Collusion

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 La lumière de l'écran martelait doucement le visage de Grida et le cliquetis du clavier résonnait dans ses oreilles comme une berceuse, la portant vers un sommeil presque imparable. Être opératrice n'était pas le poste le plus passionnant que l'on puisse avoir au sein de la station et l'austérité de la salle de contrôle ainsi que le silence pesant ne faisait qu'alourdir cette tâche déjà monotone.

Les murs de métal aux reflets bleus, les portes de verres, le sol blanc et ce minimalisme extrême dans l'agencement des meubles ne laissaient aucune place à l'esprit pour vagabonder, l'on pouvait bien jeter un œil au travers du hublot principal, mais les vents frappaient l'installation avec une telle violence que les nuages de régolithe brouillaient le champ de vision et brisaient les chances d'observation.

Grida se demandait continuellement ce qui l'avait poussé à accepter ce poste, mais elle le savait, l'expérience en cours depuis ces derniers mois était capitale. L'idée leur était venue après avoir fouillé dans les dossiers historiques de la station spatiale, bien avant le Grand Retrait, plusieurs Physarum polycephalum -le blob- furent envoyés dans l'espace pour étudier leurs comportements en apesanteur. L'humanité était alors aux balbutiements technologiques, en y repensant un léger sourire de nostalgie apparu sur son visage. L'opératrice leva les yeux au ciel et pensa en jouant avec ses cheveux, que les hommes de l'époque étaient peut-être les plus heureux. Elle souffla et se remit à scruter avec le peu d'attention qui lui restait cet écran lumineux qui lui irritait légèrement les yeux.

 Aujourd'hui, l'expérience consistait à stimuler le blob grâce à l'higgium pour savoir si un être unicellulaire, sans cerveau, mais avec une compétence d'apprentissage et de transmission, pouvait être infusé et contrôlé par un Vestal.

La première phase, la culture intensive du sujet, celle que Grida supervisait touchait à sa fin et bientôt Mah'ni devrait entrer en scène pour commencer la manipulation. C'était d'ailleurs lui qui avait présenté l'idée de cette expérience, soutenant que si elle était concluante les capacités de calcul et de gestion de Galilée seraient encore améliorées. Le blob pourrait servir de RAM organique affilié au Vestal, et, de fait augmenter ses possibilités sans entrer en conflit avec son IA interne.

Tous ces détails finirent par avoir raison de Grida et mirent un terme à sa concentration. Cette dernière se leva avec peine de sa chaise et dans cet effort de lutte contre la somnolence, se servit un café depuis la machine en bout de son bureau ; fit quelques pas, tenta de s'étirer et du café tomba sur le sol devant la porte d'entrée, lorsqu'elle se baissa pour réparer son erreur elle vit apparaître deux pieds entrant à la hâte.

  • Encore en train de bâiller aux corneilles, Grida ?
  • Pas du tout, seulement je…
  • Oh, ça va, je vous taquine. ria-t-il. Bref, où en sommes-nous de la croissance ? Tout est prêt ?
  • Ou-oui… Le seuil d'activation vient d'être atteint, j'allais justement vous prévenir. s'empressa timidement Grida.
  • Bien, parfait. La prochaine fois attendez-moi pour le café, nous pourrions le boire ensemble. s'amusa l'homme. Trèves de bavardages, allons réveiller Mah'ni, voulez-vous ?
  • Oui, monsieur.

Le responsable des recherches du secteur biologie, Junsen, était un homme élancé et charismatique. Sa mâchoire carrée et son visage fermé se trouvaient en opposition directe avec son caractère désinvolte et charmeur. C'est en le suivant à travers les couloirs du secteur biologie que Grida se rappela que la stature de l'homme n'avait rien de celle d'un scientifique classique, robuste et musclé presque autant que la division militaire du complexe. Il marchait à toute allure et d'un pas assuré, elle peinait à le suivre. "Allons Grida dépêchez vous, vous imaginez vous? Dormir 6 mois et être réveillé en retard" dit-il en la regardant par-dessus son épaule.

