Épilogue

8 minutes de lecture

– Tu es sûr que ça va aller, Rémi ?

– Mais oui, maman, ne t’inquiète pas…

– Tu sais que je n’aime vraiment pas l’idée de te laisser tout seul dans l’appartement, comme ça, alors que tu viens à peine de rentrer…

– Écoute, tu vois bien que j’arrive à marcher avec les béquilles.

– …Comment j’ai pu oublier ce rendez-vous ?… Je crois que je vais appeler la clinique pour le décaler.

– Mais non, maman, comme tu me l’as dit dans la voiture, ça fait des mois que tu l’attends. Il faut que tu y ailles, c’est important. Et puis, je suis assez grand, quand même… Je ne vais pas faire n’importe quoi. Si ça se trouve, je serai toujours là sur l’ordinateur lorsque tu reviendras ou alors je ferai mes exercices de rééducation.

– Oui… Bon… De toute façon Clarisse sera là avec les enfants dans une heure et demie, maximum.

– Allez, maman, si tu continues tu vas être en retard.

– J’y vais, alors. Tu fais attention, mon trésor, hein ?

– Oui.

– À tout à l’heure, Rémi.

– À tout à l’heure, maman.

La porte claque. Maman vient de sortir. Maman qui m’appelle « mon trésor », maman qui m’appelle Rémi. Maman, qu’il m’arrive encore de vouloir appeler « Viviane » ou « madame Blanchard ». Maman qui vient de me ramener de l’hôpital après cinq semaines de coma et trois jours de « réveil » et qui s’inquiète de laisser son fils tout seul…

Il y a trente minutes, à peine, je franchissais le seuil de cet appartement, le cœur battant, envahi d’un sentiment étrange de familiarité et d’inconnu. Mon appartement. J’ai traversé le couloir avec les béquilles. Maman m’a aidé à enlever mes chaussures dans l’entrée. Puis je me suis avancé dans le salon pour m’assoir dans le canapé, pendant qu’elle rangeait mon sac de voyage dans notre chambre. J’ai regardé tout autour. Les meubles. La décoration. Les photos avec Clarisse et les enfants… Combien de temps faudra-t-il pour que la sensation d’usurpation se dissipe, pour que la démangeaison résiduelle d’imposture me quitte complètement ? Sur ma droite, le miroir décoratif renvoie mon reflet. Je suis Rémi. Je suis de retour. À la maison.

Maman m’a demandé si je voulais boire ou manger quelque chose. Elle a proposé de préparer un thé. J’ai dit « oui, merci, maman ». Elle m’a souri puis elle est partie dans la cuisine avec une mine contrariée, à cause de ce rendez-vous pour sa hanche qu’elle avait oublié.

J’ai basculé mes jambes sur le canapé, pour me mettre plus à l’aise. L’image de mon lit d’hôpital s’est imposée à mes pensées. À sa suite, le film de mes dernières heures d’hospitalisation a défilé en accéléré.

Le « bonjour, monsieur Blanchard » d’Elsa, l’infirmière du matin, le réveil embrumé, la sensation d’émerger au mauvais endroit, l’arrière-goût des émotions contradictoires de la soirée, le soulagement de savoir que je vais sortir aujourd’hui, le petit-déjeuner aux biscottes, la toilette que j’ai insisté pour faire dans la salle de bain, assis sur la chaise en plastique, la photo et le message des enfants sur le téléphone « À ce soir papa chéri ! » qui m’a réchauffé le cœur, la visite d’Isabelle qui m’a fait sourire autant que grimacer d’efforts, Isabelle que j’ai remerciée à nouveau pour son aide et pour ses mots en prenant sa main dans la mienne et qui s’est sentie gênée, le steak haché et les courgettes à la vapeur insipides du déjeuner, la séance d’habillage avec les vêtements que m’a apportés Clarisse et qui s’est terminée en jean avec l’attelle, l’attente interminable, des minutes qui s'écoulent, de maman, de l’infirmière, pour signer l’autorisation de sortie, la joie sur le visage de ma mère, les dernières formalités à la caisse de l’hôpital, la bouffée d’air glacé lorsque les portes coulissantes se sont ouvertes et l’incomparable sentiment de liberté qui m’a fait frissonner, le trajet en béquilles jusqu’à la voiture, le trajet en voiture jusqu’à l’appartement, le pied de l’immeuble, la boîte aux lettres avec mon nom dessus, l’ascenseur. La porte.

