau !

— A propos de plaisirs, tenta Io, que pensez-vous de cet homme qui a attaqué un immeuble de la Société et qui ainsi constitue une réelle menace au bien-être de tous ?

— Ouh, le vilain, qui essaye de parler politique pendant la pause-repas ! fit une grande femme blonde d’un âge assez avancé qui avait rejoint le groupe : c’était 12.

— Non, non, franchement, dit 308, ce n’est même pas un problème, et cela ne nous concerne pas.

— Alors, vous avez tous bien mangé ? s’enquit 246, un jeune homme maigrichon qui accompagnait 12.

— Oui, bien sûr, c’était excellent ! crièrent-ils tous à l’unisson. »

Suivit le compte-rendu de chacun sur ce qu’il avait ingurgité, goulûment ou non selon la volonté du Réseau, au cours du déjeuner. Io dit qu’il avait mangé ailleurs avant de venir, et on ne lui posa pas de questions. Il se demandait par ailleurs s’il n’était pas vraiment en train de perdre son temps. Tout en parlant, le groupe avait quitté le bâtiment, et se dirigeait vers la salle de détente télévisuelle de son ancien immeuble de travail. Il resta ainsi avec les autres, car intégré à un groupe les abeilles risquaient moins de le remarquer.

« Avez-vous vu le dernier jeu de la chaîne 113 ? demanda 246 dans l’ascenseur qui les contenait tous les cinq, Io, 308, 59, 12 et lui. Je le trouve en tous points remarquable !

— En quoi consiste-t-il ? fit Io. » Il regretta aussitôt d’avoir posé cette question, car il n’était guère courant pour un humain de la Société de ne pas connaître un jeu télévisé. Néanmoins, personne ne tiqua et ce fut 59 qui lui expliqua : « Le jeu s’appelle "L’Espion". Il y cinq candidats sur le plateau, mais le Jeu est fait en sorte que tous, le public présent et les téléspectateurs, puissent participer. On présente aux candidats une série de petites scènes, pouvant être soit des sketchs joués sur place, soit des films réalisés auparavant, soit même des peintures, ou encore plein d’autres trucs qui représentent des humains exerçant diverses activités. Et parmi eux, il y a un intrus, un Espion. C’est en général un robot envoyé par une dangereuse société d’extra-terrestres tout verts qui a réussi à s’infiltrer parmi nos rangs. Les candidats doivent alors reconnaître qui est l’Espion, qui est toujours en train d’enfreindre une petite règle de la Société, ou qui ne se comporte pas comme il conviendrait. C’est parfois très dur, car nous autres Citoyens savons que nous ne serons jamais confrontés à un être assez cruel pour ne pas vivre comme nous l’avons décidé, et donc nous ne sommes pas habitués à reconnaître ce genre de danger.

— Et puis, poursuivit 308, si un candidat désigne quelqu’un à tort en le prenant pour l’Espion, il est éliminé. Les épreuves se poursuivent alors jusqu’à ce qu’il n’y ait plus qu’un seul candidat en jeu.

— Il est alors confronté à une Ultime Epreuve, précisa 12, qui sera particulièrement difficile. Sur la scène du plateau, on voit des hologrammes représentant des membres de sa famille, ou certains de ses collègues de travail. Et c’est donc parmi des gens dont il croit être sûr de leur parfaite intégrité qu’il doit désigner l’Espion. Beaucoup échouent lors de l’Ultime Epreuve.

— J’espère sincèrement que nous pourrons vous montrer le jeu tout à l’heure. Il y a des rediffusions assez souvent dans la journée.

— Avec ce jeu, réessaya Io, vous n’aurez alors aucun problème pour reconnaître le dangereux individu qui menace actuellement la Société.

— Enfin, 130, s’exclamèrent-ils tous en chœur, ce n’est qu’un jeu, il ne faut pas le prendre pour la réalité !

— Vous faites allusion à des rumeurs qui sont totalement dénuées de fondements, précisa 308.

— Veuillez m’excuser, les pria Io qui se demanda si le jeu les rendrait jamais moins crédules ou plus prudents. Vous avez vu 295 qui vient de passer ? dit-il en sortant de l’ascenseur, sautant du coq à l’âne. Il avait la nouvelle montre Compi à son poignet.

— Elle est formidable ! s’exclama 59. Et si merveilleusement fonctionnelle. J’irai me l’acheter après-demain.

— Et moi, demain seulement, la nargua 12. »

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