 Les couloirs se suivent et se ressemblent tous ici, de long mur blanc aux accents bleutés sur les arêtes, seul les indications peintes au sol et parfois quelques bandes lumineuses sur le plafond vous indiquaient le chemin à emprunter. Elle se remémorait ses premiers mois ici, ceux de tout le monde en réalité, il avait fallu plusieurs semaines pour que les couloirs ne ressemblent plus à des lieux touristiques où badauds et visiteurs demandaient leur route au premier venu. Junsen la tira de sa rêverie en lui faisant signe de s'arrêter, ils étaient arrivés devant la chambre de Mah'ni.

  • Prête ?
  • On ne peut pas vraiment faire autrement, il est le seul Vestal présent.
  • Il est vrai…

Tout deux avaient une pointe d'angoisse dans leur voix, ils se regardèrent longuement l'un l'autre comme pour se donner du courage, Junsen haussa les épaules et fut le premier à rentrer, Grida, recroquevillé sur elle-même comme pour se cacher dans l'ombre de son prédécesseur, finit par entrer elle aussi.

 La pièce était sombre, une pâle lumière verdâtre émanait de la cuve, seul objet notable ici, elle était en forme d'œuf posée à l'horizontale au centre de la chambre haute de plusieurs mètres. Un terminal était présent sur la gauche, affichant des constantes vitales et autres informations. Junsen se dirigea vers celui-ci et pianota un ordre à la machine, le verre dépoli s'éclaircit, laissant apparaître un homme nu à l'intérieur de la cuve.

Il était petit, d'environ un mètre soixante-dix, ses membres en revanche étaient épais et courts. Son torse fortement développé donnait l'impression d'une poitrine musculeuse et son abdomen légèrement bombé laissait entrevoir des abdominaux volumineux. Soutenu par de lourdes jambes massives, l'homme ressemblait à un gorille endormi capable de bondir sur vous au moindre bruit.

  • Comment va-t-il ? demanda Grida.
  • Tout semble normal, les taux d'endorphines, de sérotonine, la glycémie… Bien, nous devrions avoir droit à un réveil agréable, avec un peu de chance, il sera de bonne humeur. dit-il en tapotant la vitre de la cuve.
  • Espérons.
  • Grida, veuillez vous préparer à l'accueillir, je vous prie.

La femme se dirigea vers un placard au fond de la pièce, afin de préparer serviettes et vêtements, tandis que, Junsen lui, s'affairait à mettre en route la procédure de réveil. Les bips provoqués par les doigts frénétiques du chercheur sur le terminal étaient la seule chose audible dans la pièce, la tension était palpable, et les deux confrères tâchaient de conserver un silence teinté d'angoisse et d'appréhension.

Un symbole rouge et jaune jaillit proche de l'écran, annonçant le début de l'évacuation du fluide de maintien, Mah'ni se réveillerait d'ici peu.

  • C'est parti. lança Junsen.
  • Les serviettes et vêtements sont prêts.
  • Parfait apportez les moi, évitons de lui donner matière à pinailler.

Grida s'approcha, mais ne put poursuivre sa marche, transpercée par le regard glacial de Mah'ni qui venait d'ouvrir les yeux, la stupeur la figeait sur place. Le Vestal ne détourna pas le regard, pas même lorsqu'il passa la main sur le bord de la cuve pour en sortir, il fixait Grida intensément sans se soucier du monde autour de lui, comme si rien d'autre n'existait.

La femme avait l'impression d'être sondée au plus profond d'elle-même, comme si elle ne pouvait rien cacher à ses yeux avides. Le visage de Mah'ni était féroce, de larges sourcils surmontaient des arcades proéminentes, gardiennes d'une paire d'yeux d'un bleu si clair qu'ils paraissaient transparents. L'intelligence de ce regard était effrayante, le contraste avec le noir de ses cheveux et de sa barbe ajoutait un sentiment de sauvagerie à son physique déjà bestial.

  • Bon retour parmi nous, puis-je ? Junsen lui tendit les serviettes et Mah'ni détourna enfin le regard. Bien dormis ?
  • Vous savez pertinemment que ce n'est pas un sommeil, ça aussi grâce à vous, je l'ai perdu. Son ton amer trahissait une rancœur tenace.
  • Que d'amertume pour un si grand savoir. Un bien léger sacrifice pour les capacités que vous avez acquises.
  • Si vous le dites.
  • Habillez-vous, nous sommes prêts, le blob est prêt. Il ne manque plus que vous.

