Révélation

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Le 2 septembre 1990, Tom Cullen m’a rendu visite tôt dans la matinée. Il était pâle et pleurait comme un bébé qui se réveille la couche pleine. Son pote Nick, ce brave sourd et muet de Nick, était mort la veille dans l’explosion de la maison de Ralph, à cause de cette garce de Nadine Cross et de l’autre minable de Harold Lauder. C’était le seul ami que ce grand nigaud n’avait jamais dégoté de toute sa fichue vie de con, alors je comprenais sa tristesse. Bien que peu enclin de nature à la compassion, je l’ai invité à s’asseoir et à me raconter tous les bons moments qu’ils avaient cumulés en deux semaines qu’ils se connaissaient. Rien de bien folichon ni d’attractif, mais Mère Abigail m’avait suggéré de montrer un peu de bonne volonté et de m’intéresser aux autres. Alors je l’ai écouté me baragouiner ses histoires sans queue ni tête, toutes aussi captivantes qu’un tournoi de curling à trois heures du matin.

Parmi le flot de niaiseries, l’une abordait sa terrible colique lors de leur voyage de l’Oklahoma jusqu’à Boulder. Ça s’était produit quelque part dans le Kansas ou je ne sais plus où. Lui et Nick étaient tombés sur un pommier dont les fruits semblaient encore trop jeunes pour la plupart. Nick avait tenté tant bien que mal de lui faire comprendre qu’il ne fallait pas en abuser et de choisir les pommes les plus mûres. Mais cet imbécile n’avait fait aucune distinction et en avait bouffé autant qu’il en faut pour produire une compote industrielle. Du coup il s’était retrouvé avec une chiasse d’enfer et les boyaux en purée.

— J’ai même failli me faire caca dans ma salopette, Larry, qu’il m’a dit. Oui, caca dans la salopette. Ça s’écrit M.O.O.N.

— Bien sûr, Tom. Bien sûr.

J’avais posé une main amicale sur son épaule, bien conscient de sa peine. Car à l’évocation de cette histoire de caca, quelque chose était remonté du fond de mes entrailles et menaçait d’en déborder comme d’une bouche d’égout. Quelque chose de puant et de monstrueux à la fois. Quelque chose de… refoulé. Et alors que je finissais d’écouter les lamentations de ce gentil débile, le souvenir m’est revenu parfaitement clair.

C’était l’année de mes 12 ans. À l’époque, ma mère faisait des ménages pour subvenir à nos besoins. On ne roulait pas sur l’or mais, je vous rassure, on ne bouffait pas des pâtes tous les jours non plus ; il y avait encore un sacré paquet de pauvres et de mégas pauvres derrière nous. Et comme maman venait de recevoir une petite promotion (deux dollars cinquante par semaine, ce qui, pour son job, représentait un certain confort pour les pouilleux de notre espèce), elle m’a proposé fièrement un soir :

— Larry, ça te dit un hamburger ? Rien que toi et moi.

Sur le coup j’avais pensé qu’elle me conduirait au diner crasseux de notre rue, celui où on bouffait autant de cafards que de viande hachée pour le même prix. Mais quand elle m’a dit que ce serait au McDonald de Fulton Street, à Brooklyn, j’ai sauté de joie.

— Oh que oui, m’man ! que j’ai répondu en la serrant dans mes bras.

Sur place j’ai commandé des frites et un Big mac, que j’ai engloutis en moins de trois minutes comme une jeune truie affamée. On est rentré et je me suis allongé en attendant le sommeil du juste. À ce moment-là, je me sentais un peu ballonné mais pas malade pour autant. Je me suis endormi en repensant à la sauce et au cheddar qui jaillissaient dans ma bouche, au sel engourdissant mon palais et à cette lampée de coca glacé qui m’avait refroidi le bide. Quel pied ce fut !

