13 - Est-ce une révolte ? 2

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Un homme, mevale, et deux femmes, sorma et métis, tous trois porteurs de l'enseigne des Valets, avaient accompagné le maître des lieux ; tous trois jaugeaient Elliot, sans manifester d'aversion pour sa personne. Le mevale affichait un air mou, avec ses bajoue tombantes et son front en sueur. La métis s'était assise en bordure de fauteuil et l'épiait d'un air calculateur. Enfin, la sorma, entre deux âges, s'était installée au fond de son siège et l'examinait fixement.

– Bien le bonjour à tous et à toutes. Vous m'avez l'air tendus, puis-je vous offrir une boisson ? dit Elliot en écartant les bras en digne hôte.

Il laissa le temps à sa petite plaisanterie de faire son œuvre. Le mevale eut un tic nerveux au coin de l'œil, la sorma ne réagit pas et la métis sursauta. Quant à son père, il se contenta de hausser un sourcil.

– Il ne vous revient pas d'offrir une, protesta la sorma.

Dylan la coupa d'un claquement de langue.

– Une boisson nous ferait le plus grand bien, en effet, fit-il en actionnait une clochette à sa disposition.

Un vieux domestique entra avec la célérité de l'habitude, prit commande du flacon d'alcool de menthe poivrée et servit avec dextérité les quatre personnes.

– Puis-je avoir… essaya de quémander le mevale.

– Non, pas de sucre, refusa sèchement Sire Dylan. Je tiens à vous garder le plus sobre possible.

L'homme se renfrogna en concentrant son attention sur son alcool.

Elliot accepta avec gratitude son petit verre de cristal vert, rempli à moitié d'un liquide incolore. Il en apprécia l'arôme piquant et eut la politesse d'attendre que le maître de cérémonie initie le mouvement.

L'alcool se fraya un chemin, d'abord frais, puis chaud, dans sa gorge et il sentit ses nerfs s'activer sous l'effet de la boisson. Il claqua la langue d'appréciation, les humains de la Junsîl n'en faisaient pas de tel.

– J'ai cru comprendre qu'il m'était proposé une aide pour le sauvetage de mon fils. Au vu de sa disparition des oubliettes de Hanneau, je pourrais l'apprécier.

Il parlait lentement, sans hausser le ton pour appuyer sa présence. La dernière annonce provoqua une certaine agitation chez ses interlocuteurs. Face de Poisson s'essuya le front d'un mouchoir, la métis s'était redressée avec une expression d'indignation et la sorma avait croisé les jambes et les mains. Mais, celui qui l'intéressait était son père, celui-là n'exprimait encore rien de plus que l'attente.

– Avant de conclure quoi que ce soit, je tiens à en savoir plus sur votre affaire et vos attentes.

Il leur tendit la main, cette fois pour les inviter à parler. Son attention était toute concentrée sur son père, dont les réactions l'intéressaient au plus haut point.

– Les choses ont changé depuis ton départ, Elliot, lâcha laconiquement Dylan.

L'ombre de la fatigue planait toujours dans la voix et les yeux du vieil homme.

– Depuis mon bannissement, corrigea Elliot imperturbable. Le monde change sans cesse et ceux qui ne s'y adaptent pas se perdent dans la folie.

– Et c'est d'adaptation dont il est question, intervint la sorma.

La femme entre deux âge se pencha en avant, les mains posées sur les genoux et ses yeux de braise braqués sur ceux d'Elliot.

– Le gouvernement des Territoires et la société qui en découle a évolué, sans s'adapter, sans progresser. Il régresse au contraire, à l'instar d'un vieillard qui retourne à l'état comportemental d'un bambin.

– Quoi de plus normal avec deux Maîtres grabataires, ricana la métis.

Sire Dylan leva la main pour la faire taire.

– Notre affaire, Elliot, est la crainte de voir notre civilisation sombrer dans la barbarie. Les Maîtres rognent toujours plus sur nos traditions et nos libertés. Les champs tombent en friche, les spectacles culturels disparaissent et nos relations avec la Ragguî s'enveniment.

– Si les Maîtres ne sont plus aptes à gouverner, pourquoi ne pas les faire abdiquer en faveur des héritiers ?

Elliot ne comprenait pas, les vampires avaient, de son temps, une attitude très nette face aux dégradations de la vieillesse. Un homme ou une femme incapable de tenir son poste en était retiré.

– Parce qu'ils sont en pleine possession de leurs moyens, gronda Dylan. Entre la fidélité de certaines familles et la terrible répression que subissent ceux qui expriment en désaccord, la discussion s'étouffe d'elle-même. Tu n'imagines pas le mal que j'ai eu à constituer un réseau de contestataires.

– Pourquoi les champs ne sont pas entretenus ?

– Vous comprenez, les vampires sont des chasseurs, des carnassiers, par des agriculteurs, ironisa le mevale.

Il lui souriait d'un air débonnaire, en faisant tourner son verre entre ses doigts.

– Les chasseurs, poursuivit-il dans la même veine, ne se soucient guère de danse, de théâtre ou de chant. Et de la peinture ? Tout juste bonne à décorer l'intérieur des riches propriétés. Le peuple s'amuse aux jeux mortels. L'enseignement de la lecture est en passe d'être supprimée… Et le sucre raffiné a été interdit, il acheva sa tirade d'un ton dramatique sur ce point d'orgue.

– Nous pouvons nous passer de cette poudre déshinibitrice, rétorqua la sorma. Le portrait que nous vous avons brossé vous suffit-il, Elliot ? Ou souhaitez-vous que nous vous fassions la liste de nos griefs ?