Malgré son caractère, Mah'ni était de nature obéissante et il fit suite aux injonctions de Junsen avec un vague grognement. Il saisit les serviettes d'un geste brusque et commença sa toilette. Le liquide visqueux collait à sa peau, mais une fois la majorité essuyée, il s'évapora presque instantanément. Passant la dernière serviette sur son visage, il souffla, et dans un geste las, commença à enfiler les vêtements offerts par Grida. Une tunique grise à manche longue avec un col V et des inscriptions Aesirs sur une poche au niveau du cœur. Un pantalon beige des plus classiques, des sous-vêtements et une paire de bottes noires.

  • Prenez tout votre temps surtout. s'impatienta Junsen.
  • Monsieur…

Une lueur d'un bleu vif brilla dans les yeux de Mah'ni et sur sa peau apparurent des veines bleuâtres.

  • Mais à choisir, faites comme vous l'entendez, soyez juste moins susceptible.

Mah'ni choisit de ne plus relever les attaques taquines de Junsen et se calma, la lueur dans ses yeux et les veines disparurent.

  • Bien, pouvons-nous y aller à présent ?
  • Où a été installée la culture de Physarum polycephalum?
  • Dans le laboratoire 5b, suivez-nous.

Ils sortirent tous trois de la pièce, Junsen en tête et marchèrent à travers le labyrinthe de métal.

 Le laboratoire 5b était en sous-sol du bureau de l'opératrice, aussi firent-ils le même chemin qu'à l'aller, à ceci près que Grida avait pris soin de contacter les autres binômes de recherches et ainsi, les couloirs commencèrent à grouiller de personnel en tout genre. Médecins, biologistes, neurochimistes, robots d'entretiens et personnel de sécurité, tous étaient affairés à la bonne exécution de l'expérience, l'on aurait dit une fourmilière sur le qui-vive, chacun naviguant avec précision dans le dédale lumineux de la station.

Arrivé devant le laboratoire, Junsen enjoignit le Vestal de descendre d'un signe de tête et d’une tape sur l'épaule.

  • On compte sur vous là, faites ce que vous pouvez. Pour la foi des Aesirs.

Mah'ni se posta sur le monte-charge et imita les derniers mots du chercheur d'une voix murmurante, mais avec un léger sourire.

  • Pour la foi des Aesirs.

Grida enclencha le monte-charge et Mah'ni disparut dans les entrailles du satellite.

 La descente était interminable et l'attente pénible, Mah'ni ne se souvenait pas avoir observé de pareilles installations avant son sommeil, cela le perturbait. Plus profond il descendait plus son inquiétude elle, montait en lui. La profondeur du laboratoire, jouerait-elle un rôle sur la réussite de sa mission ? Cette expérimentation devait marcher, il avait déjà attendu plus que son heure pour ce jour et ce serait vraisemblablement sa dernière chance.

La descente infernale n'en finissait plus.

  • Grida, préparez le monitoring et ajustez les terminaux, voulez-vous ?
  • Oui, j'en profite pour stimuler le blob ?
  • Bonne idée, nourrissez le suffisamment pour le mettre en éveil, je vous prie.
  • Bien, monsieur.

 Les cliquetis furieux du travail de Grida retentissaient entre les murs pâles et sans vie de son bureau, elle en profita pour redémarrer la cafetière. Junsen lui esquissa un signe de la main en témoignage d'approbation, toujours avec cet air plein de malice. “Un café ensemble ?” mima-t-il de gestes maladroits. Grida se redressa sur sa chaise d'un geste brusque et gênée, elle lui sourit, le visage empourpré.

La descente était enfin terminée, Mah'ni repéra des grilles d'aération qui seraient sans doute utiles plus tard. Lorsque le monte-charge acheva sa course, il s'arrêta sur une plateforme d'acier, une porte unique encerclée d’un mur lisse et bleuté lui faisait face. Les hauts-gradés avaient dû prévoir un programme pour laisser l'IA contrôler les drones pendant son sommeil.

Une colère sourde monta en lui, il serra les dents avant d'avoir pu la réprimer. L'idée de ne plus être le seul maître de son corps et de devoir le partager le mettait hors de lui.

Patience, mon enfant.

Le moment n'était pas à la colère aveugle, il devait se concentrer sur sa mission.