Maman est revenue de la cuisine avec une tasse de thé qu’elle a posée sur la table basse. Elle m’a dit que le thé ne lui disait rien pour le moment, toujours avec un air contrit puis elle a souri juste après, en me répétant pour la dixième fois depuis l’hôpital à quel point je lui avais manqué, à elle, à papa, à toute la famille et à quel point elle était heureuse pour moi, pour Clarisse et les enfants, et j’ai cru qu’elle allait verser une larme. Je lui ai souri à mon tour en lui disant que c’était bon d’être enfin chez soi.

Je lui ai demandé de m’amener mon ordinateur portable. Tu ne vas quand même pas travailler aujourd’hui, s’est-elle inquiétée en feignant le ton de la plaisanterie. Mais non, maman, l’ai-je rassurée, je veux juste lire mes messages et faire coucou à mes amis sur Friendzone, c’est plus pratique que sur mon téléphone… Elle est partie dans la chambre pour revenir avec le portable.

Quelques minutes plus tard, elle a quitté l’appartement.

Me voilà seul, chez moi. Sans infirmière, sans médecin, sans kiné, sans goutte à goutte. Je respire. Je veux profiter encore une fois de cette solitude avant de partir à la conquête de ma vie. Une vague d’excitation et de doute traverse l’océan de ma conscience, roule le long de mes pensées et répand son écume sur la plage de l’instant.

J’hésite à allumer l’ordinateur. Par où commencer ? Les emails ? Les amis ? Je dois écrire aussi, écrire comme je me le suis promis, pour me souvenir, pour ne pas oublier. L’angoisse m’étreint. J’ai peur de ne pas y arriver… Je bascule mes jambes, je prends mes béquilles et je me lève pour chasser l’appréhension.

Je m’approche de la baie vitrée. La nuit tombe déjà sur la ville. Je regarde les livres sur les étagères, certains que j’ai peut-être lus et d’autres pas, à moins que ce soit ceux de Clarisse. Je regarde les cadres avec les photos des enfants. Je souris. Sur l’étagère du dessus, une série des grands livres reliés. Les albums photos, ça je m’en souviens, classés par ordre chronologique. Les premières traces de mon existence, volées au passage du temps, minutieusement compilées par papa, par maman, à une époque où la vie n’était pas encore numérique. Au bout à droite, les livres-photos où l’on perpétue la fable de l’immortalité en imprimant nos meilleurs clichés… Ces albums qui recèlent peut-être la clé de mes souvenirs, les chemins oubliés de ma mémoire. Je saisis le premier, manque de le faire tomber. Je le cale sous le bras et je reviens m’assoir sur le canapé. Je l’ouvre.

Un petit garçon de quelques mois, tout nu, assis par terre, avec des bourrelets sur le ventre et au niveau des cuisses, qui sourit, les doigts sur son zizi. Dans le cadre, la trace d’une main qui soutient son dos devant le fond uni. Ma première photo… Dessous, une photo de maman qui pose en robe longue contre le capot d’une Chrysler grise. Puis, je marche avec une dame. Peut-être ma mamie. Je me tiens debout près d’un sapin de Noël, en salopette noire, dans une pièce au papier peint improbable. Je grandis.

Des fêtes. Papi et mamie Té dont le nom me revient sans que je le cherche. Un autre nourrisson, de quelques minutes à peine, au-dessus d’une baignoire. La naissance de Magali, ma sœur. Dans les bras de maman à la maternité, dans les bras de papa. Des vacances à la montagne. Je lève mes bâtons. Des anniversaires. Des cotillons, les oncles, les tantes, les cousins, les cousines.

