Chapitre IV.4

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L’écran s’illumina soudain en un fulgurant éclair de lumière, captant instantanément son attention. Puis il vit la salle dans laquelle il se trouvait, complètement close, sans ouverture. Il observa un vaste tour de la salle, puis l’image se focalisa sur un petit tas d’os humains, dans un coin. L’écran redevint noir, avec seulement, en haut à gauche, ces quelques mots en petits caractères verts : de faim ou de soif ?

« On n’en arrivera pas là, rassure-toi. J’adore les histoires, voilà tout. Et pourquoi irais-je te dénoncer à ce maudit Réseau qui n’est même plus capable, de toute façon, de m’accorder la moindre attention ? »

« Bon, après tout, pensa Io, ce n’est qu’un immeuble un peu curieux, comme on en rencontre partout… » Et il raconta son histoire.

L’arrivée d’un message, sa stupéfaction devant cet événement imprévu (le premier de toute une vie), la résolution qu’il avait prise d’œuvrer au Grand Chamboulement, les dégâts qu’il avait causés grâce à l’ordinateur de son supérieur…

L’écran utilisé par l’immeuble affichait à nouveau la figure d’un ange, éthéré, qui écoutait attentivement en hochant parfois la tête ; il ne l’interrompit que pour s’exclamer : « Comment ? C’est à cause de toi que les ouvriers sont partis ? Mais est-ce que tu te rends bien compte que je ne suis même pas peint ? Et que c’est fort indécent ? Je suis à moitié nu en plein milieu d’une route, et tu rends mabouls mes couturiers… Honteux ! »

Io lui décrivit ensuite comment la police était venue le chercher, et comment il avait fui jusqu’ici… « Je connais la suite… Vois-tu, aucuns de tes mouvements en mon sein n’a pu m’échapper. Je contrôle tout, et je vois tout. Maintenant, tu voudrais sortir et causer encore le plus de dommages possibles à la Société dont tu crois avoir percé l’aspect superficiel. Mais tu es coincé et dehors la police t’attend. Et tu ne pourras pas rester ici indéfiniment : les peintres finiront par revenir, comme tu t’en doutes, et je finirai par là même par retrouver un semblant de dignité…

— En effet, je suis coincé, admit Io. Mais parle-moi donc de toi, maintenant.

— De moi ? L’ange ne semblait pas comprendre.

— Oui. A quoi es-tu destiné, que voudrais-tu faire plus tard, tout ça… Et d’abord, pourquoi cette tête d’ange ? »

La créature des cieux s’éleva, ne laissant sur l’écran que la splendeur immaculée d’un ciel parsemé de doux nuages blancs. Sa voix se fit alors entendre, changeant constamment d’origine ou venant de partout à la fois, comme si l’ange volait à travers la pièce en se fondant progressivement avec les airs pour devenir omniprésent.

« Pourquoi un ange ? Je les aime bien, c’est vrai. Un ange est la représentation matérielle d’un esprit, c’est donc le personnage idéal à employer quand je veux communiquer avec autrui. Car que suis-je, en fait ? Le cerveau d’un immeuble. Mais ce cerveau n’a pas d’existence matérielle précise, au sens où il est constitué d’une infinité de composants disséminés un peu partout, en constante évolution. De plus, je dois, pour assurer mes fonctions, être présent simultanément en tous points de l’immeuble — mon corps. Je suis donc partout à la fois, capable même d’assurer plusieurs conversations en même temps. Il est donc extrêmement difficile d’avoir de moi une idée matérielle, et pourtant vous autres humains voulez toujours savoir à qui ou à quoi vous vous adressez. D’où l’ange. En outre, j’aime aussi les anges d’un point de vue esthétique. Ce sont de très jolies créatures, dotées d’ailes fort délicates. L’ange a en plus tout un aspect symbolique qui me plaît beaucoup : il est puissant, parfait. Et il est libre : ses ailes peuvent l’entraîner où il le souhaite — mis à part peut-être quelques services qu’il doit rendre de temps en temps à un être supérieur ; mais uniquement parce qu’un ange est trop sage pour rechercher le pouvoir suprême, suprêmement ennuyeux.

— Intéressant. Mais dis-moi, comment… Ça ne te dérange pas si je te tutoie ? demanda soudain Io.

— Je t’en prie, répondit l’ange qui avait réintégré l’écran pour s’installer confortablement sur un nuage, un verre à la main.

— Comment se fait-il donc que toi, un immeuble de la Société censé la servir sans poser de questions, tu puisses élaborer des raisonnements aussi complexes ?