  • Oui, pardon. répondit-il plus calme à présent.
  • Grida ? dit-il en utilisant son neuralink pour contacter le bureau. Je suis arrivé.

Il se planta devant la porte, repensant à la voix rauque qu'il venait d'entendre.

  • Je… Je capte le signal de Mah'ni. dit-elle comme pour couper court aux insinuations de Junsen.
  • Parfait, transmettez le sur le réseau principal.

Il faisait désormais les cent pas les bras croisés, se frottant le menton d'une main.

  • Mah'ni ? Vous me recevez ?
  • Cinq sur cinq, Junsen.
  • Parfait, je nous ai fait transférer sur le réseau principal, la station entière nous écoute.
  • Très bien.
  • Toujours aussi loquace, pas vrai ? Bien, et rappelez-vous, l'infusion doit être lente, maîtrisez le flux autant que vous le pouvez, voulez-vous ?
  • Bien. J'y vais.

Le Vestal franchit la lourde porte d'acier du laboratoire 5b.

 L'atmosphère était fraîche et humide, de la condensation s'échappait de ses narines lors de l'expiration, mais aussi de sa peau, une autre modification qu'il n'appréciait guère. La transformation en Vestal apporte son lot de complications : augmentation de la chaleur corporelle, partage de sa psyché avec une intelligence artificielle avec qui vous n'êtes pas garanti de vous entendre. Le plus désagréable reste l'obligation de cryo-sommeil, demeurer en activité trop longtemps était synonyme de mort pour un Vestal. La connexion avec la dimension de Higg fournit certes une fabuleuse source d'énergie ainsi que des capacités extraordinaires, mais c'était cette même source d'énergie qui consumait le corps des sujets au niveau cellulaire. Le cryo-sommeil étant le seul moyen de suspendre leur lien avec la dimension source, il était inévitable. Mah'ni refoula ses pensées d'un geste de la main et reprit sa marche.

Il y avait ici la même architecture qu'à l'étage supérieur, l'on remarquait cependant, à chaque coin de la pièce, d'énormes canons à fusion. Une mesure de sécurité prise afin d'incinérer toutes traces d'une expérimentation défectueuse. Au centre, sous un dôme de verre, se trouvait l'objet de toute cette agitation, un blob de plusieurs dizaines de mètres d'envergure. Six mois avaient suffi à faire du sujet d'origine un monstre tentaculaire, Mah'ni était admiratif devant la capacité de cet être à survivre.

  • Bien, je suis arrivé, je vais commencer. lança-t-il à l'intention de la station.
  • Bien, pour rappel chers collègues, nous avons statué sur ce qui suit :

La force des Vestal provient de la dimension de Higg, cette dimension produit une fois connectée à un Vestal une énergie que nous avons sobrement appelé "higgium''. Les Vestal furent créés de la nécessité d'avoir une entité canalisant le flux d'énergie entrant, les IA n'étaient pas suffisantes, le cerveau humain encore moins et la fusion des deux s'imposa alors. À présent, nous avons ce Physarum polycephalum, un être unicellulaire doué d'apprentissage, mais aussi de transfert de connaissance, tout ça sans posséder de cerveau. Les questions auxquelles nous tentons de répondre aujourd'hui sont les suivantes : pouvons-nous infuser de l'higgium en lui ? Et si oui, peut-il traiter cette énergie grâce à son réseau cellulaire étendu ? Bien, maintenant commençons, voulez-vous ?

 Mah'ni s'avança alors vers le dôme de verre et d'un geste maîtrisé étendit ses paumes sur la surface glissante. Une profonde inspiration se fit entendre et ses yeux retrouvèrent cette lueur bleue qui avait déjà jailli en lui dans la chambre. Sa peau se couvrit de nervures bleues, la condensation autour de lui se fit plus forte et bientôt, un nuage de vapeur l'entourait. L'air à l'intérieur de la sphère transparente se mit à vibrer, il se réchauffa et de petites étincelles bleues éclatèrent proche du blob.

  • Attention, n'allez pas le griller.
  • Je sais. grogna Mah'ni.

