Chapitre 5 – Altercation

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Agathe cherchait des éléments qu'elle connaissait pour se repérer, mais en vain. Le contact froid de la pierre du muret refroidissait ses cuisses moites. Elle frissonnait jusqu’à l’échine. L’odeur boisée des feuilles mortes qui l'entourait lui donnait l’impression d’être en forêt, mais elle était toujours en plein cœur de la ville. Quelques platanes déplumés s’alignaient dans une large jardinière, comme de lugubres silhouettes automnales. Les petits immeubles à pans de bois s’alignaient sur tout le pourtour de la place, les colombes écaillées de peintures vives, les enduits soufflés. Ils formaient tout autour d'elle un front sinistrement coloré, une infranchissable muraille bariolée. Quelques rues partaient de là en tous sens et menaient à des destinations hasardeuses.

Un froissement de feuilles mortes derrière elle la fit se retourner d’un bond. Une vieille dame avec un fichu sur la tête marmonna quelques excuses inaudibles en trainant le pas. Agathe la regarda s’éloigner avec une certaine appréhension. Son corps était encore tout tendu. Elle tentait de se remémorer la dernière demi-heure qui s'était écoulé, occultée de son esprit par la dernière crise.

— Quelle idée de me faire faire de la boxe ! pesta-t-elle en se relevant. Elle se rappela la puissance de ses poings sur le buste artificiel et les remous d'émotions qui avaient fini par la submerger. La vague avait annoncé son arrivée, mais elle n'avait rien fait pour la désamorcer. Elle l'avait accueillie, et même amplifié en continuant à frapper, la galvanisant comme un feu nourri au petit bois.

Les jambes endolories, elle tenait à peine debout. Un appel de sa sœur faisait vibrer son téléphone.

— Plus tard, pensa-t-elle. Le plus important, pour l'instant, c'est de rentrer.

De quelques mouvements de pouce, elle consulta la carte des alentours. Après avoir vérifié qu'elle contournerait largement la salle de sport qu'elle avait fui comme une voleuse, elle s'aventura dans une rue voisine en direction de son appartement. Autant couper au plus court.

La ruelle qui s'ouvrait devant elle était étroite et sinueuse. Les immeubles médiévaux qui l'entouraient se rapprochaient un peu plus à mesure qu'ils s'élevaient, dessinant comme un tunnel obscur. Ses jambes raides traînaient sur les pavés glissants et ses bras la faisaient souffrir des suites de la séance de boxe. Elle avançait péniblement, attendant avec impatience de passer le pas de sa porte pour s'effondrer dans son canapé.

Les rues étaient désertes, ce qui était plutôt inhabituel en fin de matinée. Elle avançait sans ralentir, quand un pas cadencé résonna derrière elle, rapide et fort. La sensation de peur de sa vision lui revint immédiatement à l'esprit. Elle accélérait autant que possible, mais le bruit sec qui la suivait se rapprochait davantage à chaque pas : il n’était qu’à quelques mètres derrière elle. Elle profita d’un croisement pour bifurquer à droite et à se glisser sous un porche à proximité. Les pas la suivaient. Une silhouette sombre passa au pas de course devant le porche sans s’arrêter. Agathe attendit quelques instants, le dos plaqué à la pierre froide et humide. Les images de l'agression lui revenaient en mémoire. Elle se sentait comme un gibier traqué dans une chasse à courre. Les secondes s'étiraient à l'infini, guettant le moindre mouvement de l’extérieur, mais rien ne vint. Avant même d'esquisser le plus petit geste, elle prit une profonde inspiration pour réfréner ses craintes.

Elle avança à tâtons jusqu'au porche et hasarda un œil de chaque côté de la rue : rien. Elle se glissa hors de sa cachette d’un pas mesuré et tourna vers la rue d’où elle venait, jusqu'à percuter un grand gaillard qui la regardait d'un air mauvais.

***

Je marche dans la rue, pressant le pas de lampadaire en lampadaire. Je n'aime pas rester seule dans leur ombre interstitielle. La main agrippée à ma bandoulière, j'accélère sans me faire remarquer. Je l'entends se rapprocher. Son pas lourdaud devient plus audible à chaque seconde, son souffle rauque aussi. Je l'imagine grand, puissant, terrible. J'ai beau jeter des œillades à droite et à gauche, les rues sont désertes, même la nuit dans notre grande ville. A quoi bon vivre dans une ville étudiante si les rues sont vides quand les bars et les boîtes sont ouvertes ?

J'entends les pas se glisser à côté de moi et se caler sur mon rythme.

