Miction impossible

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Combien de temps ai-je dormi ? Je vérifie sur le téléphone. Vingt minutes, c’est tout ? Pourquoi me suis-je réveillé ? Quelqu’un est-il venu dans la chambre ? Une tension. Une gêne. Oui, bien sûr, j’ai envie de pisser… Comme un chien de Pavlov je me retourne vers la tablette en pensant à l’urinal. Mais non ! Maintenant, j’ai le droit d’aller aux toilettes, comme un homme, sur mes deux jambes, la grande éclate !

Je ressens malgré moi une forme d’enthousiasme à l’idée de partir en solo à l’assaut du trône impérial. Stan-Rémi ou la miction impossible… Deux mètres cinquante à parcourir à la béquille avant d’éclabousser la cuvette. Cette fois je souris à la perspective de cette aventure palpitante. Comme quoi tout est une affaire de point de vue dans la vie.

Attelle ou pas attelle ? Ce n’est peut-être pas encore le moment de jouer les casse-cous… J’attrape l’attelle qu’Isabelle a laissé pendre sur le bord du lit avec un velcro. Il faudra bien que je m’habitue à la mettre tout seul, de toute façon… Avant de l’attacher, par curiosité, je plie mon genou jusqu’au seuil de la douleur. Je regarde les trois points de cicatrice avec une étrange fascination. Je passe les doigts dessus pour en sentir la texture.

Miction control : ne vous déconcentrez pas, il ne faut pas retarder l’évacuation.

Oui chef… Je déplie ma jambe et fixe l’attelle. Les béquilles. Elles sont posées contre la chaise à droite du lit. Je baisse le matelas avec la télécommande, je tends le bras pour les attraper. Yes ! Je me relève et je fais pivoter mes jambes sur le côté gauche.

Me voilà assis sur le bord du lit, les pieds dans le vide, face à porte de la salle de bain. Vérification du tuyau du goutte à goutte. Check. Bras dans les béquilles. Check. Paré au lancement. J’expire une dernière fois et je me laisse glisser comme ce matin. Contact avec le sol. Check. Poussée sur les béquilles, poussée sur les jambes, verrouillage des articulations, redressement du dos. Je suis debout. Décollage réussi.

Miction control : bravo Stan-Rémi, vous pouvez avancer selon la trajectoire prévue. Distance Rebord-Bite deux mètres quarante-sept, temps estimé avant l’évacuation, trois minutes vingt-cinq secondes. Pas de précipitation. Je répète, pas de précipitation.

Ouais, ouais. Je lance mon premier pas, je fais suivre les béquilles. Un deuxième pas. Et un de plus. Le pied roulant du goutte à goutte… Je me sers de la béquille pour le ramener à ma hauteur. C’est presque trop facile. Deux pas de plus et je parviens à la porte entrouverte de la salle de bain. Je la pousse de la tête. L’objectif de la miction apparaît droit devant. Instinctivement mes muscles pelviens se contractent à l’imminence du largage. Je contrôle la situation en réprimant une évacuation trop précoce. Je repars… Au bout de cinq pas j’atteins enfin l’objectif, debout au-dessus de la cuvette, les deux béquilles de chaque côté, dans ma chemise d’hôpital. Isabelle serait fière de moi.

Stan-Rémi : Miction control, il y a un problème. Il me faudrait une troisième main pour écarter la chemise sur le côté et une quatrième pour me tenir la queue pendant l’évacuation si je veux conserver l’équilibre. Avisez.

Miction control : avez-vous la possibilité de vous asseoir pour uriner ?

M’asseoir ? Je cogite. L’idée ne me plaît pas. Qui dit s’asseoir dit être capable de se relever. Il y a bien une poignée, mais avec mon attelle, j’aurais la jambe droite tendue, c’est pas du tout pratique ça… Tout d’un coup je vois l’image de Selma venant me chercher pour le scanner, obligée de m’aider à me relever des toilettes. Non. Et puis je n’ai pas fait tout ce chemin pour m’asseoir, moi : je veux pisser debout, comme un homme ! Et même que j’en mettrai un peu à côté s’il faut, en me secouant le zob pour faire sortir les dernières gouttes, merde ! Miction control, avisez.