L'être unicellulaire commençait déjà à se teinter d'un bleu intense et ses veines enflaient à vue d'œil, sur le front du Vestal la sueur perlait, ses sourcils se froncèrent sous le poids des gouttes et celui de la fatigue tombait sur Mah'ni. Ses muscles tremblaient, son corps tout entier le faisait souffrir, l'on voyait le poids de l'effort courber son dos tandis que le Physarum polycephalum continuait d'enfler, sa taille en devenait ridicule et les déformations subit le transformait secondes après secondes en un gigantesque amas de matière biologique grotesque.

Encore un effort, soit fort, mon enfant.


La voix résonnait en lui comme mille tambours durant une bataille, il sentait les forces lui revenir et dans un ultime labeur, abreuva une dernière fois le blob d'une vague d'énergie. Le verre se brisa sous la pression interne, les éclats volaient dans toutes les directions, certains déchirèrent ses paumes emportant avec eux des lambeaux de peau dans une brume écarlate. Un cri de stupeur s'échappa.

  • Vestal ! Que s'est-il passé ?! Tout va bien ? Répondez ! s'empressa alors Junsen.
  • Peut-être est-il blessé ? s'inquiéta Grida
  • Je ne sais pas, mais nous ne pouvons envoyer personne sur place, le taux d'higgium présent est encore trop élevé, tous les cadrans sont au rouge. Mah'ni vous me recevez?

Le personnel soignant et de sécurité se tenait prêt à agir, en position d'attente au-dessus du monte-charge. La tension enveloppait toute la pièce et l'anxiété était visible sur tous les visages, même Junsen lui qui était toujours si calme affichait une mine inquiète. Qu'allait dire Galilée en cas d'échec ? Il savait que tout lui retomberait sur les épaules, il était responsable et avait ordonné l'accélération du processus de croissance.

  • Je vais bien, je suis seulement blessé aux mains, rien que l'IA ne puisse gérer. La fatigue a dû me déconnecter quelques instants.

La lueur avait déserté ses yeux et sa peau était revenue à la couleur pastel qu'on lui connaissait. Seules les marques sur ses mains pouvaient attester de ce qui venait d'avoir lieu et déjà, l'IA avait prit soin de lancer le protocole de régénération.

Le chercheur, soulagé, tomba dans le siège le plus proche d'un geste vide de toute vigueur et souffla si bruyamment qu'il fit grésiller l'intercom. Derrière la porte, des soupirs de soulagement se firent entendre et Grida s'enfonça mollement dans le fond de sa chaise.

  • Qu'en est-il du sujet ? Est-il toujours vivant ?
  • Oui.
  • Bien, bonne nouvelle. Et pour l'higgium ?
  • Il semblerait qu’il soit toujours présent, je remarque les signes distinctifs d'une infusion sur matière non-organique.
  • Parfait, attendons quelques minutes et vérifions la stabilisation. Reposez-vous, profitez-en pour guérir, ce n'est pas fini.
  • Oui.

Mah'ni se déplaça sur le côté et s'assit en tailleur dans un coin de la pièce, sous un des canons à fusion, juste au cas où.

As-tu réussi, mon enfant ?

  • Je ne sais pas encore.

 Au centre, le blob n'était plus qu'une masse plate, informe et palpitante, les nervures irradiaient d'un bleu vif. L'agrégat biologique se tordait dans tous les sens sous la torture infligée par l'apparition de l'higgium dans son système. Son épaisseur n'était en rien comparable avec sa taille d'origine, dépassant de beaucoup les normes de son espèce. Mah'ni, toujours assis dans son coin, regardait attentivement.

  • Les convulsions semblent avoir cessé, je m'approche.
  • Bien, excellent, nous sommes suspendues à vos paroles, Vestal.
  • C'est ça. dit-il une pointe de lassitude dans la voix.

L'entité semblait calme malgré la légère vibration perceptible à sa surface, une lueur bleue apparue sous la paume de Mah'ni. Il regarda autour de lui d'un air surpris avant de sentir un flot d'higgium quitter son bras.

Je suis fier de toi, mon enfant.

  • Merci.

 Soudain, le blob se mit à se contracter d'avant en arrière, de haut en bas. Un liquide bleuâtre lui aussi s'échappait de sous le sujet et une fumée commençait déjà à s'élever dans la pièce.

