Une fantaisie

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Dédiée à Camille Hubert Crips,
A son attentionnée conversation

France, sur la planète Terre, quelque lieu en pleine campagne, 1863.

 Je dois vous conter la folle histoire qui vient d'éclore dans mon existence. La nature même de ce qui m'est survenue est inattendue à souhait. Vous en conviendrez sans doute à l'issue de mon récit. Nous verrons. À vous donc, cette fantaisie.


 Vous devez savoir que je suis de ces gens qui vivent ballotés entre des sommets fulgurants d'euphorie créatrice et des abymes sans fond d'abattement sans réconfort. Je passe des uns aux autres sans alertes ni prémices. C'est ainsi. Je peux, et sans autre explication, d'une minute heureux et sans frein devenir celle suivante triste et sans joie. C'est ainsi.


 Il en a toujours été. Cette inconstance de l'humeur m'ayant empêché dans les carrières sérieuses auxquelles je me prétendais, je n'ai pu que devenir bien peu. À savoir, pharmacien de mon état, apothicaire comme nous l'aurions dit jadis. En mon étude, parmi mes fioles et mes verreries, seuls témoins des excès de fluctuation de mon âme, je peux trouver quelque utilité sans m'imposer de trop aux autres. C'est que j'ai pris l'habitude enfant de me tenir éloigné des parents et possibles amis qui ne se divertissent que modérément de mes débordements habituels. Là encore, c'est ainsi.


 J'ai gardé pour le soir et la nuit mon amour secret. J'y suis, comme dans le reste de ma vie, seul. Mais la gravité et le poids du temps ne m'atteignent plus quand je m'y noie. Je vous confie déjà l'écrin qui accueille la folie qui va suivre. Bien, avouons donc la chose, en préambule du reste. Voici : sauf quand je me vois absolument dépourvu de toute possible énergie, ce qui m'arrive souvent, je sors dans mon jardin, installe une lunette d'astronomie sur ma pelouse, et je passe mes nuits le nez et le cœur dans les étoiles. Je dors peu, parfois en compensation dans les tréfonds de ma pharmacie, sous les prétextes fallacieux de devoir établir quelques nouvelles médicamentations. On passe mes torpeurs et mes sommeils du jour pour les motifs normaux de mes mélancolies connues. Vous êtes donc la première à connaître cette passion dont je fais mystère à d'autres. Oui, le ciel étoilé, et ses mystères sidérants !


 Nous vivons, bien que peu de gens le sachent encore, une époque de ce côté-ci de tous les possibles. Quelle agréable joie de se savoir si proche de tant de pionniers qui pratiquant la chose comme je la pratique, découvre aujourd'hui même des continents secrets parmi les horizons nocturnes. Sachez qu'il y a quelques années seulement, en 1846, on découvrait une nouvelle planète : Neptune ! Et de quelle manière encore ! Une découverte à goût d'Europe, très chère... pensez donc : un savant allemand a pu trouver cet astre dans le ciel, avec sa lunette, ayant su qu'il l'y trouverait sans l'avoir jamais vu auparavant, aidé en cela par la déduction mathématique de quelques autres savants français et anglais qui en avaient prédit l'existence de par l'influence qu'elle exerce sur une autre de ses sœurs : Uranus. Prussiens, français et britanniques, vous l'admettrez sans peine, ne s'entendent jamais aussi bien d'ordinaire que dans le domaine guerrier. Voilà pour l'exemple !


 Mais je m'égare. Vous voilà introduit dans le secret de mes nuits. Je viens donc à la fantaisie, à la folle et incroyable passion qui me survint il y a quelques semaines, alors que j'avais à mon habitude rêves, faciès et binocles orientés vers les hautes noirceurs parcellées d'éclats.


*          *          *


 J'étais allongé dans l'herbe. J'avais, pour quelques instants, délaissé mon instrument pour une contemplation nonchalante des nuées. Mes yeux, plusieurs fois, se fermèrent sur ce spectacle. Chaque fois, le suprême vertige m'amena à les rouvrir. Quand je les ouvris en dernier, une étonnante et singulière lueur bleue passa dans l'encre noire du ciel. Je me redressais, béat. J'approchais de mon oculaire quand elle repassa, encore et encore, dans un sens puis l'autre, vers la droite, vers la gauche, toujours grandissante. C'était désormais une véritable traînée de couleurs bleues et grises qui dansait en grand devant mes yeux écarquillés. Je n'en comprenais pas l'origine. Quand enfin je parvins à regarder cela via mon télescope, ce fût pour de bon l'émerveillement. C'était ... ah ... comment le dire ... une ... fée ... voilà, je n'ai pas d'autres mots. Une fée. Une fée habillée de bleu, cernée d'un éclat qu'on eut dit de givre, avec des notes de gris et de mauve. Mon dieu. Si belle. Si belle ... Des ailes si délicates, translucides avec des reflets vermeil, des membres fins et gracieux et, surtout, elle grandissait dans l'image, elle s'approchait, tant et tant jusqu'à ... disparaître ! Elle venait d'un coup de disparaître ! Fébrile, hagard, je tripatouillais dans tous les sens les mollettes de mon monocle stellaire, cherchant à retrouver mon miracle. Rien à faire ! Corps et bien, sans rien y comprendre, elle avait disparu.


