Chapitre 1 – Les tranchées

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Mon esprit ne perçoit rien, embrumé par l'alcool qu'on nous sert pour nous donner le courage d'être là : ni les balles qui filent, ni les obus qui éclatent au sol, ni les gaz toxiques qui s'insinuent dans les tranchées. Je ne regarde qu'une seule et unique chose dans ce fossé où je vis depuis plusieurs jours : le cadavre de mon camarade Pierre. Du sang s'écoule de son front et ruisselle sur sa capote gris-de-fer qui prend une teinte pourpre. Son corps inanimé git dans la boue, adossé au flanc de la tranchée, l'arme à la main, le képi à terre. Ma main se resserre autour de la crosse de mon fusil. Pierre, mon fidèle compagnon, celui avec qui nous nous sommes jurés de nous soutenir dans l'adversité de cette grande guerre. Mon ami de toujours que j'avais eu la chance de retrouver ici, dans la campagne Lorraine, pour repousser fièrement l'envahisseur.

Mon cœur se resserre face à ce corps sans vie, bouleversé de la fragilité de la condition humaine. J'entends au loin une corne sonner l'assaut. Sans hésiter un instant, je saisis la baïonnette qui pend à mon flanc et la fixe au bout de mon arme. Prêt au combat, je me lance par-dessus le flanc de la tranchée et me précipite sur le no-man-land. J'entends vaguement derrière moi mes camarades me rappeler :

Claude ! Non ! Reviens !

Qu'importe, je dois venger mon frère d'arme, mon ami tombé pour notre pays. Ma course est interrompue par un choc sourd à la hanche qui me stoppe net et me précipite au sol. Mon corps s'affale dans la terre détrempée et trouée par les obus. Je porte une main fébrile à la cuisse endolorie. Du sang. Finalement, c'est peut-être mon tour. Le sol tremble autour de moi, je ne sais pas si ce sont des missiles, ou si les troupes s'apprêtent à un assaut frontal. Des particules de terre volent autour de moi. Ma vue se trouble un peu plus chaque seconde, et je ne peux pas m'extirper de là. Je vois un visage, une image fugace, celui d'une femme, belle comme un cœur, qui m'inspire un profond regret et un brin d'espoir. Finalement, je ferme les yeux, attendant sans appréhension la mort qui me guette, la main au fusil. Un impact écrasant, explosif, retentit à quelques mètres de moi et me fait vibrer de l'intérieur.

***

Le souffle coupé par la violence de l'onde de choc, Agathe écarquillât les yeux, la bouche bée, sans qu'un seul son n'en sorte. Elle cherchait vainement à respirer, mais ses poumons ne s'ouvraient pas. Ses bras endoloris tâtaient la literie à ses côtés, cherchant désespérément au milieu du coton froid de quoi se retourner. Sa main tremblante se referma sur sa tête de lit. Elle se tourna avec peine sur le flanc. Elle manquait d'air. Elle distinguait à travers la brume de sa vision trouble les contours obscurs d'un téléphone qu'elle saisit, avant de composer le 18. Avant qu'elle n’eût achevé de composer les deux chiffres, sa poitrine s'ouvrit dans un déchirement douloureux, faisant s'engouffrer une tornade dans ses poumons. La douleur la fit grimacer, éructer, cracher. Son corps hoquetait à chaque relent de douleur qu'elle retenait. Le corps trempé de sueur, la bave aux coins des lèvres, elle resta là quelques instants, tremblant à plat ventre sur le matelas, à la recherche de son souffle.

Les images de violence et de mort défilaient devant les yeux d'Agathe, qui ressassait malgré elle ces souvenirs de guerre qui n'étaient pas les siens, et pour cause : la guerre, elle ne l'avait jamais connue. Elle qui était née à une époque où les conflits armés n'étaient qu'un lointain souvenir que peu de vieillards pouvaient encore évoquer lors de cérémonies officielles, elle avait appris à grandir avec ces images d'un autre temps, qu'importe leur vraisemblance, qu'importe leur violence.

