Le Kayro

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Elsa déglutit, sans parvenir à détacher ses yeux du monstre qui se mit à gronder derrière elle. C’était un loup énorme, au pelage aussi noir que la nuit. Le grondement qu’il produisait ressemblait à un bourdonnement continu et menaçant qui s’échappait de ses babines retroussées en un rictus.


  • Pas un geste, ordonna de nouveau la voix dans son dos.

Rien de tel pour qu’elle ait envie de faire tout le contraire, juste pour voir à qui appartenait la voix. Un homme, certainement. Froid et sûr de lui. Un crâneur, sans doute ! Néanmoins, Elsa sentit qu’il ne fallait pas le contrarier, et elle préféra obéir sans broncher. La créature était toute proche.


Elsa sentit l’haleine de la créature sur sa nuque, chaude et malfaisante. Lentement, elle expulsa l’air de ses poumons avec un effort surhumain pour ne pas céder à la panique. Quelle peureuse ! J’aimerai t’y voir, toi ! La créature hideuse se reflétait dans la surface miroitante de la rivière insensible à ce qui se passait. Comment pouvait-elle rester sereine face à une des créatures hantant ses cauchemars les plus sombres ? Parce que son instinct lui signalait par des signaux intangibles et ténus que l’inconnu à la voix de basse était plus dangereux que le monstre.


Elle ne pouvait le voir dans la rivière, mais Elsa n’eut aucun mal à percevoir l’aura encore plus noire qui l’entourait, encore plus noire que celle d’une Rebecca en colère. Le Kayro la fixait, sur ses gardes, comme s’il n’avait pas remarqué le prédateur derrière lui. Lentement, il plongea son museau dans l’onde et lapa de grandes goulées. Ce n’était qu’un animal, après tout.


Retenant son souffle, consciente du bourdonnement de contentement de la créature, Elsa porta la main au miroir qui pendait à son cou. Sans crier gare, le bourdonnement se mua en grognement méchant, et Elsa frissonna.


  • Ne...Ecarte-toi ! s’exclama la voix.

Elle fut violemment projetée sur le côté sous l’impact de la masse qui l’envoya valser dans la rivière. Elsa resta là, sans bouger, hébétée. Son épaule gauche la lançait douloureusement, elle distinguait avec peine ce qui se passait sous ses yeux.


Deux taches entremêlées dansaient comme deux feux follets, noir et blanc, dans un marais en pleine nuit, comme un tourbillon vertigineux auquel Elsa peinait à trouver un sens. Il y avait des grognements, des cris, à la fois animaux et humains. L’aura pestilentielle du Kayro se fit de plus en plus sombre, de plus en plus épaisse, et la tache blanche sembla un instant en difficulté. Malgré tout, son aura toute aussi noire que celle du monstre prenait l’ascendant sur celle du monstre. Comment tu peux voir tout cela ?


La lutte dura de longs instants, puis tout retomba d’un coup. Les adversaires se dévisagèrent, tous crocs dehors. Ce bref instant de répit permit à Elsa de voir le deuxième combattant. Un homme aux longs cheveux blancs, haletant, face à la créature pantelante. Hargneuse, elle se ramassa et bondit, toutes griffes dehors. L’homme recula et asséna un direct du droit retentissant qui envoya valser la bête à quelques pieds de là.


  • Reste où tu es ! beugla l’inconnu.
  • Comme si j’allais bouger ! rétorqua-t-elle avec une sécheresse qui la surprit sur le coup.

Un instant, elle crut entendre un coup de tonnerre. Mais ce n’était que le sang pulsant à ses oreilles. Du bout des doigts, elle tâta son épaule et grimaça. Ça ne saignait pas. Au pire, elle aurait un énorme bleu d’ici quelques heures.

Pourquoi les autres n’interviennent pas ? Elsa était certaine que le tumulteleur était parvenu. Peut-être qu’ils ne se battent pas...Idiote !


Le Kayro se ramassa une nouvelle fois, les oreilles plaquées contre son crâne osseux et grogna, fixant l’inconnu aux cheveux blancs. Elsa poussa un soupir de soulagement. Elle ne l’intéressait pas.


A force d’observer, elle remarqua que le type n’était pas armé, mais l’aura d’une noirceur abyssale qui l’entourait était dangereuse, Elsa le sentit. Dualité. Pourquoi penses-tu à cela ? Je ne sais pas...Il a l’air...Oui, c’était cela. Dual. Double. Quelque chose comme cela. Elle reporta son attention sur le loup-moustique. Le halo qui l’entourait avait changé. Il s’était...éclairci ? A certains endroits, il était plus mince, moins uniforme, plus...fragile. A l’encolure, l’aura avait même complètement disparu. La peau noire du Kayro luisait dans l’ombre de la rivière. Maintenant.

D’un bond, elle se releva, projetant une gerbe d’eau printanière, et gagna la berge opposée. Une grenouille dérangée dans sa sieste coassa et disparut.


  • Qu’est-ce que tu fais ? grinça Tête-blanche.
  • Le cou. Il faut que tu vises son cou.

