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Pointant un index sévère vers la « chose » trônant devant l’autel consacré, Suzanne réveilla le père Pain de sa léthargie.

— C’est un démon, balbutia le pauvre homme complètement secoué.

— Quoi ? Mais il a la berloque ma parole ! conclut Suzanne, dodelinant du chef et haussant les épaules.

— Le pauvre ! Ne le houspillez donc pas comme ça ! s’interposa Louise.

— Allons bon ! Mais c’est ce sale cabot pouilleux… commença Suzanne, vous ne le reconnaissez pas ? Quel scandale cette cérémonie funèbre avec ce chien couché devant le cercueil ! C’était indécent !

Cela fit l’effet d’un électrochoc au curé.

— Quoi ? Comment ? Ce pourrait être lui ? Vous êtes sûre ? Non… cela ne se peut… Cela ne se doit… Pourquoi ? Pourquoi maintenant ?

— Mais oui ! Je le reconnais ce bâtard ! Il est laid, mais qu’il est laid… Il y a quelques mois, les obsèques de cette paumée… Cette femme perdue… Cette…

Aussitôt des images remontèrent à la conscience du prêtre. Une cérémonie houleuse et mémorable pour une femme de mauvaise vie, morte prématurément, emportée par… D’ailleurs par quoi ? Une maladie ? La misère ? Le désespoir ? Les trois en même temps ? Qu’est-ce qui tue le plus les humains ?

« Non » clama intérieurement l’homme d’église. « C’est son manque de foi, voilà ce qui a emporté cette… cette… mais comment l’appeler cette femme de tous les hommes, cette… cette Marie-Madeleine... »

C’était une pauvresse, vivant en marge, dans une misère repoussante depuis que les années (les affres du temps dit-on) l’avaient enlaidie et que plus personne ne voulait plus d’elle. Elle était devenue invisible aux yeux de tous et pourtant vivant dans une masure insalubre du centre-ville, le huppé quartier « historique ». Le fameux scotome de la misère : « c’est trop laid, je ne veux pas voir ça ! ».

Comment s’appelait-elle ? Même son nom était oublié des hommes à présent. Son corps perdu dans les tréfonds de la terre… Le père Pain songeait à cette histoire qui l’avait choqué. C’était à cause de ce Doc de malheur, cet homme impie qui disait « bonjour monsieur » au curé ! Une honte.

— Vous n’êtes pas mon père ! avait-il osé dire au prêtre scandalisé.

— Mon fils…

— Je ne crois pas en ces sornettes que vous vendez !

— Mais enfin ! Pourquoi tant de hargne mon fils !

— J’en ai trop vu ! Trop, c’est trop ! Trop de mourants, trop d’agonisants… Il n’y a point de Dieu… la souffrance est partout infinie. Trop de misère ! Où est votre Dieu de miséricorde ? Je ne le vois jamais au chevet des mourants terrorisés ! Ouvrez les yeux, pensez, indignez-vous ! Soyez enfin responsable !

— Mais…

C’était une cause perdue : cet homme était un impie, d’ailleurs il ne faisait rien comme les autres, jamais d’accord sur rien, contestant les évidences, refusant le consensus… Ce n’était pas un être humain, ce n’était rien qu’un refus, un rejet de tout, se dressant pitoyablement seul et insignifiant face aux évidences incontestables. C’était assurément un damné.

Pourtant, le père avait eu pitié de lui… Enfin, il lui devait un minimum de reconnaissance pour son traitement de… Mais ceci est une autre histoire. L’intelligence est toujours un peu diabolique non, sentant le soufre… Ne dit-on pas malin comme un singe ?

Des obsèques religieuses pour cette pécheresse ? C’était impensable. Et voilà que le Doc intervenait, payait et plaidait la cause de cette…

— Mais enfin docteur, vous n’y pensez pas !

— Elle y croyait à votre Dieu ! Elle est morte avec la croix dans sa main. Vous le lui devez ! C’est votre devoir ! Moi j’ai constaté le décès, faites votre job !

Ce Doc était insupportable ! Les mots qui sortaient de sa bouche avaient la couleur de la vérité, pourtant ce n’étaient que blasphèmes…

Le père Pain fut tiré de ses pensées par la pauvre Louise qui s’approchait timidement de l’animal couché sur le sol glacial de l’église, haletant, langue pendante. C’était une bête décharnée, sale, repoussante, abattue, la tête posée sur ses pattes avant. Manifestement, un chien abandonné et errant, vivant de rien, mourant de faim, attendant la mort comme une délivrance. Comment était-il entré dans l’église ? Pourquoi était-il venu là ? Certainement pas pour y trouver Dieu, car les animaux n’ont pas d’âme !

Saint Thomas dit tout simplement que les animaux ont une âme végétative et sensitive, bref qu'ils ont une âme d'animal – c'est ce qui les démarque de l'inanimé tout en les rendant contigus à l'homme, seul apte à vouloir, à mettre en balance, à tourner certaines contraintes.

Qu’est-ce que tout cela signifiait ?

— Il faut le ficher dehors ce sac à puce, dit Suzanne.

— Mais enfin, regardez cette pauvre bête !

— Ne le touchez pas, vous allez attraper des puces !

— Il faut faire quelque chose ! La SPA… Les Pompiers… la pauvre Louise ne savait se déterminer.

D’habitude elle s’en remettait au Docteur qui seul savait ce qu’il fallait faire en toute circonstance, car dans ce pays d’irresponsables, tout passait par le Docteur. On était dans une civilisation Docto-centrique.

Certes, parfois elle demandait bien au père Pain, mais les conseils du curé étaient tellement abscons et toujours pleins d’incertitude. Alors que le Doc… lui il tranchait direct.

Mais voilà… Le Doc était parti ! Plus là. Il avait abandonné les gens sans la moindre pitié ! Ce salaud !Louise se tourna vers la statue de la vierge, le cœur gros. Comment en était-on arrivé là ? Pourquoi le monde allait-il de travers à ce point ?

— Dehors, vilaine bête, tonna Suzanne à l’attention de l’animal, toujours immobile et nullement agressif.

— Madame Suzanne… intervint le père Pain.

— Mais enfin, mon père, on ne peut pas le laisser là ! A-t-on déjà vu chose pareille ?

— Il faut lui donner de l’eau et des croquettes, dit Louise.

— Oui probablement admit le père, désemparé, toujours assailli de pensées et de souvenirs perturbants et surtout, ne sachant que faire.

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