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 Il conduisit l’enfant sans plus de cérémonie à son atelier, lui fit tendre les bras perpendiculairement par rapport à son corps, et estima les corrections à faire à vue d’œil. Il dénicha un lot d’épingles dans l’annexe attenante pour fixer les besoins de retouche avec une minutie grandissante.

 « C’est bientôt fini ? demanda l’enfant pour ce qui semblait être la millionième fois en vingt minutes.

 — Presque. C’est que tu es si minuscule… La tâche ne s’en révèle que plus complexe.

 — C’est pas vrai ! J’suis pas petit ! »

 Un regard sarcastique du maître des lieux le fit taire et bouder, sans plus de commentaire. Lorsqu’il estima son analyse terminée, Dragomir lui ôta le vêtement pour l’envoyer se faire retoucher sans lui sur l’une des machines ; une paire de ciseaux impatiente se hâta de se mettre au travail, tandis qu’une aiguille perfectionniste réparait ses quelques travers et ajoutait des ornements sur les manches et le bas de chemise rafistolés. Dragomir ôta sa veste et la laissa retomber sur le corps de l’enfant nu comme un ver et grelottant à ses pieds.

 « Le jaune jonquille de cette chemise te va à ravir, j’ai hâte d’essayer d’autres coloris sur toi. Du vert émeraude, peut-être bien ? »

 Ou bien peut-être de l’orange ? Ou quelque chose de plus vanillé ? Il pourrait tout aussi bien essayer des couleurs plus froides aussi, comme le parme ou le lilas, ou bien du bleu ciel ou dragée ? Les idées fusaient dans son esprit, toutes à la fois, sans répit, et lui échauffaient le cœur et les pensées. Depuis combien de temps n’ai-je pas ressenti une telle excitation à l’idée d’habiller quelqu’un ? Cela promet d’être délicieux, et riche en expérience.

 La chemise retouchée et libérée de son tortionnaire mécanique flotta auprès de son jeune maître pour lui descendre le long du corps, à partir de la tête, avec la plus infinie des délicatesses. Les manches, ornées de dentelles similaires à celles qui ornaient le col, s’arrêtaient bien aux poignets à présent, de même pour le bas du vêtement qui atteignait les genoux cagneux et juvéniles. Dragomir lui jeta un coup d’œil appréciateur.

 « Magnifique ! Tu ressemblerais presque à un petit prince, maintenant.

 — J’aime pas les dentelles, se plaignit aussitôt l’enfant qui, par essence, demeurerait à jamais insatisfait des attentions données. On peut les retirer ?

 — Enfant capricieux, s’amusa le féétaud à ses dépens, pourrais-tu feindre d’apprécier ce que l’on t’offre avec tant de chaleur, plutôt que de montrer une telle ingratitude ? Qui plus est… je trouve qu’elles te vont bien. Si tes cheveux avaient été plus longs, nous aurions même pu ajouter un ruban assorti. Hm… je me demande… »

 Lucian leva les yeux au ciel ; une véritable cerise sur le gâteau ! Dragomir laissa échapper quelques gloussements derrière sa main, tout en espérant retrouver une contenance rapide.

 « Nous avons à présent ce qu’il te faut pour la journée, tu peux disposer en attendant que je te confectionne des vêtements pour l’extérieur. Je possède de vieux habits qui, réajustés, devraient t’aller aussi bien au teint qu’à la taille, lui dit-il encore en le soupesant sous tous les angles comme s’il s’était agi d’une vache en quête d’un nouvel acquéreur. Je te saurais gré d’éviter de courir dans les couloirs, un accident est si vite arrivé. Est-ce entendu ?

 — Euh… oui…

 — Magnifique ! »

 À l’évidence, son excitation était loin d’être apaisée. Elle avait éclos dans le cœur tel un bouton de rose, s’était juchée le long de sa trachée en formant des boules d’épines crépitantes dans sa gorge, et étalaient ses pétales incessants au fin fond de son esprit pris de frénésie. Créer pour quelqu’un d’autre que soi, voilà bien la seule idée qui bloqua quelques précieuses secondes son souffle dans sa gorge. Émoi… le plein émoi le plus total, le plus exquis, le plus ravissant au monde.

 Trop content d’échapper à une nouvelle séance d’immobilisme, Lucian s’enfuit par la porte sans demander son reste pour aller explorer le château. Peu importait à Dragomir : à étudier les mesures du petit, il les avait d’ores et déjà enregistrées ; son excellente mémoire constituait un atout des plus précieux pour un maître tailleur de sa trempe. Il s’empressa de se rendre dans sa chambre pour y choisir une chemise d’un vert tendre, un pantalon et une veste de même couleur d’ocre jaune, puis reprit le chemin de son atelier d’un pas tranquille afin de commencer les ajustements de la taille et des manches.

 Ses oreilles pointues se dressèrent de chaque côté de son crâne, à la recherche de vibrations particulières. Dragomir tourna légèrement la tête de côté pour entendre enfin le pas hésitant du garçon sur les dalles de pierre du rez-de-chaussée, puis feutré lorsqu’il foula le riche tapis qui bordait les marches et résonnait plus lourdement une fois l’étage atteint ; les grincements légers des portes que le féétaud percevait sans peine lui indiquaient avec précision où se trouvait Lucian. Dragomir ferma les yeux un bref instant, interrompant son ouvrage, pour que les sons perçus se transforment en images, en tous points semblables à l’écholocalisation des chauves-souris ou des mammifères marins.

 Lucian se trouvait dans la chambre la plus éloignée de l’escalier, au bout du couloir. Le gémissement du bois indiqua au féétaud que l’enfant appréhendait l’ouverture du coffre de rangement au pied du lit. Bruissement d’étoffes. Exclamation de surprise. L’enfant venait de mettre la main sur une poupée de cire. Je l’avais oubliée… Elle doit être dans un état ! Tant mieux si elle parvient à trouver un nouveau propriétaire. Sur ce, il me reste encore beaucoup à faire, assez de distractions.

 Il rouvrit les yeux sur son ouvrage, conservant malgré tout une oreille des plus attentives sur les allées et venues de son protégé dans la maisonnée. Ce dernier redescendit au rez-de-chaussée, trottina jusqu’à la cuisine avec sa trouvaille et, ouvrant un à un tous les tiroirs, débusqua la boîte à gâteaux. Les portes des meubles claquèrent violemment devant la délicatesse légendaire de la jeunesse. Mastication gourmande ; un gâteau venait de rencontrer son pire ennemi en ce bas monde. Les enfants…

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