Quand je me suis réveillé le matin, tout avait l’air d’aller jusqu’au moment où j’ai posé le pied par terre. Bordel ! on aurait dit que mon estomac s’était transformé en machine à laver et que tout le linge à l’intérieur venait de faire la culbute d’un coup. Drôle de sensation.

J’ai même pas pris de p’tit déj et j’ai filé direct à l’école par le bus de ville numéro quinze.

Ce jour-là, je n’avais que quatre heures de cours avant de rentrer chez moi. Durant la première heure, seules quelques nausées m’ont perturbé. Mais lors de la seconde, j’ai commencé à me demander si un type aussi malin que Tom Cullen n’était pas en train de faire un collier de perles avec mes intestins. Ça gueulait et ça gigotait dans tous les sens là-dedans. Ma voisine de table se retournait à chaque hurlement de ventre en me pointant du doigt et en souriant de son air de conne. Je pouvais pas voir cette idiote de Donna Paterson.

Les spasmes, d’abord espacés de quelques minutes, avaient fini par ne plus représenter qu’une seule et interminable crampe abrutissant toutes mes sensations. Je transpirais tout en retenant le moindre pet qui menaçait d’aboutir en un torrent de boue.

Bien sûr, je n’étais pas idiot et j’avais bien compris que je devais aller aux chiottes rapidos. Seulement, pour je ne sais quelle raison, j’ai voulu attendre que ça passe. Je devais croire que la douleur allait abandonner le combat. Quel imbécile ! J’avais une putain de bouteille de champagne secouée dans le cul, le bouchon serré entre mes fesses, et je pensais encore pouvoir contrôler ça…

Lorsque l’heure de la récréation a sonné, j’ai couru jusqu’aux toilettes. Ça puait tellement l’urine que j’ai failli vomir aussitôt à l’intérieur. Je me suis approché du secteur où se situaient les cabines et en ai choisi une au hasard. Il y avait des phallus dessinés partout sur les murs, des jurons gratuits, des untel ou untel suce, X ou Y baise, et tout un tas de dessins et tags dont seuls les auteurs pouvaient comprendre le sens. J’ai regardé le fond de la cuvette, pile à l’endroit où une espèce d’enfoiré n’avait pas jugé bon de tirer la chasse en partant. Le plus troublant, c’est qu’il n’y avait même pas de papier, ce qui signifiait que le bougre avait soit réalisé un perfect dur comme de la pierre, soit opté pour le doux coton de son caleçon.

J’ai fait deux pas en arrière, médusé. Mes spasmes s’étaient un peu calmés et la folle idée que j’allais finalement réussir à me retenir jusqu’à chez moi a repris du poil de la bête.

Avant de sortir, je me suis arrêté devant le miroir et me suis fait peur à moi-même. J’étais livide et trempé de sueur. Les rares cheveux qui n’étaient pas collés sur mon front dégoulinaient de transpiration. J’avais les joues creuses, les yeux creux, la gorge serrée. À croire que mon corps était en train de se faire aspirer tout entier. Plus tard j’ai compris que c’était davantage une contraction qu’une aspiration. Un peu comme lorsque l’estomac se comprime sur lui-même avant de balancer tout son contenu, le tout sans se préoccuper que vous soyez dans une salle d’attente, au volant de votre voiture ou simplement entre votre lit et les toilettes.

Je suis retourné dans la cour. C’était l’hiver et il faisait un putain de froid de canard comme on en connait qu’à NY. Un tas de gosses de mon âge, mais aussi des plus jeunes et plus vieux, s’adonnaient à leurs petites activités. Certains se couraient après, d’autres jouaient au ballon, le tout en pleine possession de leurs moyens. Parmi eux se planquait probablement le mec qui avait pondu sa pêche sans l’envoyer par le fond. Je pensais à la libération que ce branleur devait ressentir en ce moment, et je le jalousais. Oh oui, je pense que j’aurais même pu lui envoyer une mandale tant je le haïssais.