L’inconnu la fixa quelques secondes, un air ébahi figé sur ses traits dissimulés par la pénombre. Quoi?


  • Tu es sourd, ou quoi ? Vise le cou. Il n’a plus d’aura.

Le monstre se tourna brusquement vers elle et grogna. Se rendant compte qu’elle était directement menacée, elle recula. Comme si elle l’avait entendue, son aura se mit à se résorber, et Elsa sut que Tête-blanche devait agir vite. Le Kayro se régénérait uniformément, corps et halo. Alors que l’autre semblait peiner à reprendre des forces. Il haletait, couvert de sueur. Seule son aura de ténèbres ne cessait de croître. Tu lui fais toujours confiance ? Aucune idée. Mais que pouvait-elle faire d’autre pour sauver sa peau et celle de Tête-blanche ? Pas grand-chose, a priori. Sauf le prévenir du danger.


  • Le Kayro se régénère ! Allez !
  • Pourquoi je te croirais, sorcière grise ?

Moi, une sorcière ? Non, mais c’est la meilleure ! Ça ne rime à rien de répondre à sa provocation.


  • Tu penses vraiment que j’ai intérêt à mentir, là, maintenant ?

Il parut réfléchir à ce qu’elle venait de dire. Comme si cela avait une quelconque importance. Quand il eut fini de peser le pour et le contre, l’inconnu bondit.



Ce fut long. Ce fut bref. Ce fut terriblement excitant pour Elsa. Sans crier gare, Tête-blanche se rua sur le loup, désarmé. Tu vas te faire tuer !


  • Certainement pas ! rugit-il comme pour lui répondre.

La bête esquiva les premiers coups sans difficulté. Mais son adversaire l’attrapa à pleines mains et l’envoya valser au sol, comme s’il n’était qu’un fétu de paille, léger et volatile. Les os craquèrent, le monstre gémit. Du sang noir et poisseux coula sur l’herbe tassée.

Blottie contre un rocher, à moitié dans le ruisseau, Elsa contemplait le massacre. Ce spectacle en noir et blanc lui plaisait. Son esprit ne saisissait pas l’ampleur de toute la violence du combat. Et pourtant, c’était bien d’une lutte à mort dont il s’agissait. Tête-blanche distribuait coup sur coup.

La bête feula soudain, et son cri se répercuta dans les feuillages. Les griffes manquaient de plus en plus leur cible, et Elsa souriait. Au moins, ce rêve aura été spectaculaire. Une pensée saugrenue lui traversa l’esprit lorsque Tête-blanche arracha une griffe au Kayro dans une gerbe sanglante. Le hurlement de la bête la transperça de part en part.

Comment allait-elle rentrer chez elle ? Tu te poses encore la question ? Si j’étais toi, je n’y penserais même pas. Mais Elsa ne pouvait pas. Elle voulait rentrer chez elle. Coûte que coûte. Pour quoi faire ? Il n’y a personne qui t’attend. Alors, à quoi bon ? Tu ne pourras pas toujours te voiler la face, Elsa. Mais elle était chez elle. Tu es pathétique, Elsa. Je te plains. Vraiment.

Elle réalisa que ce n’était ni l’endroit ni le moment pour s’adonner à de telles réflexions. Tu crois vraiment que ce Tête-blanche va t’aider ? Reviens sur terre...


Elle était trempée, la boue avait durci ses vêtements et faisait d’étranges taches sombres. L’herbe était humide, de minuscules araignées s’affairaient autour d’une toile où s’agitait un moucheron pris au piège. Elsa n’entendit qu’un hurlement perçant, un hurlement de bête qui lui donna la nausée, avant de s’éteindre brutalement, dans un fracas assourdissant.

C’était surréaliste. Incroyable. Perturbant. D’un geste compulsif, Elsa porta la main à son cou. Bizarre, elle ne se souvenait pas avoir remis le collier au miroir. Décidément, elle avait besoin d’un rien pour être distraite.


  • Hé, l’étrangère ! On y va.

C’était tout. Rien de plus. Rien qu’un ton glacial et agressif. Comme si cela avait été sa faute. Elsa se sentit presque peinées de tant de ressentiment.

Elle toisa l’inconnu. Couvert d’une substance visqueuse, argentée, ses yeux brillaient d’un éclat rouge angoissant. Il farfouilla sauvagement dans la poitrine du monstre. Une véritable boucherie. Quand il eut trouvé ce qu’il cherchait, il fit rouler le cadavre déchiqueté du Kayro dans la rivière.


Le cœur palpitait encore, sanglant, chaud et humide. Comme si elle n’était pas là, Tête-blanche s’assit sur la rive et le dévora avec des bruits de contentement.


Elsa resta sans voix. Le sang s’écoula et souilla la rivière limpide avant de s’évanouir. Quand il eut fini, il se nettoya le visage et les cheveux dans l’eau claire. Un animal. Puis il se releva et la toisa avec un regard cruel. Sa bouche s’étira en un rictus malsain.


  • Tu ne m’as pas entendu ? J’ai dit : on y va.

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