Miction control : évaluez la distance entre le mur de gauche et la cuvette.

Quinze centimètres… Utiliser le mur ? Cette idée me plaît mieux. Je pourrais m’appuyer contre la cloison avec mon épaule et ma jambe. Je pourrais libérer ma main gauche en coinçant la béquille avec mon bassin, écarter la chemise et même tenir ma queue. Avec la hauteur et la puissance du jet, on devrait éviter l’inondation. Miction control, je valide. Paré à l’évacuation.

Je réalise le plan étape par étape. Le mur. La béquille gauche. La chemise écartée. La queue dans la main. Le bassin légèrement tourné. La béquille droite pour équilibrer. Prêt pour le largage !

Je contracte les muscles en ouvrant les vannes. La libération. Alléluia, je pisse ! Rémi, je pisse pour toi, mon pote ! Pas question de chercher la discrétion, je vise le milieu de la cuvette pour faire un maximum de bruit en aspergeant les flots. Je jouis quelques secondes de cette exaltation purement animale qu’éprouve l’homme, à pouvoir arroser le monde de son jet d’urine, debout sur ses jambes, le sexe entre les mains.

– Monsieur Blanchard ?

La voix de Selma. Je manque de perdre l’équilibre et d’inonder la salle de bain. Bordel, on peut pas pisser tranquille ? Et j’ai laissé la porte ouverte, en plus.

– Oui, heu… je…

– Ah, excusez-moi, je reviens dans quelques minutes.

Oui, merci Selma. Le temps finir et de m’égoutter correctement et je suis à vous… Je regarde les dernières saccades de pipi s’expulser en sections de paraboles, mais le plaisir n’y est plus. Le moment est passé. Dernières contractions des sphincters, égouttage de la main gauche. Une fois. Deux fois. Trois fois. On est à sec.

Miction control : bravo Stan-Rémi, vous pouvez amorcer le voyage de retour.

Merci, les gars, sincèrement, je signerai les autographes tout à l’heure… Après m’être lavé les mains. Tiens, oui, ça c’est une idée. Il ne s’agirait pas de se négliger.

Je décoince la béquille gauche, je passe le bras dedans et je me redresse sur mes deux pieds, tout en gardant la chemise dans la main pour éviter qu’elle traîne sur la cuvette. Un pas de côté. Un pas en avant, j’appuie sur le levier de la chasse d’eau qui fait un raffut d’enfer. Selma va rappliquer d’un moment à l’autre.

Demi-tour.

J’avance vers le lavabo. Contact. Cette fois je coince les deux béquilles sous mon bras gauche et je cale mon bassin contre l’émail. J’appuie sur la petite tige en métal comme dans les toilettes pour handicapés pour faire sortir le savon. Je me frotte les mains. Je respire. Par réflexe, je lève la tête pour me regarder dans la glace.

L’apparition de Rémi me fait sursauter. Ses yeux verts me fixent avec une expression d’effroi. Ma respiration s’accélère. Mes jambes flageolent. Rémi, qu’est-ce que tu fais là ? Dis quelque chose, bon sang ! T’es revenu ? Dis-moi que tu es revenu… J’en ai bavé, mais maintenant que tu es là, on va s’en sortir, mon pote.

Rémi ouvre la bouche comme pour dire quelque chose. Je vois ses yeux humides, les traits tirés de son visage émacié. T’en fais pas, je suis là. Il lève la main gauche. Il murmure…

« Je suis… désolé, Stan ».

Ma gorge se serre. Désolé ? Pourquoi ? Ma vision se trouble. Rémi pleure. L’ai-je déjà vu chialer devant moi, ce grand gaillard roux ? Il s’essuie les yeux avec sa main pleine de savon. Ça pique. Ça brûle. Je suis désolé, Rémi. Si tu savais… Je rince mes mains sous l’eau glacée. Je frotte mes yeux pour enlever le savon. Je relève la tête. Rémi a les yeux rouges. Les yeux rouges de son visage, qui se tient de ce côté du miroir, au-dessus de son corps, calé contre l’émail du lavabo. Ses yeux qui le regardent. Ses yeux qui me regardent. Parce que dans ce monde… Je suis Rémi. Tu es Rémi.

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