Une photo de classe de maternelle. D’autres vacances, tous les quatre. Une photo de mardi gras où je suis déguisé en pirate et Mag en princesse. Des photos avec des copains et des copines d’école primaire. Une autre photo de classe. Je me cherche au milieu des visages. Je n’en reconnais aucun. Je finis par me trouver, avec mes cheveux roux à l’avant-dernier rang. J’ai grandi. Au bord de la mer avec un slip de bain bleu. Une autre photo de classe. J’ai un nouveau vélo. De la randonnée, fier avec papa. Je grandis. Avec un cartable, je n’ai pas l’air content. Peut-être la sixième ? Des vacances, torse nu au bord d’une piscine, avec un short bariolé, je souris. Je grandis encore. Des vacances où il pleut. On fait la tête avec Magali.

Un scooter rouge MBK. Je porte un casque. Une autre photo de classe, au collège. « 3ème C, collège Jean-Jaurès, 1991 », c’est écrit en petit sous la photo. Je me trouve facilement cette fois. Le seul grand rouquin du groupe, tout derrière à droite. J’observe le visage de ces filles et de ces garçons. Certains d’entre eux sont-ils encore mes amis aujourd’hui, sur Friendzone ? Nono ? Filou ? Yves ? Solène ? Il faudra que je cherche…

Je m’arrête net. Là… Cette fille. Ce visage. Un frisson me traverse l’échine. Non, ce n’est pas possible. Je tourne la page. D’autres photos de moi. J’essaie d’oublier. Je reviens en arrière. Cette fille… Mon cœur se serre, j’ai un vertige. On dirait…

Nelly.

Non. C’est une illusion. C’est impossible. J’arrive à peine à me reconnaitre moi-même, alors… Je tente de me calmer. Je respire. J’allume l’ordinateur portable. J’ai la gorge sèche. Il faut que je vérifie. Non, c’est absurde. Mes doigts sont moites sur le clavier. Google. Le site du collège… Rien. Je tape « anciens élèves ». Liens suggérés : « MesCopainDeClasse ». Je clique. Année 1991. Classe, 3ème C. La photo. La même que dans l’album. Je parcoure la liste des élèves.

Pas de Nelly. Évidemment...

L’angoisse ne me lâche pas. Mais qui est cette fille blonde, au second rang ? Je regarde à nouveau les noms des élèves. Noëli ? Noëli Courtois ? Ce nom de famille ne me dit rien. Il faut que j’arrête là, que je laisse tomber, c’est ridicule. Mon cœur continue de cogner contre ma poitrine… Google. Je tape « Noëli Courtois ». Lien Friendzone, « Noëli Le Nezet (Courtois) ». Je clique pour ouvrir la page.

Mon cœur s’arrête. Sur l’image de couverture en noir et blanc, deux visages affichent un sourire radieux, joue contre joue. À droite, celui d’une petite fille blonde, à gauche, celui de sa maman.

Le visage de Noëli. Le visage de Nelly.

Nelly. Noëli. L’émotion convulse ma peau, brûle mes joues, gorge le coin de mes yeux… Nelly heureuse, Nelly maman… Ma terre tremble, l’onde écartèle les pans de ma conscience, ébranle la trame de mes pensées, zèbre les murs de ma mémoire. Je serre les dents. Je ferme les yeux. Je vacille. Le séisme gronde. Je le laisse rugir, déplacer mes continents, faire surgir des montagnes, assécher mes lacs, inonder mes plaines…

Et puis les secousses s’espacent, leur intensité diminue, l’onde s’amortit, le silence revient, hébété, attentif aux répliques qui ne manqueront pas de bouleverser à nouveau.

Mais je suis toujours là. Toujours vivant.

J’ouvre les yeux. Je vois une femme qui s’appelle Noëli, rayonnante, avec une petite fille, une femme qui aurait pu s’appeler Nelly, dans un autre monde, dans une autre vie. Une femme peut-être mariée avec un homme qui s’appelle Stanislas ou Sylvain ou Charles et qui aurait pu être ami avec un autre homme qui s’appelle Rémi. Et peut-être que je le croiserai un jour, lui, ou ses parents, son frère ou ses amis ou peut-être pas. Dans ce monde où je suis né, il y a trente-huit ans, il y a six semaines, ce monde que j’apprendrai à connaître, ce monde que j’apprendrai à aimer, ce monde dans lequel j’étais, ce monde dans lequel je suis. Rémi.

Un bruit de porte. Des voix d’enfants.

Je souris.

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