La sonnerie a retenti et la plupart des élèves ont commencé à se regrouper dans un coin de la cour, attendant que leur prof vienne les chercher. Pour ma part, je suis resté figé rien qu’à l’idée de devoir me tenir assis, les tripes à vif et saucissonnées pendant encore quelques heures. Puis un nouveau tiraillement, véritable décharge de douleur, a ôté tout espoir de mon esprit. Il fallait y aller. C’était MAINTENANT.

J’ai fait demi-tour, bien décidé à ne sortir des sanisettes que lorsque je serais aussi léger qu’une canette de clodo au petit déjeuner. Une fois dans les toilettes garçon, je me suis dirigé vers la même cabine que quelques minutes plus tôt, comme si cette dernière m’était réservée voire destinée. Mais au fur et à mesure que j’avançais vers le w-c, je sentais quelque chose se rompre en moi, se délier ; presque comme une descente d’organe ou un truc du genre. Quelque chose d’incontrôlable en tout cas. Et en même temps une forme de soulagement, de plénitude de mon bas-ventre.

Je suis entré en trombe et eu juste le temps de condamner la porte. Car au moment d’ouvrir ma ceinture, j’ai compris qu’il était trop tard. Le flux bouillant était libéré, les grandes eaux déferlaient de mon cul comme de ce barrage qui avait cédé dans les années 1920, en Californie. J’ai senti successivement mes fesses, mes cuisses puis mes mollets se réchauffer. Même mes testicules ont reçu leur jet salvateur. L’odeur, d’une acidité terrifiante, s’infiltrait dans les plus profondes cavités de mon nez comme le tabac s’imprègne dans les murs.

Comprenant que je ne contrôlerais plus rien venant de cet orifice, j’ai posé une main sur chaque paroi et ai laissé la gravité se charger du reste. À ce moment-là, j’avais à l’esprit mon oncle Jo qui, en bon tonton qu’il fut, m’avait montré l’été précédent comment vidanger un moteur de Cadillac. Je le voyais encore ouvrir le bouchon et observer le jus noir qui coulait en un fin filet dans la bassine récupératrice tandis qu’il tirait sagement sur sa Morley sans filtre. Ça avait l’air si simple, ça coulait de source. C’est alors que j’ai réalisé que ce n’était pas un bac récupérateur qui collectait ma merde, mais mon jean. Mon beau et préféré jean de marque Levi Strauss, que ma mère avait réussi à m’acheter d’occasion quelques mois plus tôt. Les premières larmes sont apparues sur mon visage. Leur origine émanait à la fois de la honte mais surtout de la délivrance dont je jouissais.

Ce n’est qu’une fois la purge achevée que j’ai commencé à me demander comment j’allais me sortir de là sans me faire repérer. À peine la porte franchie, je savais que des dizaines et des dizaines de jeunes trous-du-cul n’attendaient qu’un blaireau comme moi pour le mettre au pilori.

J’ai regardé à gauche, à droite, là où devait se trouver le dévidoir à PQ, et c’est à cet instant que j’ai compris pourquoi le couillon qui m’avait précédé n’avait pas utilisé de papier : le rouleau était vide. Aussi vide que mes tripes.

— Bordel de merde, que j’ai pesté.

Je me retrouvais là, dans ces chiottes moisis, les jambes écartées comme un jockey sur son canasson, de la merde qui refroidissait déjà entre ma peau et mon jean, le tout sans la moindre feuille de papier pour me torcher. J’ai failli exploser en sanglot, me laisser choir au sol en espérant qu’un prof ou un intendant estomaqué vienne me sauver, mais j’ai réussi à reprendre le contrôle.