  • Junsen ! Que se passe-t-il ?
  • Nous n'en savons rien, le monitoring ne révèle rien d'anormal, peut-être est-ce une réponse évolutive à l'infusion ?
  • Je ne crois pas que ce soit si simple.
  • Grida, qu'en pensez-vous ?
  • Il semblerait que la production d'enzymes digestives ait augmenté, sa taille plus imposante doit lui permettre d'en produire de plus puissantes.
  • Vestal, lâchez-le immédiatement !

Mah'ni s'exécuta sur-le-champ, les contractions s'arrêtèrent au même moment, le blob semblait attendre quelque chose à présent. Il se mit à trembler et, dans un effort en dehors de toute proportion connue pour son espèce, commença à s'étendre sur le sol du laboratoire. S'étalant à une vitesse fulgurante dans un bruit moite, l'on aurait cru voir une éponge prenant vie, se comprimant et s'étirant, oscillant comme une vague sur une mer d'acier.

  • Vous voyez ce que je vois Junsen? demanda Mah'ni à la hâte.
  • Oui, en effet, cela est plutôt inattendu, l'augmentation de ses capacités biologiques n'était pas prévue… Voyons… Laissons-le faire, observons le, nous avons les canons à fusion dans ce but, n'est-ce pas ?
  • Entendu. Mah'ni regagna sa place sous le canon.

Le blob continuait sa course, il dessinait à présent un schéma précis et se dirigeait vers le mur le plus proche. Une fois en son contact, la même lueur bleue et son enveloppe gonfla de nouveau, les enzymes transpirèrent de ses chairs et du mur s'échappait une fumée blanche opaque.

  • Voyez-vous ça, Grida, il semblerait que notre nouvel ami ait évolué pour se nourrir directement de l'higgium ? C'est extrêmement intéressant, jusqu'où peut-il apprendre ?
  • Monsieur, nous devrions stopper net l'expérience et brûler le blob. Cela peut-être dangereux, imaginez qu'il contamine le reste de l'installation. s'inquiéta Grida.
  • C'est fabuleux ! Vestal, pouvez-vous transmettre ou manipuler le sujet ?
  • C'est un échec ! Je ne peux rien émettre et il échappe à mon contrôle IA. Grida a raison, nous devons l'incinérer, et vite. dit-il d'une voix sèche. Junsen se releva et cria.
  • C'est hors de question ! Six mois de recherches et tous les espoirs de Galilée se trouvent ici ! Il est la réponse, il n'y a pas d'autres solutions !

Le blob avait atteint le plafond et déjà, le mur montrait des signes d'affaiblissement, sa structure était endommagée, en perdant sa charge d'higgium il était impossible de maintenir la cohésion de son assemblage.

  • Monsieur, la structure de…
  • LA FERME ! Taisez-vous, je ne veux rien entendre, il n'est pas insatiable, il va s'arrêter. Ayez confiance, Grida !

Mah'ni de son côté s'activait à trouver une solution, son IA et lui avait déjà commencé à recâbler les canons à fusion dans l'espoir de pouvoir les utiliser sans l'accord de Junsen.

Soudain, le plasmodium stoppa net son repas gargantuesque, laissant derrière lui fumée et blocs de métals visqueux.

  • Que vous avais-je dit Grida. triompha Junsen
  • Monsieur, je ne crois pas que…

Sous les veines bleutées gonflait à présent une myriade de poches sporulantes, la phase reproductrice du Physarum venait de commencer, tout indiquait qu'elle serait aussi rapide que son expansion.

  • Que quoi...! S'exclama Junsen

 L'IA prit les devants, arma les canons et fit feu. Les flots infernaux se déchaînaient sur le laboratoire, une tornade de flammes apparues au centre de la pièce et de violents vents s'animèrent et frappèrent chaque recoin de la pièce avec une violence apocalyptique. Mah'ni, prévenu quelques secondes avant le déferlement, eut tout juste le temps d'activer son bouclier. Sa peau devint d'un bleu cobalt profond et les flammes semblaient glisser sur lui comme de l'eau.

  • Vestal ! Vous outrepassez vos droits ! Qui vous a ordonné de faire feu ? Comment avez-vous osé détourner l'armement de la station ? C'est inadmissible !
  • Monsieur, Mah'ni n'est pas en mesure de vous entendre, en mode défense la liaison est coupée…
  • Des excuses ! Encore ! il fulminait, se déplaçant dans tout le bureau comme un animal en cage.

