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 Au bas des marches de pierre, Dragomir dressa l’oreille, en quête des pas lourds de la jument, inspira profondément et poussa un hennissement formidable pour tout appel. Lucian se retourna vers lui, les yeux agrandis d’incrédulité. Le cri de Dana leur parvint de très loin, sur leur droite. Elle les attendait, impatiente de recevoir les dernières nouvelles.

 « J’imagine qu’elle trouve mes prés à son goût, plaisanta Dragomir. Rejoignons-la avant qu’elle ne décide de nous revenir au triple galop. »

 Ils se guidèrent au son de la voix de l’animal, de plus en plus proche, au fur et à mesure qu’ils longeaient le chemin de terre zigzaguant entre prairies et champs sauvages, quelques arbres fruitiers, traversant un cours d’eau tranquille au-dessus duquel virevoltaient un essaim de libellules. Enfin, ils aperçurent leur amie le cou tendu, fermement campée sur ses quatre jambes, la tête levée vers le ciel pour les appeler. Elle s’était laissée dériver au gré de sa mastication d’herbe dans une petite vallée aux abords d’un grand lac reflétant la beauté diaphane de l’astre lunaire.

 Dès qu’elle les vit, Dana se précipita sur le petit pour le gratifier d’un coup de museau bourru sur la poitrine, et lui exprimer son soulagement le plus sincère. Lucian tomba à la renverse, déséquilibré, et rit aux éclats lorsque la jument insista pour le renifler sous tous les angles.

 « Tu m’as manqué aussi, ma toute belle ! Arrête, arrête ! Tu m’écrases ! Tu m’écrases. »

 Elle le chatouilla comme s’il s’était agi d’un de ses poulains et la voix du petit garçon se perdit dans un borborygme étouffé de rires.

Mes vêtements ! Le cri d’indignation intérieur de Dragomir se mua bientôt en parole intelligible :

 « Par pitié, arrêtez ! Ces vêtements viennent tout juste d’être repris. Ils vont se tacher d’herbe et de terre. Je vous en prie ! »

 Dana s’interrompit, dressa brusquement tête et encolure dans sa direction, les naseaux dilatés et renifla le féétaud. Elle agrippa entre ses dents une mèche de cheveux ébène, puis mordilla tout autour de l’oreille. Dragomir lissa sa crinière noire abondante, en signe de reconnaissance. Lucian se redressa, s’épousseta et posa une main sur la jambe de la jument, dans un besoin évident de contact avec quelque chose ou quelqu’un de familier dans son environnement chamboulé. L’être féérique glissa un coup d’œil rapide sur la veste du petit : il nota quelques filets de bave, ou bien était-ce de la morve ?, sur le devant de la veste et de la chemise, l’herbe avait dû se charger d’en marquer le dos. À peine créés, et tout doit déjà être lavé. Misère…

 Il se composa néanmoins une mine détendue, quoique crispée, sur le visage afin de ne pas troubler les réjouissances entre la jument et son jeune maître.

 « Comme promis, belle dame, j’ai pris soin de la suite concernant ton petit protégé. Il est propre, présentable ou, du moins, l’était-il avant vos retrouvailles, et son estomac est, pour l’heure, rassasié. J’ose espérer que l’herbe de Nox est à ton goût. »

 Dana le gratifia d’une caresse, du bout du nez, sur la joue, en témoignage d’assentiment et d’une reconnaissance sincère.

 « Je suis ravi de te l’entendre dire, belle dame d’ombre étoilée. Lucian demeurera sous ma protection jusqu’à sa majorité, je m’y engage auprès de toi. Je te le répète cependant : je ne suis pas ton maître et tu es libre d’aller où bon te semble. Quelle est ta volonté ? Je m’efforcerai d’y répondre de mon mieux. »

 Ils échangèrent un long regard dans le silence de la nuit. Dana pencha ensuite la tête en direction de Lucian, qui les regardait tous deux sans comprendre. Elle s’agita sur ses jambes, sa queue fouetta furieusement l’air.

 « Ça ne va pas, ma Dana ? » lui demanda le petit garçon, troublé par son attitude.