Le ton était sec, un peu doctoral. Elliot lui fit signe qu'il avait compris l'essentiel.

– J'ai compris que les Maître avaient des idées étranges et que certaines familles le suivaient par crainte ou par choix. Qu'en est-il des De La Lune et Des Lunes, pour ne citer qu'eux ?

Il regardait intensément son père en disant ces mots.

– N'avez-vous pas l'influence nécessaire pour vous opposer à de tels projets ?

– Mon… influence, se raréfie à chaque fois que j'émets une objection. Quant à Sagremore, ton oncle qui n'a jamais su ruser, il a été exilé sous le titre pompeux d'ambassadeur. J'ai choisi de conserver ma place.

Sa main crispée sur la poignée de sa canne traduisait son amertume. Elliot accepta l'excuse et regarda les Valets. Face de Poisson avait replongé son regard dans une éphémère goutte, au fond de son verre, et la métis trépignait sur son siège.

– Nous avons essayer de discuter ! s'emporta-t-elle. Ils n'écoutent rien !

– Toi, tu parles trop pour être écoutée avec sérieux, répliqua la sorma avec réprobation. Tu aurais eu plus de succès en ne critiquant pas la décision de Dame Lisbeth d'avoir finalement un enfant.

– Oh ! Elle qui prétendait qu'elle n'en aurait jamais pour se consacrer à son poste !

– Qu'importe, ce n'était pas avisé de la critiquer dans ta position. Remercie ton amant de t'avoir sauvé la mise, autrement tu aurais fini en parure de lit.

Dylan agita la main, comme pour chasser une mouche et mit fin à la chamaillerie.

– Les Maîtres écoutent de moins en moins les conseils qui s'opposent à leurs avis. Et cette tendance touche de plus en plus leurs courtisans, avec le temps. La gouvernance d'un Etat est une responsabilité et non un droit. Ceux-là ont échoué. Puisqu'ils ne veulent pas se retirer d'eux-même, nous les renverserons.

– J'aimerais quand même que vous détailliez vos griefs, demanda Elliot.

Il se positionna dans une attitude attentive, invitant ses interlocuteurs à s'exprimer à cœur ouvert. La sorma explosa, elle exploitait cette discussion pour lâcher sa colère :

– Nous défendons la raison de la fondation de notre civilisation, tout autant que le besoin naturel de chaque société d'évoluer avec le reste du monde, pour ne pas s'écrouler. L'alliance avec la Ragguî, qui aurait du nous ouvrir des portes sur les territoires humains, est en péril aujourd'hui par les maîtres. Mon frère, professeur à Tarrinë, m'a informé de multitudes d'infractions commises par nos compatriotes, qui semblaient de soucier comme d'une guigne de la loi ragguienne. Les Vallynayas n'attendent qu'une excuse pour nous qualifier officiellement d'hominidés insuffisamment développé pour nous mêler aux autres plus « intelligents », à l'instar des sirènes ou des géants.

– Et s'il n'était que question de nos relations avec le reste d'Arranë, poursuivit le mevale. Notre race voit sa déchéance arriver au sein même de nos clans.

Elliot ne put s'empêcher une petite raillerie :

– À ce titre chaque civilisation prétend voir ses valeurs péricliter à la génération suivante.

– Nous en avons conscience, Elliot, reprit Dylan à voix basse. Cela va bien au-delà.

Il fit signe au Valet de reprendre, Elliot le laissa malgré son désir de faire parler son père.

– La déchéance ne vient pas du comportement de nos enfants, bien au contraire, ceux-ci tendent à fuir les territoires en faveur de la Ragguî. Non, elle se traduit dans la gouvernance de nos maîtres, qui laissent croire, à ceux d'entre nous les moins civilisés, que c'est là notre vraie nature. Voudrais-tu être considéré comme un marginal, parmi les vampires ? Parce que tu as des aspirations qui ne se contentent pas de satisfaire tes bas instincts ? Certes, nous sommes des prédateurs, proches de la matière qui nous compose, attachés au sang et à la dominance. Néanmoins, si cela nous convenait à tous, les clans De La Lune et Des Lunes n'auraient jamais été fondés ! Nous ne sommes pas des animaux, nous avons des aspirations plus nobles.

En cela Elliot était d'accord, cette civilisation de prédateurs avait pu voir le jour parce que leurs ancêtres partageaient la sensibilité intellectuelle et le besoin de création, si semblable aux humains, elfes et nains. Ainsi qu'aux iijkas, dans une certaine mesure. Il refréna son envie d'amener le discours à sa conclusion pour comprendre le processus de réflexion de ses interlocuteurs.

– Tu as pu voir l'état déplorable de Rasth, ces ghettos bâtis au dépend de la logique et de la sécurité. Ces nids à infection que les maîtres autorisent, car notre nature véritable n'est pas à l'architecture, et que tout les monuments que nous avons érigés avaient été un désir de ressembler aux humains ! De même, tu auras pu constater, en arrivant, ici la désolation qui remplace les anciens champs ; oui, nos maîtres vénérés ont approuvé leur abandon, et l'ont même ordonné, puisque nous sommes des prédateurs et carnivores. Non pas des agriculteurs ou des éleveurs. Ils poussent à l'abandon des artisanats et des arts, à toutes activités à la « sensiblerie trop humaine » comme la danse. Sans la résistance des hautes familles, ce serait déjà chose faite.

– La situation est bien encore plus insidieuse que cela, souffla Dylan pour interrompre la diatribe du Valet. Tu auras sans doute entendu parler de la guerre que nous avons mené, il y a près de onze ans par ton… beau-frère.

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