À ce soir, mon cœur

4 minutes de lecture

Une vibration. Une autre. Encore une autre.

Le téléphone de Rémi me ramène violemment à la face de la réalité. Je le saisis. Le sourire de Clarisse s’affiche sur l’écran et continue de vibrer.

Le bouton vert pour répondre. Le rouge pour ignorer.

– Allo ?

– Rémi ?

Je suis Rémi.

– Oui, c’est moi.

– Ah, je suis trop contente de t’avoir ! J’avais peur de te déranger… Comment tu te sens aujourd’hui, mon cœur ?

– Tu ne me déranges pas, mon amour. Moi aussi je suis content de t’entendre…

Est-ce que Clarisse était aussi démonstrative « avec Rémi » ? Est-ce qu’il l’aurait appelée « mon amour » au téléphone ? J’ai du mal à m’en souvenir.

– En fait, tu tombes plutôt bien, la kiné vient juste de partir et devine quoi ? Je marche !

– C’est vrai ? C’est génial !

– Oui enfin, c’est encore fragile, mais avec mes béquilles j’ai pu faire le tour de la chambre… Tu m’aurais vu sur mes jambes de poulet, c’était magnifique !

Son rire spontané résonne dans l’écouteur et à travers mon masque de Rémi, j’éprouve une joie réelle à partager mon exploit d’aujourd’hui avec elle, à la faire rigoler, à entendre que ça la rend heureuse. Peut-être parce que c’est ce qu’il voudrait, peut-être parce que c’est plus facile d’imaginer que je parle à Nelly au téléphone, peut-être parce que j’ai simplement envie d’être heureux, moi aussi, du fond de ma solitude, peut-être que pour un instant nous avons tous les deux l’impression de retrouver notre ami en entendant sa voix, pour de vrai.

– Et… Ça veut dire que tu vas bientôt pouvoir sortir ? demande-t-elle d’une voix qui transpire d’espérance et d’impatience.

– Oui, apparemment ça pourrait même arriver demain ou après-demain…

– Vraiment ? J’avais peur que ça ne soit pas avant la semaine prochaine, au moins… Je sais que pour toi ça ne fait que quelques jours, mais tu ne peux pas savoir pour nous…

J’entends le silence de son émotion.

– Je suis désolé…

Et tu ne sauras jamais à quel point, Clarisse.

– Mais non mon chéri, tu n’as pas à être désolé ! Surtout après ce qui t’est arrivé. Et puis le cauchemar est bientôt terminé, Rémi, tu vas rentrer à la maison. Et je te promets qu’on va se retrouver, comme avant… Non, mieux qu’avant, même !

Oui, promets-le-moi, Clarisse. Promets-le à Rémi. Mieux qu’avant.

– …Il va falloir que je prévienne ta mère pour organiser ton retour. Tu l’as eue depuis ?

– Non, pas encore… Par contre j’en ai pour plusieurs semaines de rééducation. Ça veut dire aller presque tous les jours dans un centre spécial avec des tas d’appareils et…

– Mais ça c’est rien, Remi. On s’arrangera avec tes parents ou tu prendras un taxi, on verra, mais l’important c’est que tu sois là… Les enfants vont être fous quand je vais leur dire !

Les enfants…

– Au fait, c’était adorable la vidéo de ce matin, ils étaient trop mignons tous les deux… Tu passes avec eux, ce soir ?

– Heu… Non, je suis désolée. Je sais que tu vas être déçu, mais c’est compliqué…

Suis-je déçu ? Peut-être… Parce qu’il est plus facile d’être Rémi avec eux, qu’avec toi ? Parce que j’ai l’impression de partager leur joie lorsqu’ils retrouvent leur père ?

– …Ce soir, c’est ta mère qui les garde et qui va les faire manger. J’ai deux réunions coup sur coup en fin de journée et je vais rentrer tard. J’espère arriver à l’hôpital pour 20 h.

– Je comprends… Et puis, si je rentre demain, ils n’auront plus très longtemps à attendre.

– Oui… Ah, excuse-moi, je vais devoir te laisser.

– OK. Au fait, Clarisse, tu as pensé à prendre mon PC portable ?

– Oui, t’inquiète, je l’ai avec moi, tu l’auras ce soir.

– Merci. À ce soir, mon amour…

– À ce soir, mon cœur.

Silence.

Je regarde quelques instants la photo de celle que je viens d’appeler « mon amour »… Je vois une jolie femme, féminine, sophistiquée mais pas trop, une jolie maman dont le corps élancé semble avoir oublié les deux grossesses qui l’ont déformé… Je vois une femme qui n’est pas vraiment mon type de fille. Ou que je n’ai jamais vraiment regardé « comme ça ».

Parce que tu la regardes « comme ça », maintenant, Stan ?

« Mon amour ». Qu’est-ce que je fais ? Pardon Nelly… Merde, la meuf de Rémi, quoi ! Rémi qui disait un jour que notre amitié durerait même après nos femmes… Qu’est-ce que tu dirais maintenant, mon ami, hein ? Clarisse que j’ai trouvée sympa, peut-être comme n’importe quelle fille qui rendrait mon pote heureux. Clarisse qu’il m’est arrivé de trouver très mignonne en soirées. Clarisse, resplendissante à leur mariage, alors même qu’elle était enceinte de six mois avec Zoé… Mais ça n’a absolument rien à voir avec Nelly !… « Mon amour ».

Si Nelly existe encore, Stan.

Une onde me déchire en deux. Je résiste. Je refuse. Non, tu ne peux pas dire ça, tu n’as pas le droit ! Je n’y crois pas… Quoi, le numéro de téléphone qui ne répond pas ? Quoi, elle n’est pas dans la liste des amis de Rémi ? Et alors ? On baisse déjà les bras, on abandonne Nelly juste pour ça ? On fait comme si de rien n’était ? Mais ouais, c’est ça. Alors autant aller direct chez les dingos… Et son nom, alors ? Peut-être qu’il est différent… Je ne sais pas si tu as remarqué, mais j’ai un peu de mal avec les noms depuis mon réveil. Alors ta gueule avec tes hypothèses à la con, tu m’entends ?

Je ferme les yeux. Je repousse ces pensées mortifères de toutes mes forces. Je ne pleure pas. Je rattrape au vol les morceaux d’espoir avant qu’ils n’explosent en mille échardes sur le marbre de l’inconcevable. Je recolle les bouts de moi déformés par l’angoisse. Je respire. Je pense. Donc je suis. Je suis Stan. Tu es Rémi.

Clarisse. Qu’est-ce que je vais lui dire, ce soir ?

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 3 versions.

Vous aimez lire essaime ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0