Quand enfin elle trouva la force de se retourner sur le dos, une douleur aigüe lui traversa la hanche de part en part. Elle passa sa main sur l'aine, au creux de sa cuisse, à l'épicentre de la douleur. Le moindre mouvement de jambe la fait souffrir et irradiait jusqu'aux lombaires. Il lui fallait se faire violence et se lever, quoi qu'il en coûte.

Tout en mordant son poignet pour étouffer sa souffrance, elle glissa au bord du lit et se leva en grimaçant, en appui sur sa jambe valide. Elle se traîna hors de la chambre, s'appuyant sur chaque meuble qu'elle avait soigneusement disposé pour trouver des appuis réguliers sur son chemin. Une fois sortie de sa chambre, la douleur commençait à s'atténuer. Agathe posa pied à terre, d'abord timidement, cherchant à évaluer la souffrance occasionnée par chaque pas, avant d'esquisser une marche lente vers la cuisine. Chacun de ses pas trouva un appui plus franc que le précédent, leur cadence s'accéléra. Finalement, au bout des quelques mètres qui la séparait de sa cafetière, elle parvenait à tenir debout sans peine, malgré une douleur sourde qui persistait au sein de ses hanches.

— Ça fait un mal de chien ! pesta-t-elle.

Son appartement baignait dans la lueur orangée des candélabres, signe qu'il était beaucoup trop tôt pour se réveiller. Et pourtant, malgré l'heure exagérément matinale, elle ne souhaitait en aucun cas se rendormir. Pas maintenant. Pas après ça. Le visage livide du soldat lui revint à l'esprit, la moiteur de l'air, les cris et les explosions. Le goût de la terre et du sang. L'odeur de la mort.

Le café coula à flots cette nuit-là. Tous les moyens étaient bons pour échapper au sommeil, et surtout à ces images insoutenables. Agathe s'était installée dans son canapé, à la lueur timide d'une lampe de bureau posée sur l'accoudoir. Emmitouflée dans une couverture duveteuse, elle consignait ses pensées et ses rêves dans un carnet ligné. A chaque pause, elle buvait comme par réflexe une nouvelle lampée de café. Il n'y avait pas la place pour un quelconque répit concernant sa fatigue. Comme à chaque nuit où son repos était interrompu par des songes comme celui-ci, elle les couchait sur le papier. Ils étaient si réalistes que les extraire de son esprit relevait de la survie mentale. Dix ans de combat, face à une souffrance qu'elle ne comprenait pas, mais qu'elle avait fini par accepter par dépit.

Son travail achevé, elle leva les yeux à la pendule. Les aiguilles indiquaient cinq heures et quart du matin. Les premières lueurs estivales pointaient au-dessus des faîtages voisins. Il était inutile de se recoucher maintenant. Lasse de sa situation, elle saisit son téléphone qui trainait à ses côtés et envoya un message à sa sœur :

  Agathe – 5h48
  Claude est revenu cette nuit.

C'était presque devenu un rituel en pareille situation. Agathe savait qu'elle n'avait pas besoin d'en dire davantage pour se faire comprendre. Elle n'attendait que son feu vert.

Face à l'ennui et à ses peurs, Agathe se leva pour se resservir une énième tasse de café. Tandis que la machine sifflait et toussotait, elle observa le reflet que lui renvoyait la fenêtre face à l'obscurité de la cour, celui d'une femme fatiguée par sa situation, les traits tirés et les yeux cernés. Sa tignasse brune ébouriffée lui donnait l'air d'une chouette mal lunée. Pas étonnant, avec trois heures de sommeil au compteur.

Elle saisit sa tasse fumante et se dirigea vers la table, négligeant son canapé qui semblait l'appeler à la débauche d'une sieste. Elle ouvrit son ordinateur portable avec l'espoir de trouver le courage de travailler un peu. Tout était bon pour rester éveillée, mais l'ambiance nocturne n'aidait en rien à rester active. N'ayant pas même eu le temps de consulter ses mails, son téléphone vibra sur le plateau de la table. Le visage d'une jeune femme blonde apparût sur l’écran.

Jade – 6h02  
Café chez Greg dans une heure ?
  

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