*          *          *


 Déconfit, je retombais mollement dans l'herbe. Avais-je rêvé ? Les yeux fermés, recroquevillé dans la fraîcheur du sol, je m'endormais ...

  • Hé ho !

 Un doux rêve. Oui, cela avait dû être un doux rêve, mais ...

  • Hé ho !

 Je me réveillais pour de bon. Perchée sur l'extrémité haute de mon télescope, rayonnant d'un halo irrégulier, la fée était là. Elle me regardait avec de grands yeux ronds, verts, et les sourcils moqueurs complétaient un visage gracile et fin. D'une voix harmonieuse, mais non dépourvue d'accents mordants, elle s'amusa gentiment de moi.

  • Dormeur, rêveur, en voilà un drôle de savant !
  • Vous ... Vous êtes réelle ?

 Toute petite, de la taille de plusieurs pommes superposées, elle croisa ses bras minuscules sur son torse et ses ailes battant lentement lui permettant de garder une position statique en équilibre sur le télescope. Me regardant sans ciller, elle m'interpella avec une dureté déconcertante :

  • Tant que des rêveurs pointeront leurs yeux vers l'immensité de la voûte céleste, oui ! Mais pour cela, il s'agirait que ces solitaires n'en oublient pas de communiquer leurs passions à d'autres qu'eux-mêmes ... Que va t-il se passer le jour ou plus personne ne s'intéressera à ce qui est là-haut ?
  • Comment cela ?
  • Si vous êtes le dernier à vous passionner pour l'espace, alors oui, je mourrai avec la mort de votre passion.
  • Mais, si ce n'est que ça, sachez que nous sommes nombreux à aimer l'astronomie et ...
  • Non ! Pardon, mais non ! Nombreux ? Si peu, oui ! Si tous les passionnés sont comme vous des neurasthéniques ou des solitaires non volubiles, la nouvelle qu'il existe un lieu et un temps au dessus des têtes où les rêves se peuvent réaliser ne se propagera pas. Allez mon garçon ! Cessez d'être ce solitaire ! Ouvrez-vous à l'amitié, ouvrez-vous à l'amour, ouvre-vous à l'humanité ! Donnez donc à quelques nécessiteux un peu de ce secret de vos nuits ! Alors, peut-être, si vous êtes assez à le faire, nous autres, petites ailes de la nuit, nous vous survivrons longtemps pour irriguer d'autres générations d'amoureux stellaires. Qui sait ?
  • Ben voyons ... Et après ? Nous irons vous rejoindre là-haut, peut-être ? Nous franchirons la voûte qui nous sépare ? Vous allez aussi me dire que si je fais religion de m'extasier en public, nous marcherons un jour sur la Lune ? Voyons !
  • Mais oui. Qui sait ?

 Et elle sourit plus finement encore. Quand je m'éveillais, allongé, et tout humide de la fraiche rosée du matin naissant, je ne sus que penser de ce rêve si fou. Mon télescope était toujours là, sur la pelouse de mon jardin, pointant désormais des étoiles disparues. Tout avait paru si vrai ... Une fée, c'est ça, une fée ! Je me remémorais le dialogue surréaliste que m'avait fait vivre ce songe. Que penser ?


*          *          *


 Depuis, sans que je ne puisse mieux me l'expliquer, il m'est plus léger de parler. Il m'est plus agréable de rire. Il m'est plus heureux d'échanger. Amis et parents s'inquiètent même de cette humeur souriante qui persiste. Ma pharmacie me semble moins une prison de l'âme qu'auparavant. Je m'évade toujours la nuit dans le point d'orgue des immensités nocturnes. Toujours. Mais plus seul, non. Plus seul. Des années ont passé. Chaque soir, c'est une tribu qui me rejoint dans mes contemplations. Une épouse, des enfants, des rires et des éclats de voix ensorcellent en groupe mes fuites cosmiques. Je ne vis plus que pour eux. Presque moins pour la retrouver, elle. Qu'importe ! Quand je vois grandir toutes ces tignasses aimantées par le ciel autour de moi, quand je sens le souffle chaud de mon aimée sur ma nuque au repos, je sais que je n'ai rien sacrifié aux exigences de mon rêve. Alors, qu'importe ! Que ce fût vrai ou pas. Qu'importe ! J'ai voulu le ciel. J'ai trouvé la Terre.



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