Terminus

4 minutes de lecture

Si je n'avais pas été si fatigué, je ne me serais pas arrêté. Je roulais depuis 3h de l'après-midi et il était 20h.

Bien sûr, j'avais fait des pauses, mais mes yeux se fermaient malgré moi.

Je me suis donc arrêté dans une des stations de l'autoroute et à partir de cet instant, toute ma vie fut bouleversée...

 J’aurais dû me douter que de loin, la station ne valait pas la peine que l’on s’y arrête. Et même qu’il ne fallait pas s’y arrêter du tout. Ma voiture bien garée, mes effets mis dans la boîte à gants, à l’abri des regards, je pus sortir me dégourdir les jambes. Ce fut là un moment très étrange. Difficile pourtant de faire une quelconque expérience originale en un lieu si banal. Mais il fallut m’y résoudre. Un : la station était immense. Deux : la saison était aux départs en vacances. Trois, et ce dernier point me tritura la conscience : j’étais complétement seul. Le parking était vide, les pompes de la station-essence bien rangées, la boutique plongée dans l’obscurité. J’errai un peu de-ci de-là pour m’en assurer pleinement. Solitude et silence. Même les bruits de la nature et de l’autoroute attenante semblaient avoir été étouffés. Je tentai un « il y a quelqu’un ?» bien à propos. Pas de réponse. Je décidai alors sagement d’appeler les services autoroutiers. Pas de réponse non plus. Agacé mais résigné, je m’assis sur un banc situé contre le mur de la boutique et pris mon repos mérité. La station devait être hors-service. Elle n’avait pas été signalée, voilà tout. Une petite pause et je partirai vite, car la caféine manquait cruellement dans les environs.

« Vous me cherchez ? »

 Je sursautai soudainement et lâchai un cri de surprise. Sur ma droite, la porte de la boutique avait été ouverte, et dans l’entrebâillement se trouvait un vieillard.

« Vous travaillez ici ? lançai-je, interloqué par cette apparition perturbante.

 Le vieux me sourit. Il endossait la panoplie du papi standard : une canne, un pantalon de toile gris, un petit gilet, des lunettes rondes vieillottes, et près de sa bouche édentée, une pipe prête pour la prochaine bouffée. Il prit cette dernière, souffla, et derrière un écran de fumée, de petits yeux scintillants me fixèrent. L’expression même de la bonhommie, me dis-je. Mais une vision étonnante, ici, au milieu de nulle part.

« Y a-t-il quelqu’un d’autre que vous ? La station est fermée ? relançai-je. »

 Le vieux haussa les épaules et sourit de plus bel. Il semblait goûter l’instant, comme un grabataire sénile goûtait la visite mensuelle de sa progéniture.

« Il n’y a personne d’autre que moi, répondit le vieux. »

 Je pestai et lui demandai aussitôt si les distributeurs étaient fonctionnels. Il haussa de nouveau les épaules et reprit une taffe. Perdant patience, je m’engouffrai dans la boutique. Mon acolyte avare de conversation m’emboîta le pas. Je lui lançai au-dessus de mon épaule un regard sombre, propre à lui faire comprendre que notre relation s’arrêterait là. Il souriait encore.

 L’intérieur était plongé dans le noir. A part l’absence confondante de tout personnel et de tout voyageur, le fatras habituel était là. Les rayons hors de prix précédaient le comptoir du bar-restaurant, lequel précédait l’entrée des toilettes, laquelle jouxtait les machines à café. Je m’y ruai. Elles ne fonctionnaient pas. Un juron des plus raffinés résonna dans le bâtiment. Je perdis mes nerfs.

« Que faites-vous ici hein ?! Ils prennent des retraités pour garder leurs stations en travaux ?! »

 Mais la face ridée avait changé d’expression. L’air grave, le vieux prit sa dernière taffe et me fit signe de le suivre dehors.

« Ca vous gênerait d’ouvrir la bouche ? Juste une fois ? balançai-je »

 Le vieux ne répondit pas. Il était déjà rendu à l’entrée de la boutique. Et alors que je pestai de nouveau, je remarquai un détail curieux. Il marchait à vive allure, sa canne n’ayant d’autre utilité que celle d’un bâton d’apparat. Je le suivis aussitôt dehors. Mais le vieux accélérait. Il se dirigeait vers l’entrée de la station, celle-là même que je venais d’emprunter. Je voulus lui poser une question mais le vieux accéléra encore. En réalité, il courrait presque, sa canne à l’horizontale, sa tête en avant. Papi s’envolerait presque s’il avait pu. Je courus, choqué, derrière son gilet déboutonné, s’agitant dans le vent. Nous prîmes la bretelle en sens inverse. Je lui hurlais qu’il y avait danger. Le vieux ne se retourna pas. Je continuai à le suivre. Enfin, il s’arrêta au-bord de l’autoroute. Et mon effroi quadrupla. Comme dans la station, il n’y avait personne. Pas une voiture. Pas un camion. Personne. J’arrivai à son niveau.

« Comment se fait-il que… »

 Le vieux me fit signe de me taire et me montra le fossé, à quelques mètres de nous. Une voiture s’y trouvait. Elle était dévorée par les flammes. Côte-à-côte, on la regarda se consumer peu à peu. Le vieillard gardait un silence religieux, absorbé par ce spectacle terrifiant. Je restai moi-même hypnotisé, les pensées atrophiées par tant de non-sens. Alors que le feu carbonisait les derniers pans de l’automobile, je m’approchai, anxieux. Et je remarquai un détail qui me glaça les sens. Sur la plaque d’immatriculation, je reconnus les mêmes lettres et les mêmes chiffres que ceux de ma propre voiture. A vrai dire… je fis le tour de l’habitacle… j’étais quasi certains qu’il s’agissait de la mienne. Mais comment était-ce seulement possible ? Je me retournai brusquement vers le vieillard, le visage horrifié.

 Ce dernier souriait de nouveau. Il me montrait avec son pouce le panneau d’entrée de la station qui se trouvait derrière lui. Je n’y avais guère fait attention à mon premier passage. Je pus lire, en lettres dorées : Station de la Mort. Mes traits se décomposèrent. Le papi, lui, ressortit sa pipe, y fourra du tabac, et reprit quelques bouffées. Quelques secondes de méditation, puis il m’indiqua de tendre l’oreille. Un bruit de dérapage et un vacarme de tôle froissée rompit le silence, au loin, un peu en amont de notre position.

« Vous n’allez bientôt plus être tout seul, m’informa le vieux d’un ton sarcastique. »

 Ce disant, il s’en retourna en courant vers la boutique.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire J. Tremel ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0