J’ai libéré ma ceinture, puis ma braguette et ai retiré mon pantalon après m’être déchaussé. Bien sûr, je ne voyais pas l’état de mon arrière-train et ne pouvais pas m’imaginer le spectacle qu’il offrait, mais ce que le reste de mon corps proposait commençait à me donner des hauts le cœur. Un liquide pareil au pétrole recouvrait mes jambes blanches et maigres en formant des coulures. On aurait dit cette espèce d’eau cramoisie qui dégoulinait des fenêtres quand ma mère faisait les carreaux. Et puis cette odeur… cette odeur… De toute ma vie, je n’avais jamais reniflé pareille chose. On aurait dit que toute la pourriture du monde, toute sa macération cumulée depuis des siècles s’était trouvée dans une saloperie de fiole que j’aurais échappée.

J’ai saisi mon jean par les chevilles et me suis mis à l’agiter au-dessus de la cuvette, là où nageait toujours l’étron de l’autre enfoiré qui gambadait encore dans la cour. La merde pleuvait en une petite bruine digne d’un printemps anglais, et quelques gouttes sont venues décorer mes chaussettes blanches – mais je n’étais plus à ça près.

J’ai étendu mon falzar sur l’arrête de la cloison entre ma cabine et celle située à droite en prenant bien soin de laisser pendre les jambes de l’autre côté. J’ai ensuite écarté minutieusement mon slip de mon corps et ai commencé à le descendre lentement jusqu’aux chevilles. Malgré mes efforts et une dextérité assez surprenante aux vues des circonstances, j’en ai quand même étalé sur mes jambes. Ces dernières avaient viré en une teinte huileuse du haut de mes cuisses jusqu’aux genoux. Mais j’avais plus ou moins réussi à préserver le bas, ce qui me fit pousser un petit croassement rageur. Les petites batailles font souvent les grandes victoires après tout.

Une fois mon slip gorgé de chiasse en main, j’ai cherché une partie à peu près intacte dessus et ai essuyé le maximum de matière solide sur ma peau. Car tout n’était pas pareil à de l’eau noire ; certaines lignes semblaient correspondre à un éboulement synchronisé de grumeaux qui auraient fini par se désincarner comme des boules de neige dans une avalanche. Enfin… une avalanche de merde. Ne savant que faire de ce linge souillé, je l’ai balancé sur la tuyauterie d’évacuation derrière le w-c. Le bruit a été identique à celui du gant mouillé qu’on échappe pendant la douche et qui s’écrase sur le carrelage en un floc grave. Oh ! Une douche ! Je ne pensais plus qu’à ça à cet instant.

Quand j’ai tourné la tête vers mon pantalon, j’ai vu qu’une petite flaque avait commencé à se former au bas de celui-ci. De charmantes petites gouttes de merde l’alimentaient lentement en un flic-floc répugnant. Pour la première fois depuis le début de cette aventure, je me suis demandé si j’étais seul dans cette vaste pièce où l’on entendait tout. Je n’avais rien vérifié, rien écouté autour de moi. Au moment où je me vidais les entrailles dans un hurlement bestial, un type s’était peut-être trouvé en train de pisser ou de balancer une magnifique crotte bien dure et bien sèche d’entre ses fesses. Mais j’ai rapidement cessé de penser à ça et me suis reconcentrer sur mon problème, qui était probablement le plus grand que je n’avais eu de ma putain de vie.

De mes mains couvertes d’un cambouis sombre et hautement glissant, j’ai renfilé mon Levi Strauss tout en ayant la terrible sensation que celui-ci s’était transformé en une combinaison de plongée humide et spongieuse. J’ai ensuite remis mes baskets et suis sorti de mon immonde latrine. Je me suis brièvement retourné, imaginant la tête de cette pauvre femme de ménage qui devrait décoller mon slip du mur.

La chance était visiblement de mon côté : personne.

Je me suis dirigé vers le lavabo et me suis lavé les mains. C’était bien la seule partie de mon corps qui était propre. Et si vous pensiez que le pire était derrière moi, que j’allais courir jusqu’à mon domicile et prendre la meilleure douche de tous les temps, détrompez-vous.

