L'empire du consommant

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On se trompe trop et trop souvent sur le pouvoir. Il nous paraît comme une ombre inconnue, une brume épaisse : on le saisit de nos mains, mais il ne laisse qu'une légère odeur, énigmatique et inquiétante.

L’existence même de ce mystère est la clé pour le comprendre. Il y a bien un quelque chose, innommable : il nous trouble la vue, il émousse nos sens. Nous vivons dans une dualité forcée : un démon nous prive de notre monde, mais il se cache habilement. C’est pour cela que nous, impies, il nous faut devenir lion : pour, d’un sauvage rugissement, donner forme au démon et le bannir de nos terres !

Le consommant est malade, un parasite ronge sa conscience : il est rendu incapable de voir, d'entendre ou de penser ce qui le menace dans sa condition d'être - être qui par sa non-éducation, se confond toujours avec ses vulgaires prétentions.

Ainsi, il se croit maître chez lui, car le parasite a recouvert le puits sans fond de son âme par un morceau de bois, de telle sorte qu'une courte vue en lui-même le persuade de tout voir :

“Il n'y a ici aucun mystère.” dit-il après une vague méditation.

Mais, comme pour l’enfant traumatisé, son instinct, son corps lui-même se méfie de ce puits - il est un danger constant : tout ce qui existe souhaite le pénétrer et frappe durement la taule qui les sépare. Lui et le monde veulent se rencontrer, mais l’instinct le sait, tout sera noyé par cette fusion. Ni le corps ni la conscience ne connaîent ces eaux, mais les rares fois où tout fut mouillé - dans des soirées bien trop lucide d'insomnie - la mémoire fut marquée d'un sceau noir et coulant : coulant du sang de l'univers lui-même.

Le consommant confond le simple regard aux affres à la pleine transcendance de l’âme - telle est sa malédiction.

Car notre monde n'existe qu'à travers nous, et si les vérités sont assassines, c’est qu'elles détruisent tout ce qui n’est pas en cohérence avec elles : idées, passé, être et toutes ses créations. C'est pour cela que le consommant a besoin de croire - il doit se protéger du monde : l'instinct de survie complote pour l'aveugler : le corps suit inévitablement sa mécanique, il doit se préserver.

Le consommant observe son être : il ne connaît pas la profondeur, il ne doute jamais de ce qu'il manque. Il se contente de ce maigre empire, car il est aussi un croyant : un fou de raison et se pense libre. Il ne peut voir nulle force le contraindre, il se veut nécessaire et destiné.

Non, rien ne peut être différent : il y a tant de violences brisant sa barrière qu'il a dû se protéger : accepter qu'il n'y avait aucune autre alternative à son être, tel est sa force, son garde fou : ainsi il peut supporter sa vie sans la mettre en épreuve.

Telle est l'une des solutions adaptatives de l'évolution morale de notre civilisation.

Dès lors, il est impossible d'accepter que des facteurs impersonnels puissent intervenir dans le spectacle de son être. Voici l'autre croyance nécessaire du consommant : la conscience est absolue, historiquement cohérente, suffisante à elle même et, bien sûr, non-contingente.

Héritage tragique de ce fou de Descartes : quand le consommant doute, il pense un mot et cligne des yeux, cela le rassure. Elle existe - dans la vulgarité absolue, sans aucune subtilité - elle existe, simplement. Et s'il suffit de penser pour exister, voilà l’âme isolée de tout, comme un être sublime, indépendant du monde et du corps, ne pouvant pas être autre, elle existe. Le consommant est incapable de nuance.

Mais bien sûr, il est inconscient de cela : lui, il ne fait que cligner des yeux et prier son écran, rien d’autre.

Le consommant prétend être authentique et absolu. Il refuse que l'impersonnel puisse faire parti de son être. Il n’a pas assez souffert seul, il n’a pas eu assez de grandes conversations pour admettre le spirituel et le Gai Savoir comme un possible souhaitable.

Maintenant il est construit sur l’absurde de la raison : tout mouvement peut le briser. Cela est une menace, et c’est bien le rôle de l’instinct de survie de le préserver, par mille et une pirouettes inconscientes : tel est la véritable éducation réalisée entre les consommants, la véritable origine de la morale.

Comment, dans ces conditions, peut-il comprendre et accepter le pouvoir ? Il lui faut une forme abstraite n'opposant aucune résistance personnelle ou floue à son être : il est un croyant fou de raison. Pour lui, rien ne peut être lier à l'âme, rien ne doit frapper au puits : tout doit être chiffrable, extérieur, nommable et froid . Tel est la prison de raison qu'il se construit.

Et bien sûr, le pouvoir doit exister : l'anomie serait inacceptable, inimaginable. Comment l'homme peut-il s'organiser sans autorité ? Comment de telles structures peuvent-elles perdurer ? Voilà une chose bien déraisonnable, qu'il y ait une force non matérielle qui les poussent à si bien agir !

Cette forme de pouvoir existe : elle enfle et se dilate au pas du peuple des consommants, s'engouffrant dans la décadence : toujours plus lourds, jusqu'à l’inconcevable absurdité. Elle devient le symbole de la vulgarité de notre civilisation, comme le réceptacle visible où s'accumule la névrose d'une culture auto-destructrice.

Ce pouvoir, il s'appelait jadis l'Etat et les grands esprits l'ont combattu sans relâche. Mais rien ne l'a arrêté : il est devenu un monstre, une caricature insensé d'elle-même.

Bureaucratie : l'aboutissement morale et organisationnelle de tout consommant.

Bureaucratie : garde fou de la médiocrité et du renoncement, de l'immobilisme.

Bureaucratie : le déni de l'homme de sa propre nature pour la fuite vers le contrôle absolu de l'inexistant.

Bureaucratie : le rejet de toute culture, tradition, spiritualité, profondeur : tous sacrifiés sur l'autel de la Raison-Roi.

Bureaucratie : croyance et folie collective : Dieu crée pour s'opposer à l'homme et à la terre, en attendant la fin des mondes.

Là est leur seule vision du pouvoir, de la contrainte. Ils ne peuvent s’en passer, ils changeront l’homme lui-même pour l'adapter à leurs délires, à leurs obsession, à leurs besoins ! Telle est l'ordre des instincts - et il n'y a pas plus servile aux instincts que ceux-là qui ne peut les voir !

Et regardez le monde, il se transforme : tout devient à leur image !

Ne vous ai-je pas dit de ne jamais être médecin d'incurables ! Voici ce dont ils sont capables, ces malades, ces désespérés, ces créatures de la pitié et du bien-être ! Que toute l'humanité s'incline face aux plus grands des religieux de tous les temps, l'armée inédite des consommants !

Voici le mythe du dernier homme réalisé - et ils croient en l'universel. Fuyez briseurs ! Fuyez impies ! Ce monstre a des dents - et vous êtes bien trop puissants à son goût !

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