D'un coup d'œil au sol, j'aperçois un pantalon noir troué et des bottes de cuir noir, ornées de quelques pics de métal brillant. J'essaie de détourner le regard, mais je sens une main qui se glisse dans le bas de mon dos.

C'est mignon, ça, lâche-t-il d'un air vicelard. Tu vas ou comme ça, ma mignonne ?
Laissez-moi tranquille... murmuré-je presque comme une excuse.
Oh, c'est dangereux de rester toute seule la nuit, on ne sait pas sûr qui on pourrait tomber. Je vais t'emmener dans un endroit sûr, ajoute-t-il en te tirant à lui avec son bras enroulé a ma taille.
Lâchez moi, soufflé-je d'une voix à peine audible.
Tu me remercieras quand tu seras au chaud, ma belle ! ajoute-t-il en plaquant ses deux mains sur mes reins. Je suis sûr que tu sais y faire.
Lâchez-moi ! crié-je en frappant aussi fort que possible sur son torse qui exhalait la bière bon marché et la cigarette froide.
Allez, viens, ma jolie, tu le regretteras pas ! rit-il en glissant ses mains jusqu'à mes fesses. On va passer une bonne soirée, toi et moi !

Au milieu de la nuit, je repousse l'homme de toutes mes forces sans parvenir à le repousser, mon regard cherchant à chaque coin de rue une bonne âme qui viendra me sauver.

***

Le jeune homme dépassait Agathe d’une bonne tête. Il lui fit face avec désinvolture, les mains fourrées dans sa veste de survêtement multicolore, fermée jusqu’au col, une casquette vissée sur la tête. Un duvet foncé sur ses lèvres laissait penser qu’il devait être plus jeune qu’il n’y paraissait. Agathe chercha à le contourner en bredouillant quelques excuses, mais le garçon se décala de façon à bloquer le chemin à Agathe.

— Hé, mademoiselle, t’aurais pas une cigarette ? lança-t-il d'une voix éraillée.
— Non, désolée, je ne fume pas, répondit-elle comme un automatisme, alors que je cherchais à éviter la confrontation.
— Et t’aurais pas non plus un euro ? C’est pour téléphoner.
— Non plus, désolée.

Elle essayait de l'éviter, encore et encore, mais il continuait de mimer ses déplacements. Agathe tenta de se faufiler entre deux voitures garées à côté pour rejoindre le trottoir d’en face, mais un autre jeune homme, petit et trapu, lui barra la route. Son teint rougeau et son souffle saccadé laissaient supposer qu'il avait couru au-delà de ses capacités. Il demanda d’une voix typique des adolescents :

— T’es sûre que t’as rien dans ton sac ? Il a l’air bien garni, pourtant. T’as même pas une petite pièce pour des gentils petits gars comme nous ?
— Non, je suis désolée, répondit Agathe en se retournant de nouveau.

Le plus grand la prit à revers, bloquant l'autre sortie. Chacun s'approcha lentement. Prise au piège, Agathe grimpa sur le capot de la berline qui la bloquait pour tenter une échappée : le grand gaillard l’attrapa par la taille et la tira contre lui. Elle se débattait dans les bras de son agresseur pendant que l’autre, plus petit, fouillait ses poches vides à la recherche d’un trésor inexistant. Le vicelard profita de la manœuvre pour laisser aller ses mains sur le corps de sa victime. D'un réflexe vif, Agathe leva son pied qui atterrit contre l'entre-jambe du petit qui, après un hurlement de douleur, riposta d'une gifle puissante.

***

Il me tire à lui, me serre entre ses biceps. J'étouffe, et j'ai peur. Dans la noirceur de la nuit, le salaud profite de l'heure tardive pour me soumettre à chacune de ses envies. Je tente de m'extraire, mais toujours il me ramène à lui. Je fuis, mais il me rattrape. Sa volonté est ma prison, son désir ma punition.

Je n'ai qu'une envie : partir. Je le clame, je l'hurle, mais lui s'en moque bien. Sous la lumière du réverbère, il jouit de mon impuissance, de ma faiblesse. Quand enfin j'arrive à me défaire de la prison de ses bras, il a vite fait de me saisir le poignet et de m'enserrer comme une menotte.

Tu vas venir avec moi, petite allumeuse ! me menace-t-il. On ne se promène pas seule la nuit dans cette tenue !

Il saisit un pan de ma jupe longue et me fait trébucher et m'affaler au sol. J'entends un déchirement, puis un bref cri et un éclat de verre, suivi d'un bruit sourd. Je n'ai qu'une envie : fuir ; mais mon regard se porte une dernière fois derrière moi. L'homme est à terre, au milieu de tessons de verre. Une femme se tient au-dessus de son corps inerte, le goulot d'une bouteille brisée à la main. Une odeur de vinasse se mêle à la sueur de mon agresseur.