Grida ne savait pas quoi répondre devant tant de rage. Elle n'avait jamais vu son responsable dans un état pareil, tout le monde s'était tue, évitant tout contact visuel avec l'homme enragé.

 Lorsque le calme revint dans le 5b, Mah’Ni désactiva le bouclier et sa peau reprit sa couleur usuelle. Un lourd nuage de fumée flottait dans l'air et une odeur de chair brûlée envahissait ses narines, il fronça le nez et porta sa main au visage, comme pour former un masque. Il réactiva son IA partenaire et ensemble ils déclenchèrent le système de purification d'air. Les moteurs se firent entendre et le vrombissement des turbines remplaça le silence laissé par l'explosion.

  • Est-il vivant ? s'enquerra Junsen en se penchant sur le bureau d'un geste brusque.

La masse fumante sur le sol laissait penser le contraire et l'espace d'un instant Mah'ni ressenti la colère future de son maître.

  • Il était nécessaire de le détruire. Il aurait mis en péril toute l'installation, de plus, il n'y avait aucun espoir pour que le sujet remplisse les objectifs. J'ai fait ce que je devais faire.
  • ASSEZ ! Vous n'êtes pas habilité à juger de ce qui est nécessaire ou non ! Je m'assurerai que le conseil grille votre mémoire, croyez moi. Junsen frappait le bureau du plat de la main. Sa frustration et sa rage étaient palpables dans ses mots.
  • Nous verrons. rétorqua-t-il posément.

Mah'ni se dirigea vers le monte-charge, et entama son ascension vers la surface.

 Dans le bureau d'observation, Junsen, exaspéré par la situation, n'en finissait plus de s'agiter dans tous les sens, le moindre papier ou objet entrant dans son champ de vision était destiné à se fracasser contre un mur. Il sombrait dans la folie sous le spectre de la colère et n'était plus capable de raison. Grida, elle, restait sur ses gardes, la phase reproductive avait commencé bien avant l'incinération forcée par le Vestal. Elle scrutait avec une intensité qu'elle ne se reconnaissait pas les écrans du laboratoire 5b.

Une toux sèche résonna derrière elle, et, quand elle se retourna l'horreur de la situation lui sauta au visage. Les membres de son équipe suffoquaient, une matière jaune sortant de leurs nez et de leurs bouches. Tous tentaient de crier à l'aide, mais seul un affreux son guttural parvenait à sortir de leurs gorges encombrées.

Junsen ne s'en rendit pas même compte, trop occupé à passer ses nerfs sur le mobilier, il ne voyait rien d'autre que l'objet de sa colère, Mah'ni. Grida tenta vainement de venir en aide au scientifique le plus proche lorsque dans une ultime convulsion, il tomba inanimé sur ses genoux. Sa tête heurta le coin de l'écran et vint se poser sur le bureau, une lueur bleue gronda alors sous la peau du jeune homme. Grida compris immédiatement.

  • Junsen ! Junsen ! Le blob, le blob n'est pas mort!
  • Assez !
  • Regardez Junsen, je vous en prie ! Ne voyez-vous pas nos collègues mourir autour de nous ?! cria-t-elle de toutes ses forces.

Junsen sembla reprendre ses esprits tout d'un coup.

  • Magnifique ! s'exclama le chercheur à présent résolu à sa folie. Tout simplement extraordinaire ! Le sujet test est vivant, il a probablement évité la mort en sporulant juste avant l'explosion ! Vous vous rendez compte Grida ? C'est fabuleux !
  • Junsen, si ce que vous dites est vrai nous devons faire quelque chose. Sinon il se répandra dans tout le réseau aérien de la station !
  • Grida, voyons, nous n'avons rien à craindre, il n'y a pas d'higgium en nous. Cet idiot est mort de sa chu…
  • Mah'ni ! le coupa-t-elle en criant.

Grida venait de comprendre. Le blob se servait du système d'aération pour atteindre Mah'ni, une source illimitée d'higgium.

