2 - Justice inadaptée 2

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La salle de garde à vue souffrait d'un manque budgétaire. La peinture blanche s'écaillait par endroits, tandis qu'une araignée tissait sa toile dans un coin. L'arachnide ne se préoccupait guère de l'agitation dans la pièce tandis qu'elle voltigeait en hauteur.

Seul décor brisant l’uniformité des murs, la glace sans tain dans laquelle Elliot constata la tension de sa peau sur ses joues. L'ovale de son visage perdait sa rondeur à l'approche de la quarantaine et l'inquiétude paternelle causait quelques cheveux blancs perdus dans la masse d'encre. En revanche, son visage se ridait peu pour l'instant.

À quoi ressemblerait-il à l'issue de cette enquête ? Il craignait qu'elle dure plus longtemps que les vingt-quatre heures de garde à vue.

La salle puait la sueur, un soupçon d'alcool laissé par un ancien passage, la moisissure qui s'installait dans les coins et le produit d'entretien qui tentait de masquer le tout. Un policier sans grade le contraignit à s'asseoir sur une chaise, ou plutôt lui appuya fortement sur l'épaule tout en lui intimant l'ordre. Elliot hésita une fraction de seconde à le regarder se fatiguer, hélas il se résigna à suivre son intention de coopérer.

Un des deux officiers de son arrestation entra dans la pièce, grand, entre deux âges. Il tenait un dossier qu'il posa sur la table sans s'assoir.

Elliot le fixa, droit dans les yeux, calme, les jambes paisiblement croisées. Un bloc de marbre au regard hypnotisant. L'officier marqua un bref temps d'hésitation, il tentait de jauger Elliot.

– On va commencer gentiment, d'accord ?

La question était rhétorique et le ton un point ironique.

– Où étais-tu cette nuit à partir de dix-heures ?

– La politesse ne coûte rien et offre beaucoup, se contenta de répondre Elliot.

– Qu'est-ce que ça veut dire ? s'exclama l'officier estomaqué.

– Deux choses, expliqua Elliot, d'une, et pour le dire vulgairement, nous n'avons pas gardé les cochons ensemble. De deux, inutile d'essayer de m'impressionner, vous ressemblez à une caricature de policier qui parle beaucoup et agit peu. Commencez déjà par me vouvoyer, vous serez plus crédible.

L'officier rougit de colère, jeta un coup d'œil au miroir pour se laisser le temps d'adapter sa réponse. Il reprit sa contenance et darda son regard dans celui d'Elliot.

– Biieen, alors Monsieur Bore veut qu'on soit poli, eh bien, où étiez-vous cette nuit ?

– Il y a du progrès, mais le ton dément, insista Elliot, toujours impassible.

L'officier, furieux, frappa la table. Elliot ne sourcilla pas, intérieurement, il jubilait. À défaut de pouvoir balancer le policier à travers la glace sans tain comme il en rêvait – et de s'attirer plus d'ennuis – il pouvait décharger sa rage sur lui en cherchant la petite bête.

Puéril ? Certainement, mais il manquait de sommeil et avait horreur qu'on le prenne pour un idiot, ou encore qu'on lui manquât de respect.

– Ça suffit maintenant ! brailla l'officier. Tu vas me dire où tu étais cette nuit !

– Retour au tutoiement, constata froidement Elliot.

L'officier produisit un son de gorge de fureur et agrippa Elliot au col.

– Tu vas arrêter de te foutre de moi, oui ? beugla-t-il en tentant vainement de le secouer.

Rapidement, un autre policier entra dans la pièce pour le calmer. Fou de rage, l'officier se laissa entrainer dehors. Toujours impassible, Elliot réajusta le col de son haut. Il s’avisa de la présence d’un dossier oublié sur la table, s'en saisit et le consulta.

Il y trouva des photographies et des feuilles. Les premières représentaient des parties de corps féminin, focalisées sur des plaies vives. Elles avaient été nettoyées du sang et Elliot repéra des lacérations, des bouts de peaux méticuleusement découpées et des petites incisions, ci et là. Une autre, représentait ses parties génitales déchirées et meurtries par des pénétrations forcées.

Loin d'être choqué, le vampire les retourna car la vue de plaies à vif réveillait sa faim. Il regarda la fiche. C'était une présentation détaillée des sévices subis par la femme. Elodie Macarelle. Elliot eut une pensée pour sa stagiaire. Les tortures elles-mêmes ne le choquaient pas, pas plus qu'elles ne le dégoûtaient. Il les évaluait en fonction du contexte. À défaut d'empathie avec la victime, il jugeait qu'elle avait subi un traitement immérité.