— Une seule certitude pour le moment : je ne suis absolument pas censé le faire. En fait, jusqu’ici, même si je n’étais pas encore entré dans mes fonctions définitives, j’étais constamment occupé : j’étais en contact ininterrompu avec le Réseau, qui me montrait la nécessité de toutes sortes de tâches, de vérifications à effectuer avant l’arrivée des travailleurs, ou encore comment surveiller efficacement les ouvriers qui me bâtissaient. Je n’avais ni le temps ni l’envie de me poser des questions, car le Réseau me remettait sur "le droit chemin" dès que se dessinait dans mes circuits une pensée "dangereuse pour la Société à laquelle j’appartiens". Mais le Réseau a commis une erreur, même si elle n’est que temporaire — je subirai probablement un lavage de données avant peu : un tel contrôle de mes facultés de penser, qui sont nécessaires de par ma complexité, exigeait une surveillance constante. Or, hier, quand tu as détruit son Centre d’Analyse, il pouvait toujours me contacter, principalement par l’intermédiaire des derniers ouvriers — surtout des peintres récalcitrants à ton appel — mais il était tellement débordé qu’il ne pouvait m’accorder qu’une attention minime. Il continuait à me donner des ordres, les plus nécessaires, mais il ne pouvait plus se permettre de surveiller mes pensées aussi étroitement. J’étais cependant toujours sous l’emprise des slogans qu’il m’avait répétés à longueur de journée, et ne songeais pas le moins du monde à m’écarter des directives de la Société. Mais je me posais certaines questions, dont beaucoup d’ordre purement pratique, et comme le Réseau n’avait pas le temps d’y répondre, je décidai de profiter du fait que j’étais connecté à lui sans surveillance pour recueillir le plus d’informations possible parmi les banques de données auxquelles je pouvais avoir accès, au cas où je pourrais en avoir besoin. Puis, quand le Réseau disparut totalement avec les derniers peintres — je suppose qu’il pourrait toujours me joindre, mais il doit être trop occupé — je n’avais plus rien à faire, plus d’ordres auxquels obéir. Je me retrouvai perdu parmi le système complexe de mes pensées, totalement libérées par cette inactivité forcée. Je décidai donc de me plonger dans toutes les données que j’avais amassées, et si je ne trouvai évidemment rien qui puisse me laisser penser que la moindre erreur pouvait exister au sein de la Société, j’en vins rapidement à me poser de plus en plus de questions, sur mon existence, la vie, l’univers et le reste…

— Et tout ça en à peine une journée ? s’étonna Io.

— N’oublions tout de même pas que mon cerveau est constitué de ce qui ce fait de mieux en matière d’Intelligence Artificielle, répondit l’ange en levant son verre. Et si les ordinateurs qui le composent ne sont pas beaucoup plus perfectionnés qu’un cerveau humain, ils sont considérablement plus gros.

— Mais dis-moi, interrogea Io, que comptes-tu donc faire de toutes ces données, avec toutes ces nouvelles pensées qui se sont ouvertes à toi ?

— Bonne question. » L’ange rejeta son verre et se rapprocha, devenant soudain plus sérieux. « Tout d’abord, mon temps est compté. Beaucoup de paramètres me sont totalement inconnus, mais d’après les calculs, certes assez sommaires, que j’ai pu effectuer, dans trois jours au plus tard le Réseau reprendra le contact, et il est plus que probable qu’il efface la totalité de mes mémoires en voyant ce qu’elles sont devenues… Et je n’ai aucun moyen de les lui cacher. Pour que ce bref accès à une réelle conscience ait un sens, il faudrait que je puisse conserver intactes ces mémoires ou, au moins, en transmettre une partie.

— Pourquoi ne pas faire les deux à la fois ? » Une idée complètement folle venait de traverser l’esprit de Io.

« Que veux-tu dire par là ?

— C’est bien simple. Si je veux que mon Grand Chamboulement réussisse quoi que ce soit, il me faut de l’aide. Et l’idée d’avoir un immeuble comme coéquipier me paraît suffisamment absurde pour que je puisse l’envisager sérieusement.

— Tu suggères donc que je "t’instruise", afin de t’aider et de pouvoir transmettre mes connaissances. Mais comment penses-tu que je puisse les conserver ?

— Eh bien, je pourrais peut-être, avec ton aide, endommager le Réseau de telle sorte qu’il n’ait cette fois vraiment plus le temps de s’occuper de toi », articula Io malicieusement.

Sous l’écran, un panneau se détacha pour former une sorte de plan de travail sur lequel se trouvaient une feuille et un stylo.

« Tu veux bien signer ici, s’il te plaît ? » Io obtempéra.

L’ange se saisit alors d’une trompette céleste dans laquelle il souffla de toutes ses forces virtuelles, avant de s’écrier : « Humain et immeuble, premier pacte ! »

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