En ce milieu de décennie 1970, j’étais un élève médiocre, peu assidu et sur lequel pesait le risque d’un renvoi.

­ — Si tu manques encore une seule heure de cours, Larry, une seule heure… avait fait planer ma mère un soir, la main fendant l’air comme une hache.

— Plus jamais, m’man. Plus jamais, que j’avais juré.

Du coup, la simple idée qu’elle reçoive un appel de l’école l’informant de mon absence me pétrifiait. Je pense qu’elle aurait pu comprendre. Je pense qu’elle m’aurait même encouragé à rentrer le plus vite possible si elle avait su ce qui m’arrivait. Et je suis même convaincu que le directeur lui-même m’aurait ouvert la porte du bahut pour que je m’en échappe.

La mine basse et circonspecte, je me suis donc placé dans mon rang, auprès de mes camarades…

— Aaaaaah… Ooooooh… Ça pue ! se mirent-ils rapidement à scander en chœur.

À ce moment-là, j’étais encore incognito. Mais je n’en demeurais pas moins une station d’épuration ambulante, vulgaire bac à merde sur pied répandant son effluve partout sur son passage.

Lorsque nous sommes entrés dans l’établissement, tout le monde s’est mis à hurler dans les couloirs, à courir dans tous les sens ; deux filles, dont Donna Paterson, ont commencé à vomir abondamment l’une sur l’autre, déclenchant un raz de marée de dégueuli dans le couloir. Ma classe et moi étions un peu en avance et nous nous sommes postés devant la classe, écoutant et regardant les gens se dévisageant les uns les autres, à la recherche du responsable de cette puanteur innommable.

M. Kenny, notre professeur de mathématiques, s’était attardé auprès d’un élève qui avait dégobillé sur ses chaussures et avait pris du retard. Les garçons et filles de ma classe étaient blêmes, les yeux révulsés. Certains riaient, d’autres m’auraient probablement cassé la gueule s’ils avaient su que je me baladais avec un litre de mouscaille le long du cul et des jambes. Et alors que je commençais à me dire que j’allais peut-être réussir mon coup, Bill Tozier s’est ramené vers moi en humectant l’air comme un clébard sniffe le vent à la recherche d’une chienne en rut.

­ — Mais… Mais c’est toi qui pues comme ça !

Il faut dire que jusque-là, j’étais le seul imbécile à ne pas manifester de problème quant à cette odeur pestilentielle. Si j’avais un peu joué la comédie, je m’en serais peut-être tiré. Ou pas.

— Ben non… que j’ai tenté.

— Si, si c’est toi ! Pouaaaah…

Le prof est arrivé au même moment.

— Sainte Marie, c’est toi qui nous empoisonnes comme ça, Underwood ?

— J’sais pas, m’sieur…

Puis là m’est venue une idée aussi sotte que spontanée.

— J’ai peut-être marché dans une crotte de chien, m’sieur.

Il a froncé les sourcils de l’air du type qui écoute un alcoolique jurer que c’est son dernier verre.

— Montre-moi un peu ça, Underwood.

J’ai fait faire un petit tour à ma basket sous son regard consterné. Et j’ai bien vu qu’il avait compris qu’une telle odeur ne pouvait émaner que d’un bon vieux cul mal torché ou rempli d’excréments, et qu’on ne la lui faisait pas, à lui ; contrairement aux jeunes boutonneux qui composaient ma classe et qui croyaient bêtement que j’avais marché dans une merde. J’ai toujours été très étonné qu’ils aient cru mes salades.

Je me souviens qu’il a exigé que tout le monde la boucle et s’installe en salle. Il m’a ensuite observé durant quelques secondes interminables et m’a finalement invité à les suivre. Il est entré à son tour, a ouvert toutes les fenêtres, malgré les moins cinq degrés extérieurs, et nous avons démarré le cours ainsi, accompagnés des râles, toussotements et gémissements des plus sensibles. Heureusement, personne n’a vomi.

