Du besoin de Puissance

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Tes yeux s'ouvrent une seconde fois, au milieu de la masse.

Vois-tu ici, mon ami, parmi les mille regards perdus, ce que tu ne peux accepter ? Ne serait-ce que l'odeur d'une angoisse, un pressentiment naissant depuis 20 ans déjà ?

Les mots manquent. Ils manquent toujours, comme tu le sais : ils ne font qu'exprimer ce que tu as déjà assimilé, déjà compris. La vérité en approche est trahi par une odeur macabre, parfois des cris d'agonie : car toujours, la vérité est assassine : c'est ton âme qui se meure par ton être contraint aux changements, aux renaissances.

Ne vois-tu pas ton cadavre dans chacun de leurs gestes ? Ne trébuches-tu pas sur ton propre esprit quand ils gloussent pour la fin du monde ?

Ils logent en toi, ils t'ont bâti. Ils te sont au-delà de toutes compréhensions : car même ta compréhension est l'une de leurs oeuvres. La masse a dompté tes instincts, a rédigé une morale et l'a dressée au-dessus de toi. Ou crois-tu qu'ils ont fuit, tous ce qui t'était le plus personnel ? Au plus profond, parmis les affres inconnues.

Sous ton être, il y a un marécage où se sont posées tes fondations : tout est ébranlé par un cri : là où tu voulais voir un puits sans fond et une terre infini, voilà qu'une brèche s'ouvre : il y a un enfant terrifié, paniqué et courageux : voilà qu'il résiste, voulant retrouver la douceur de ses sens et la joie de ses chants.

La grande lutte de ta vie s'offre sa plus glorieuse bataille : dans le silence de ton âme, l'enfant et l'héritage s'affrontent dans un ultime duel. La question demeure : seras-tu prêt à accepter la souffrance, à libérer les affres et rebâtir un monde pour se perdre dans les étoiles ? Es-tu déraisonnée à ce point ? Pour l'être, il ne faut pas avoir appris par les pleures et les mots des Hommes, mais par le rugissement pur du lion au matin : lion que ses premiers rugissements n'ont jamais effrayé.

Alors au milieu de la masse, tes yeux sont ronds et profonds. Tout semble mort, hypnotisé par la prière constante aux écrans. Tous s'inclinent, tous s'offrent totalement. Te voilà devenu impie parmis les plus grands des religieux de notre temps, devant l'armée inédite des consommants.

Toi devenu l'Homme historique, l'Homme qui contemple de ses yeux créateurs le monde ce spectacle qu'aucun n'avait jamais vu. Toi dont tous tes sens voudraient paniquer, mais ils en sont incapables. Alors tu cherches un père, une mère, même une frêle amitié dans le regard des passants, pour sauver l'inévitable s'empressant : bientôt sera l'heure du jugement dernier.

Puisque leurs Dieux t'abandonnent, puisque leur morale se détache des cieux et que se dresse devant toi, au-delà des nuages, le ciel bleu de la nature toute puissante : l'heure du jugement dernier est arrivé.

Puisque ton coeur veut se laver de la saleté, puisque les contradictions de ton éducation ne peuvent soutenir la douleur de l'enfant, puisque ton besoin de réel peut gagner la guerre : l'heure du jugement dernier est arrivé.

Alors tu regarderas la foule et rien ne pourra arrêter la condamnation de s'exprimer : car où se posera ton regard sur ces frères déchus, tu ne verras que mirage, qu'un vieux rêve oppressant. Celui qui cesse de se surmonter s'éteint, celui qui ne fait qu'obéir aux plus vulgaires n'est plus un Homme : ils déclinent sans espoir de midi : ils s'inclinent aussi face à la mort : et la vie le quitte.

Quel drame plus terrible peut frapper l'humanité ? Et te voilà seul pour l'affronter : tous tes frères sont morts eux aussi - mort de solitude impuissante. Mais pourtant, il y a bien un horizon à conquérir.

Toi qui sembles si perdu, toi dont la volonté d'existence veut condamner aux limbes, toi qui as enterré ici même l'universelle : peux-tu les surmonter eux, pour t'élever toi ? Peux-tu les mépriser avec suffisamment de force pour cela ? Es-tu capable seulement de t'aimer assez pour le mépris ? Es-tu assez noble pour le mépris de l'autre et l'amour de soi ?

Ou n'as-tu pas encore surmonté la morale elle-même ?

Il faudra te construire seul, prendre de la hauteur sur des montagnes solitaires pour y affronter la vue : celle d'une civilisation ne pouvant survivre; celle de ces autres que rien ne sauvera de l'inexprimable souffrance; celle de tes proches se noyant dans la foule, t'implorant; celle de ton être historique dépérissant dans ses idylliques souvenirs.

Peux-tu le faire, toi ? Vivre au-dessus des pleures ou git les Hommes d'une terre devenue stérile ? Peux-tu détourner le regard vers la nature, vers toi, et aimer, et respirer, et créer ?

En as-tu le courage ? Il est bien plus facile de trouver la mort que de se hisser vers la vie, surtout quand on n'a jamais appris la vie. Oui, il faut du courage pour la vie, il faut un courage d'indépendance sans limite - et nous savons tous deux ce que cela signifie : tu comprends alors pourquoi l'Homme a besoin de puissance.

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