  • Mah'ni vous me recevez ?
  • Oui, Grida. Que se passe-t-il ?
  • Le sujet, il n'est pas mort. Il se sert des systèmes d'aérations pour voyager grâce aux spores. Son ton était anormalement expéditif.
  • Comment est-ce…
  • On a pas l'temps! Vous devez évacuer la station, s'il s'introduisait en vous, qui sait ce qu'il pourrait devenir !
  • Mais et vous ?
  • Le risque est trop grand, nous avons sûrement déjà inhalé les spores… Vous devez y aller seul.

Sa voix tremblante trahissait une peur grandissante.

  • Il me faut l'autorisation de Junsen pour quitter la station. L'ascenseur orbital, il me restera verrouillé sans lui.
  • Ne vous inquiétez pas de lui, il n'est plus en capacité d'assurer ses fonctions, à titre exceptionnel, je prendrais les décisions, et puis qui me jugera là-haut si la station est détruite ?

Mah'ni resta muet devant une telle résolution. Il ne pouvait s'empêcher de penser à Grida, elle était la seule Aesir à avoir manifesté un minimum de considération à son égard depuis son passage à l'état de Vestal.

  • Grida, je ne peux pas vous abandonner ici.
  • Vous le devez. Mah'ni, Galilée n'a aucune chance sans vous. Vous ne pouvez pas passer par le laboratoire, c'est trop risqué, mais vous pouvez survivre à l'extérieur, pas vrai ?
  • Oui, quelques minutes, je pense.
  • Bien, contourner le pôle biologique et rendez-vous à l'ascenseur orbital. Je me charge de l'autorisation, je vous la transmettrai avant que vous n'arriviez. Ensuite, je… Je détruirais la station.
  • Grida, non ! s'offusqua Mah'ni, sa frustration fit naître en lui une vague de colère et la plateforme montante trembla sous le dégagement d'énergie.
  • Grida ? Grida !

 Elle venait de rompre la communication. Junsen était incontrôlable, le déni de son échec le poussait dans une folie contemplative, admirant l'évolution fulgurante du Physarum. Il riait aux éclats lorsque la deuxième victime s'écroula, les yeux sortis de leurs orbites, une bouillie jaunasse en dégoulinant mollement. Les autres infectés cherchaient par tous les moyens à se coller contre les murs contenant de l'higgium pour se nourrir. Ceux y arrivant voyaient le blob sillonner leur peau pour fabriquer de nouvelles poches de spores, éclatant à l'impact du corps.

Junsen attrapa Grida par les épaules et lui montra les corps de sa main, balayant l'espace d'un signe victorieux.

  • Vous voyez Grida ? Nous avons réussi, il emmagasine l'higgium ! Quelques ajustements et….

Elle le poussa avec violence et se saisit de sa carte d'identification autour de son cou. Junsen, embrumé par l'euphorie maladive dont il souffrait, réagit à peine.

La chercheuse se précipita sur le terminal central afin de délivrer l'autorisation d'extraction. Fébrile, elle programma l'autodestruction de la station et dans un soupir contacta Mah'ni une dernière fois.

  • Mah'ni, vous me recevez ?
  • Oui, Grida. dit-il d'une voix tragique.
  • L'autorisation est prête, où êtes-vous ?
  • À quelques mètres de l'ascenseur, votre timing est excellent. osa-t-il sur un ton complice.
  • Bien, vous avez réussi, c'est là le plus important, je transmets un rapport vidéo au conseil.

 Mah'ni était maintenant devant la porte de l'ascenseur orbital, celui-ci le mènerait à bord du Galilée, plus grand vaisseau jamais construit. Il se présenta à l'IA en charge des contrôles d'embarquement, et, même s'il s'y attendait, fut surpris lorsque d'une voix robotique et lancinante, lui accorda l'accès.

Il franchit la porte et contempla une dernière fois la station, une pointe d'amertume lui transperça le cœur. En y repensant, il n'y avait pas besoin d'avoir été aussi loin.

  • Grida ?
  • Je suis là, Mah'ni.
  • Je... Je suis désolé, je ne voulais pas que…
  • Que voulez-vous di…

L'explosion brouilla le signal et ses mots se perdirent dans les flammes.

Tu as fait ce qu'il fallait, mon enfant.

 La Terre au loin, lui rappela l'enchaînement d'événements qui le menèrent jusqu’ici et ces souvenirs balayèrent immédiatement ses états d'âmes.

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