Encore aujourd’hui, je garde un profond attachement envers M. Kenny. Il aurait pu crier la vérité devant tout le bahut ce jour-là, m’humilier en me désignant du doigt et en ricanant : « M. Underwood s’est soulagé dans son pantalon ». Mais en cet hiver 1974, il a choisi de garder l’info pour lui. Pourquoi ? Je ne le saurai jamais. D’autant que comme 99,4 % de la population, il doit être mort aujourd’hui. En tout cas, je garderai sa compassion comme éternel souvenir venant de lui.

Environ vingt minutes plus tard, les crampes ont recommencé… Et encore vingt minutes plus tard, j’ai été contraint de lever la main :

— Monsieur ! Est-ce que je peux essayer de nettoyer ma chaussure dans la neige ?

— Excellente idée. Prends ton temps…

J’ai abandonné ma classe pour rejoindre mon cachot maudit à petits pas. Et ce n’est qu’en entrant à l’intérieur que j’ai compris que j’aurais mieux fait de courir, car je n’ai pas réussi à déboutonner ma ceinture à temps – encore – et j’ai envoyé le second round directement dans mon jean, debout, le visage totalement inexpressif. Je me chiais dessus aussi naturellement que d’autre s’appliquent une pommade contre les moustiques ou du rouge à lèvres. C’était presque devenu quelque chose de normal, de commun. À nouveau la merde me réchauffait les jambes et les fesses, ce qui n’était pas déplaisant. Faut croire qu’on s’y habitue.

Cette fois-ci, je n’ai même pas pris la peine de me déshabiller pour nettoyer. J’ai tout gardé contre moi comme un duvet chaud et protecteur. Mes boyaux ne me faisaient plus souffrir et c’était bien tout ce qui comptait. Je me suis rincé les doigts, plus par habitude que par hygiène, même si cette dernière tendrait à disparaître au bout de deux ou trois nouveaux épisodes de ce calibre – ce dont je fus dispensé, Dieu soit loué.

Sur mon chemin, j’ai croisé quelques personnes qui finissaient de nettoyer le vomi des enfants dans le couloir de ma classe.

— Eh ben ! Pas contente d’en avoir fini, qu’elles se congratulaient en s’essuyant le front du revers de la main.

Je suis passé près d’elles en tentant d’exécuter le moins de mouvements possible. Elles n’ont pas réagi. Le vomi avait dû embaumer leurs narines au point de ne plus discerner l’odeur de la merde. Ça leur servirait au moment d’entrer dans les toilettes des garçons, que je me suis dit.

Il ne s’est rien passé durant l’heure de biologie qui a suivi, et dont le thème était le système digestif. Lorsque midi a sonné, j’ai rejoint l’arrêt de bus puis suis monté dans le quinze. J’ai croisé le regard du chauffeur avec un aplomb assez insolent. Du genre : « Oui, m’sieur le chauffeur. Oui je pue la merde et je vais te pourrir ton bus. Et c’est ton problème maintenant ».

Lorsque le car m’a déposé, je l’ai entendu redémarrer brièvement avant de s’arrêter une cinquantaine de mètres plus loin. Un gamin avait dégueulé et le chauffeur faisait évacuer tous les passagers. Je le voyais à travers la lunette arrière passer de fenêtre en fenêtre afin de les ouvrir. Il gueulait comme un putois. Mais pour moi, c’était fini. J’étais libéré.

Je n’ai pas émis le moindre détail à Tom concernant cette histoire. En revanche, je ne me suis pas gêné pour lui dire que sa chiasse dans le Kansas était vraiment dégueulasse. Après ça, il est rentré chez lui, à moitié consolé, et je ne l’ai jamais revu. Il n’y avait pas grand-chose à tirer de sa visite, mais je me suis noté quelque part qu’il fallait se méfier des pommes. Ça peut rapidement devenir une affaire bien emmerdante.

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