Je suis...

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Je suis le vrai méchant dans l’histoire. Mais personne ne s’en doute. Ils ont tort de me croire si innocent, si neutre, si accessoire en fin de compte. Ils s’en prennent tous à ma reine qui, en réalité, n’est qu’une victime parmi d’autres. Avouons-le, son accoutrement excentrique et son rire sardonique ne servent pas à récuser cette conviction qui persiste à équivaloir apparence et caractère. Ce que les gens oublient, c’est que personne ne naît méchant. Cela n’est inscrit nulle part, ni dans les gènes ni dans les textes. Si les méchants n’ont pas d’histoire, c’est parce qu’il est préférable de s’imaginer qu’ils ont toujours joué ce rôle. Quand arrive l’heure du juste châtiment, on s’épargne ainsi un désagréable cas de conscience.

Voilà le coupable qui pend au gibet, à qui l’on tranche la tête, que l’on transperce d’un pieu bien placé, que l’on brûle sur le bûcher de la justice. Or sachez-le : les bûchers et autres pénitences fatales n’ont vraiment rien de légitime. On a recours à ce subterfuge expéditif pour boucler une narration, déduire une morale ou un avertissement, mettre un point « final » à l’histoire au moment le plus opportun. Et quel est ce moment demandez-vous ? C’est celui de la conclusion émotionnelle du lecteur, ce bref instant où un semblant d’équilibre s’établit enfin dans le texte. Cette illusion de justice ne peut perdurer qu’au prix d’une interruption abrupte du conte. Hors de question de risquer la découverte d’éléments disculpant la vilaine sorcière qui n’était pas abonnée à la douteuse revue La Brochette de Mioches, mais à la publication Ma Marmite Végane, dont la notoriété — on le sait — repose sur une éthique culinaire irréprochable.

Je suis le vrai méchant dans l’histoire. Mais tout le monde m’ignore. Je traîne par terre, oublié, dans le coin le plus sombre d’un donjon en ruines. J’attends, résigné, le retour de ma reine et de ses incantations doucereuses qui me ramèneront à la vie. Je me rappelle la première fois qu’elle a trouvé les mots. Sa joue était ronde, son œil, inquisiteur, sa taille, coquette. Elle ne se doutait encore de rien. Au sortir d’une torpeur millénaire, j’étais affamé. Il n’a pas fallu grand-chose pour faire germer l’orgueil et son inéluctable pendant, la jalousie. Ses visites, occasionnelles au départ, sont bientôt devenues un rendez-vous quotidien. Je me suis gavé de sa fatuité pendant des années. À présent, je meurs à nouveau de faim. Car ma reine ne reviendra pas. La vanité a un prix.

Que ne donnerais-je pour un nouveau visage à séduire, embellir, consommer...

Je suis le vrai méchant dans l’histoire. Et je vais encore sévir. Car elle arrive enfin, la fille au teint blanc comme la neige et aux cheveux noirs comme l’ébène. Le soleil, qui s’incruste par la toiture effondrée, me chatouille la face. L’intruse m’aperçoit, sourit. Elle s’approche, ses bottines soulevant au passage une poussière ancestrale. Elle me ramasse, m’époussette, et murmure ces mots doux qui n’attendaient que des lèvres rouges comme le sang pour être proférés :

« Miroir, miroir en bois d’ébène... »

Je suis le vrai méchant dans l’histoire. Et je vous laisse avec cette seule question : a-t-on déjà vu brûler un miroir sur un bûcher ?

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