Savoir si des humains ignorants sa vraie nature l'en imaginaient coupable l'intriguait davantage.

Comme la majorité des vampires, Elliot avait des tendances de sadisme. Et comme la plupart de ceux d'Arranë, il avait appris à les juguler. Mais par-dessus tout, Elliot n'avait jamais compris l'attrait de certains de ses confrères ou consœurs pour le viol. Mais peut-être était-ce parce qu'il se sentait suffisamment puissant pour ne pas ressentir le besoin de dominer les autres à ce point. Pour sa part, il préférerait sentir un corps passionné contre le sien.

Celui d'Alicia dansa sous ses yeux ; elle lui manquait déjà.

Le deuxième officier le coupa dans ses réflexions en pénétrant dans la pièce. Sans un mot, il s'empara du dossier et le replaça, fermé, sur le coin opposé de la table.

– Reprenons calmement, voulez-vous ? proposa-t-il d'une voix posée.

– Volontiers, assura Elliot affable.

– Où étiez-vous cette nuit ?

– Je me promenais en ville, je n'arrivais pas à dormir.

Pieux mensonge, mais il ne pouvait décemment pas répondre : « Je chassais en ville l'être qui m'épia cette dernière semaine ». Quel genre d'humain aurait répondu ainsi ? En tout cas, pas celui pour lequel il devait se faire passer.

– Dans quel arrondissement et quelles rues ?

Elliot sélectionna mentalement une zone raisonnable, il craignit de créer du doute en dévoilant l'étendue de son errance nocturne.

– Quelqu'un peut-il le confirmer ? demanda l'officier.

– Non, quand je me promène la nuit c'est pour goûter au calme et à la solitude. J'évite les artères animées.

L'officier hocha la tête.

– Madame Macarelle travaillait pour vous comme stagiaire depuis un mois, c'est exact ?

Elliot opina.

– Vous aimez bien avoir une stagiaire ? Ce doit être grisant, cette jeune personne sur laquelle on a de l'ascendant, ça doit donner envie d'en profiter.

– Au contraire, j'éprouve plutôt un plaisir de mentor envers mes stagiaires.

– Mentor des plaisirs également ?

Elliot se pencha en avant, le menton posé sur ses poings et les yeux dardés dans ceux de son interlocuteur.

– Je ne couche pas avec mes stagiaires, elles n'arrivent pas à la cheville de ma femme ni en beauté ni en force intérieure. Quant aux tortures, elles ne m’excitent pas. En termes de sadisme, je préfère le jeu du chat et de la souris. Alors, je joue à cache-cache avec mes enfants et au loup.

– Avez-vous joué au chat et à la souris avec elle ?

– Je vous conseille de soigner votre surdité, répliqua froidement Elliot. Bien au contraire, son viol me pose problème : elle va être moins efficace au travail maintenant.

Le cynisme d'Elliot laissa l'enquêteur de marbre, comme s'il y était habitué. Il lui posa d'autres questions. Tout en répondant à mi-mot le vampire admira son habileté à partir et revenir sur le sujet, il tentait de le cerner dans son tempérament tout en le mettant en confiance sur des questions plus légères pour l'inciter à baisser sa garde.

Cependant, Elliot gardait un secret bien plus lourd de conséquences qu'un simple aveu de viol, des années de collègues curieux autant que bavards avaient rodé ses protections. Lorsqu'il estima avoir fait le tour des informations peu sensibles à donner et pertinentes pour l'enquête, il coupa la parole à l'humain.

– Je pense m'être montré coopératif, coupa Elliot au bout d'un moment. Puis-je savoir pourquoi je suis suspecté de son viol ?

– Vous n'êtes pas suspecté, mais accusé de son viol, Monsieur Bore. Mlle Macarelle a porté plainte contre vous.

– Pardon ? s'exclama Elliot.

Pour la première fois une émotion transparut sur son visage.

– Vous comprenez, j'espère, que j'aimerais savoir ce que vous avez fait exactement cette nuit, poursuivit l'officier observant attentivement ses réactions.

– Avez-vous des preuves tangibles de ma culpabilité ?

– Notre équipe technique y travaille, elle sait trouver le petit détail échappé à l'attention du coupable.

– Autrement dit, vous n'avez rien contre moi à part le témoignage, conclut Elliot en reprenant le contrôle de ses expressions.

Il bouillait intérieurement. Pourquoi cette gamine voulait-elle lui faire porter le chapeau ?

Mais n'était-ce que ça, une accusation gratuite, un criminel à dénoncer pour en cacher un autre ? Une vengeance poussée très loin par un esprit tordu ?