On devrait partir, me dit ma sauveuse. Et vite. Je ne sais pas dans combien de temps il va se réveiller…

***

— Kevin ! Diego ! Qu’est-ce que vous foutez là ?

Une voix familière ramena Agathe à la réalité. Son entrave était brisée et elle s'effondra au sol, le joue brûlante et les épaules endolories. Elle s'adossa au pare-chocs d’un utilitaire et observa les deux jeunes, tout penauds, se confondre en excuse auprès d'un homme qu'Agathe reconnût malgré son regard vitreux : c'était l'homme qui lui avait ouvert la porte de la salle et qui l'observait pendant ses exercices.

— Vous n’êtes que des branleurs ! Qu’est-ce que je vous ai appris ?
— On n’embête pas les filles, répondit le plus grand.
— Et on n’oblige pas les gens à nous donner des sous, énonça celui en sweat-shirt en baissant la tête, comme un écolier récite une poésie.
— Et qu’est-ce que vous foutez là ? Vous vous en prenez à cette pauvre jeune femme, pour lui demander des cigarettes, de l’argent, et puis quoi encore ? Jusqu’où vous seriez allé si je n’étais pas intervenu ?
— Mais c’est pas notre faute, Danny. On voulait juste… commença le grand dadet.
— Ferme-la ! hurla Danny. Tu n’as aucune excuse. Tu rentres chez ta mère, ou je lui balance tout quand je la verrai à l’école. Ainsi qu’à Raffy, quand il viendra à la salle !
— Non, pas Raffy, pas mon frangin ! S’il te plait ! S’il te plait ! Je suis désolé !
— Ce n’est pas à moi que tu dois t’excuser, imbécile.

Il se détourna d’eux pour les confronter à leur victime, face contre terre.
— Désolé, mademoiselle, murmura le grand moustachu, comme un enfant sermonné.
— Plus fort ! Je n’ai rien entendu !
— On est désolés, reprirent-ils en chœur.
— Allez, c’est bon, cassez-vous ! beugla Danny. Et que je ne vous revois pas traîner ici !

Les deux jeunes détalèrent et disparurent au coin de la rue. Rapidement, le bruit de leur course se fit taire. Appuyé à la fourgonnette, Agathe sentit ses muscles sortir lentement de leur tétanie. Danny l’observait d’un regard perçant, comme s’il attendait une explication.
— Et toi ? Qu’est-ce qu’il t’arrive ? Pourquoi tu es partie comme ça ?
— De quoi tu parles ?
— Dans la salle. Tu boxais et tu t’es effondrée d’un coup. Marc a voulu t’aider et tu l’as envoyé chier, limite à le frapper et tu t’es sauvée en courant et en l’accusant d’avoir abusé de toi. Autant te dire que si je n'étais pas le patron et que je n'avais pas tout vu, il aurait dû justifier un tel spectacle.
— Je… Je suis désolée, bredouilla-t-elle. Je ne voulais pas. C’est une longue histoire. Et c’est très compliqué...
— J’ai un peu de temps devant moi, dit-il en observant sa montre. Mes gars se débrouilleront sans moi quelques temps.
— Je ne peux vraiment pas. C’est quelque chose de très intime et… Je ne peux pas en parler comme ça, à quelqu’un que je connais à peine.
— Allez Agathe, laisse-moi t’aider. J'ai déjà prévenu Jade de ce qu'il s'est passé.
— Je ne veux pas, je...

Agathe sourcilla en prenant conscience des paroles de Danny. Il l'avait appelé par son prénom et avait mentionné Jade. Il n'est pas dupe, il avait compris. Il souriait largement face à sa stupéfaction.
— Vous vous ressemblez comme deux gouttes d’eau. Même visage, même sourire. Hormis les yeux et les cheveux, vous êtes presque jumelles. Et ce n’est pas très malin de prendre la carte de ta sœur, il n'y a qu'une Jade parmi nos membres. Et elle n’arrête pas de parler de toi, c'en est presque agaçant !
— Elle t’a parlé de moi ? Et qu’est-ce qu’elle a bien pu te dire ?

Il lui lança un regard victorieux, celui d’un navigateur arrivé à bon port, d’un pilote vainqueur d’une course, celui du maillot jaune sur les Champs Élysées.
— Je te raccompagne chez toi ? lança-t-il. Ça me parait plus sûr.

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