 Il enlaça le nez de sa jument avec force, et elle ferma les yeux un instant. Elle se tourna à nouveau vers le féétaud, droite et fière, les oreilles dressées, et le toisa de ses grands yeux marron. Dragomir sourit pour lui-même : la décision de la jument ne le surprenait pas outre mesure.

 « Je comprends. C’est donc sans surprise que je te compterai parmi nous, belle dame. En ce cas, il va me falloir repenser un certain aménagement. Après tout, une dame de ta stature ne se peut dormir à la belle étoile, n’est-ce pas ? Il te faudra un abri de fortune suffisamment robuste pour t’accueillir et t’abriter des intempéries. Je vais commencer à travailler dessus. »

 Il marqua une pause, se caressa le menton, en proie à une réflexion subite. La caresse de Dana sur sa joue interrompit le cours de ses pensées : Dragomir lui sourit avec confiance.

 « Je réfléchissais au moyen d’agrandir le château à ta mesure, bien que cela me prendra du temps et beaucoup d’énergie. Pourras-tu me pardonner de devoir attendre jusque-là ? »

 Un souffle discret. Un mordillement délicat de cheveux et de veste.

 « Ta sollicitude et ta compréhension me touchent beaucoup, Dana, ma nouvelle amie », conclut le féétaud avec une chaleur nouvelle dans la voix.

Depuis combien de temps me suis-je vu forcé de supporter le silence de Dame Solitude à mes côtés ? Il gratta avec bonheur le menton de la jument, qui le lui rendait bien par ses attentions bourrues. Depuis combien de temps me pèse l’absence des miens, de ma fidèle Amalya et de ses sœurs ? Cela me semble être une éternité, et pourtant… Je me souviens de chaque rire, chaque jeu, chaque dispute, chaque regard, chaque souvenir… comme si c’était hier, revenant me hanter, encore et encore.

 « Dragomir ? lança une toute petite voix flûtée. M-Maître ? Tu pleures. Pourquoi tu pleures ? »

 Il porta les mains à ses paupières, surpris de constater que des larmes perlaient à ses yeux et roulaient insidieusement le long de ses joues pâles.

 « Ce n’est rien, fut la réponse mesurée du féétaud, la gorge nouée. Je suis simplement très ému par la tournure des événements, voilà tout.

 — Un homme, un vrai, ça pleure pas ! s’écria plus fortement Lucian, levant le menton.

 — Je ne suis pas un homme, j’en ai donc le droit.

 — Oui ben… Les monstres non plus, ça pleure pas dans les histoires ! »

 Il ne lâcherait donc jamais l’affaire ? Un rire franc secoua de tremblements les épaules de Dragomir, tandis que les larmes poursuivaient leur descente inéluctable, de mélancolie et de joie mêlées.

 « Je ferai de mon mieux pour m’en souvenir, mais… je crois me rappeler d’un petit garçon qui n’a pas tari de pleurs, lui non plus, il y a quelques heures de cela, taquina-t-il aussitôt l’enfant.

 — C’est pas pareil ! grogna aussitôt l’intéressé en rougissant. Je suis un enfant, et les enfants, ça peut pleurer, d’abord ! Les adultes, c’est interdit.

 — Bien sûr, bien sûr… »

Ah… les enfants ! Toujours raison, jamais en tort, n’est-ce pas ?

 Dana coupa court au débat, jeta l’enfant à terre et fit volte-face en caracolant comme une folle en direction du lac. Lucian poussa un « Hé ! » indigné en se relevant et lui courut aussitôt après, pour se venger de cet odieux affront. Éoline, abandonnée à terre dans la pagaille, retrouva sa position privilégiée dans les bras de son maître légitime, à l’abri de toute agression. La veste de Lucian était, comme prévu, maculée d’herbe et de terre depuis le haut du dos jusqu’au bassin. Au temps pour moi et ce pauvre vêtement malmené. Pour l’heure, ce dont avait surtout besoin le petit d’homme, c’était de se changer les idées. Dragomir regarda donc avec attention, tendresse et bienveillance un enfant et une jument s’ébattre et s’époumoner dans le pré, leurs pas troublant à peine la surface de l’onde tranquille du lac, jusqu’au point du jour.

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