Il repensa aux derniers évènements et tenta de rassembler les pièces du puzzle. Deux attaques sanglantes en moins d'un mois : un vampire. La sensation d'être épié depuis le premier. La nuit même où il part en chasse de l'espion, celui disparaît et un viol est commis. La victime se souvient du visage d'un innocent.

Certains sormas parvenaient à modifier suffisamment leur visage pour imiter celui d'un autre. Les sormas du clan De La Lune le voyaient comme un traitre et considéraient l'existence de ses enfants comme une souillure suprême. Les premiers à s'y être essayé apprirent qu'attaquer Elliot de front était vain.

Mlle Macarelle était la victime d'un piège, destiné à détruire la vie qu'Elliot avait bâtie.

– Celui qui a violé Mlle Macarelle est celui qui a tué et dévoré l'adolescent la semaine dernière, affirma-t-il.

– Ah ? qu'est-ce que vous fait penser ça ? demanda l'officier intéressé.

– Le sadiques qui torturent leurs victimes en leur arrachant des bouts de peau ne courent pas les rues. Et avant que vous ne le demandiez, j'ai lu les détails du meurtre dans les journaux.

– Je vois, répondit l'officier.

Manifestement, il considérait toujours Elliot comme le coupable. « Me voilà affublé d'un meurtre » ragea Elliot. Mais si Schillig ne s'était pas acharné sur lui la dernière fois, c'était qu'il était convaincu de son innocence.

– Pour en revenir au viol, reprit l'officier. Dénoncer son agresseur est un acte très difficile, c'est d'autant plus vrai quand il s'agit d'un viol.

– À supposer qu'il s'agisse bien d'un viol.

Le visage de l'officier rougit.

– Ou que la victime, incapable de reconnaître son agresseur décide d'en profiter pour faire payer quelqu'un contre qui elle a un grief, ou encore son agresseur s'est fait passer pour un autre.

– Ce qui fait trois hypothèses peu probables, répliqua l'officier qui reprit son courage face au regard d'Elliot.

– Tout à fait probables, rétorqua froidement Elliot. Dans l'attente des preuves tangibles, vous vous devez d'envisager toute possibilité par respect de l'équité et la justice.

En présence de preuves tangibles… d'ADN vampirique.

– Monsieur Bore, je crois que vous n'avez pas conscience de votre situation.

– Monsieur dont j'ignore le nom, je crois que vous n'avez pas conscience que ma seule préoccupation sont mes intérêts et ceux de ma famille. Je laisse Mlle Macarelle aux bons soins d'autres.

Exaspéré, l'officier ferma les yeux et expira lentement. Elliot devait lui reconnaître ça : il savait se dominer.

– Monsieur Bore, reprit-il après avoir repris son calme, l'enquête suit son cours. Si nous trouvons la moindre preuve physique ou le moindre autre témoignage qui étayent l'accusation de Mlle Macaralle, nous n'aurons plus besoin de vos aveux pour vous envoyer en prison pour un long séjour. En revanche, vous montrer coopératif peut vous valoir l'indulgence et une peine un peu raccourcie. Réfléchissez bien.

– Comme je l'ai déjà dit, insista Elliot impitoyable, je me montre déjà très coopératif.

L'officier pinça les lèvres, furieux.

– Très bien, je vous laisse y réfléchir seul, siffla-t-il.

Il prit le dossier et tourna les talons pour sortir de la pièce.

– Je demande à voir Bernard Schillig, déclara Elliot. Votre commissaire doit le connaître.

Cette phrase lui fit l'effet de s'être arraché la gorge, hélas, cette affaire relevait de la discrétion de l'Inexistante. Et Schillig était le seul membre de l'Inexistante qu'il connaissait, et qui pouvait être contacté par des policiers normaux.

– Qui ? s'arrêta l'officier surpris.

– Il enquête sur le meurtre de l'adolescent, se contenta de préciser Elliot.

À vrai dire, il ignorait sous quel intitulé les enquêteurs de l'Inexistante se faisaient connaître de la police normale. En garde à vue, il n'avait aucun moyen de le contacter lui-même. Il espéra qu'Alicia le joindrait en premier.

Constatant qu'Elliot ne dirait plus rien, l'officier quitta la pièce.

La fatigue saisit le vampire comme un étau. S'il était sûr que cela serait utile, il pourrait fuir le commissariat et rechercher le coupable. Hélas ses recherches précédentes lui montraient que cela ne se ferait pas en quelques heures et sa famille en pâtirait à coup sûr.

Puisqu'il était coincé ici, Elliot décida de ne pas gaspiller son temps en vaines conjectures. Il se leva et alla se pelotonner contre le mur, afin de grappiller quelques minutes de sommeil.

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